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Créances : les carottes sont cuites…

8 Mai 2024

La petite commune de Créances, qui compte à peine plus de 2000 habitants, située sur le littoral ouest du Cotentin, n’est pas seulement connue pour sa belle plage de sable fin bordée de dunes sauvages et, objectivement assez peu fréquentée car battue par les vents… Du sable omniprésent sur cette côte très plate et tournée vers le large où l’on pratique surtout la pêche à pied, mais que certains ont eu l’idée de valoriser pour le maraîchage. Il se raconte localement que c’est un cadet de Normandie qui, privé d’héritage terrien par son aîné, a eu l’idée, il y a déjà quelques siècles, d’exploiter ces terres sableuses littorales en les enrichissant avec force d’apport de varech et goémon.


La belle plage de sable blond de Créances (source © Comité départemental de tourisme de la Manche)

Les terres légères et sableuses sont de fait propices à la culture de certains légumes à racines profondes comme les céleris-raves, les navets, les radis noirs, les topinambours ou les carottes. Tant et si bien que de nombreux maraîchers se sont mis à cultiver ces « mielles », une appellation locale qui désigne de petites parcelles sableuses gagnées sur les dunes et où prolifèrent désormais poireaux et carottes. Ces dernières, arrachées à la main dans la terre sableuse entre juillet et avril, présentent un goût légèrement iodé et une belle couleur orangée qui a assuré leur réputation commerciale, au point de créer en 1960 une appellation d’origine contrôlée, tandis que, chaque année, se déroule désormais une fête de la carotte à Créances !


La fête de la carotte, à Créances, haut-lieu de l’exploitation maraîchère (source © Ville de Créances)

Une société dénommée Jardins de Créances a même été créée en 1991, rattachée au GPLM, un groupe coopératif producteur de légumes, qui commercialise les productions maraîchères issues de Créances, dont sa fameuses carotte des sables, et de deux autres sites, à Roz-sur-Couesnon, près du Mont-Saint-Michel, et dans le val de Saire, à l’extrémité nord-est du Cotentin. Disposant dune station de lavage et de sites de conditionnement, cette société alimente principalement la grande distribution avec sa gamme de légumes variés, intégrant même des variétés anciennes comme le panais ou le rutabaga.


Les carottes de Créances, cultivées dans les terres sableuses des mielles (photo © Pierre Coquelin / Radio France)

Mais voilà qu’en juin 2020 la Brigade nationale d’enquêtes vétérinaires et phytosanitaires qui relève de la Direction générale de l’alimentation du ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation, fait un signalement au Parquet de Coutances, après avoir procédé à des analyses qui confirment l’importation illicite et l’épandage massif par plusieurs maraîchers producteurs de carottes des sables de Créances, d’un pesticide interdit à la vente depuis 2018, le dichloropropène, déclenchant l’ouverture d’une enquête de gendarmerie.

Ce dérivé chloré toxique du propène, considéré comme cancérigène et très préjudiciable à l’environnement, a été développé et commercialisé comme nématicide, pour tuer les vers nématodes qui ont tendance à creuser leurs galeries dans les racines de carottes. Ce composé chimique est interdit d’utilisation depuis 2009 par une directive européenne datant de 2007. Jusqu’en 2017, le gouvernement français a néanmoins accordé une dérogation permettant aux producteurs de Créances de continuer à utiliser ce produit, au prétexte qu’il n’existe pas d’alternative économique pour poursuivre leur production agricole.


Récolte de carottes de Créances (source © Ouest-France)

Mais en 2018, le ministère a finalement décidé de mettre fin à cette dérogation pour « urgence phytosanitaire », alors que 4 pays européens (Espagne, Portugal, Italie et Chypre) continuent à y avoir recours jusqu’à aujourd’hui : il ne suffit pas de voter à Bruxelles des réglementations protectrices de l’environnement, encore faut-il ensuite les faire appliquer par les États membres ! En avril 2018, les maraîchers normands ont tenté d’user de leur fort pouvoir de lobbying pour faire céder le ministère et obtenir une n-ième dérogation. Faute d’obtenir satisfaction, ils se sont tournés vers la contrebande et ont importé en toute illégalité et via un intermédiaire, 132 tonnes de dicholoropropène d’Espagne.

Selon les investigations menées en 2020, ce sont près de 100 tonnes de ce produit qui ont ainsi été épandus sur une dizaine d’exploitations maraîchères de carottes de Créances et les enquêteurs ont retrouvé 23 tonnes encore stockées. Cinq des exploitations incriminées ont fait l’objet d’une destruction des récoltes, ce qui a déclenché la fureur des agriculteurs concernés pourtant pris la main dans le sac. Les maraîchers incriminés ont alors déposé un recours en référé auprès du tribunal administratif, qui l’a rejeté. Ils reprochent en effet à l’État « une analyse très incomplète voire erronée du risque », l’absence d’indemnisation du préjudice et l’exposition à une « rupture d’égalité au sein du marché européen et donc à une concurrence déloyale ».


Des carottes des sables vendues avec la terre…et le pesticide (photo © Sixtine Lys / Radio France)

Le procès des maraîchers a eu lieu en mai 2021. Leurs avocats ne leur ont pas permis de s’exprimer et ont tout mis en œuvre pour tenter de discréditer à la fois les enquêteurs de la Brigade nationale d’enquêtes vétérinaires et phytosanitaires, mais aussi les nombreuses associations de défense de l’environnement et même la Confédération paysanne, qui s’étaient portées partie civile, cette dernière estimant que l’affaire porte atteinte à l’image et à la crédibilité de toute la filière agricole dans ses efforts en vue d’une agriculture plus vertueuse.

En l’occurrence, les seules justifications des maraîchers de Créances pour continuer à utiliser ainsi un produit toxique interdit, sont exclusivement économiques. L’alternative est en effet parfaitement identifiée : il suffit d’alterner les cultures, comme des générations de paysans ont appris à le faire, les vers nématodes ne se développant que sur des parcelles exclusivement cultivées en carottes d’une année sur l’autre. Mais cela implique une légère baisse de rentabilité et un peu plus de technicité, que les maraîchers poursuivis ont préféré éviter par un traitement phytosanitaire, même avec un produit nocif et illégal…

En première instance, 13 exploitant avaient écopé d’amendes allant de 10 000 à 30 000 €, en partie avec sursis tandis que le commerçant ayant servi d’intermédiaire écopait de 80 000 € d’amende et l’entreprise ayant procédé aux épandage, de nuit et en toute discrétion, était condamnée à 20 000 € d’amende. Ayant fait appel de ce jugement, les maraîchers ont vu leur condamnation confirmée et même alourdie pour l’intermédiaire par la Cour d’appel de Caen qui avait prononcé son verdict le 10 février 2023.

Malgré ces peines plutôt clémentes, les avocats des exploitants ont voulu porter l’affaire devant la plus haute juridiction de l’État. Mais voilà que le 23 avril 2024, la Cour de cassation vient de rejeter leur pourvoi, rendant ainsi définitives les condamnation antérieures. Les carottes sont donc cuites pour les maraîchers tricheurs de Créances, une commune dont l’étymologie serait pourtant en relation avec la racine latine qui désigne la confiance et qui a donner le mots français « créance ». Un signal plutôt positif en tout cas pour ces milliers de maraîchers qui font l’effort de conduire leur exploitation de manière rationnelle en tenant compte des impacts de leur activité sur l’environnement et en veillant à la pérennité des sols, sans recours à ces pesticides dont on connaît désormais les effets délétères tant pour la santé humaine que pour la biodiversité.

L. V.

Le rocambolesque trésor de Lava

4 Mai 2024

Un procès hors normes vient de se tenir au tribunal correctionnel de Marseille, fin janvier 2024, celui de Félix Biancamaria, accusé de recel d’un bien culturel maritime considéré comme un « trésor d’État ». Le verdict a été rendu le 27 mars 2024 et condamne Félix Biancamaria à 12 mois de prison avec sursis et à une amende de 200 000 € à payer solidairement avec son ami Jean-Michel Richaud, également inculpé dans cette affaire. Les deux hommes ont déjà fait appel de ce jugement et l’affaire n’est donc pas terminée, même si cet épisode judiciaire fait un peu figure de n-ième rebondissement dans ce dossier rocambolesque qui dure depuis déjà près de 40 ans…

Jean-Michel Richaud et Félix Biancamaria (à droite) lors de leur procès à Marseille en janvier 2024, à l’issue duquel ils ont été condamnés pour recel de bien culturel maritime (source © Corse matin)

Tout aurait commencé le 6 septembre 1985, même si bien des points restent obscurs dans cette histoire où les principaux protagonistes ont changé maintes fois de version et reconnaissent ouvertement avoir passé leur temps à mentir pour préserver leurs intérêts. A l’époque, les deux frères Félix et Ange Biancamaria, deux fils de bonne famille corse, âgés alors de moins de 30 ans, s’adonnent avec leur ami Marc Cotoni, aujourd’hui décédé, à la pêche aux oursins, dans le golfe de Lava, face au rocher de Pietra Piumbata, à quelques kilomètres au nord d’Ajaccio. A entendre leur témoignage, recueilli récemment pour les besoins de l’émission Affaires sensibles de Fabrice Drouel, ils remplissaient alors de pleins sacs postaux d’oursins, sans grand souci de la préservation de l’environnement.

Les eaux limpides du golfe de Lava où les frères Biancamaria ont trouvé leur trésor romain (source © Archeobiblion)

Ils auraient découvert ce jour-là 3 pièces d’or collées au rocher à très faible profondeur, faciles à détacher avec leur couteau de plongeur. Des pièces recouvertes de dépôt calcaire, que les frères s’empressent de tremper dans l’acide chlorhydrique et qui révèlent alors tout leur éclat et leurs inscriptions latines. De quoi donner envie d’y retourner aussitôt ! Et les frères Biancamaria enchaînent dès lors plongées sur plongées, découvrant rapidement bien d’autres pièces d’or enfouies dans le sable à quelques mètres du rivage de la petite crique, parfois coincées sous quelques rochers qu’ils s’empressent de soulever à l’aide de crics et de barres à mine.

Les pièces d’or du trésor de Lava (photo © A M Felicisimo / Nice matin / CC-BY-SAA / Le Figaro)

Selon Félix Biancamaria, qui a raconté ses exploits dans un ouvrage publié en 2004 et dont il remet désormais en cause certains détails qui collent mal avec sa version judiciaire actuelle, il se serait alors rendu chez un numismate niçois pour tenter d’écouler ses trouvailles, rapidement identifiées comme des pièces romaines de grande valeur, datant d’environ 270 après J.-C. Rapidement réorienté vers le spécialiste national de l’époque, en l’occurrence Jean Vinchon qui tient une officine reconnue rue Richelieu, à Paris, Félix Biancamaria repart avec, selon lui 800 000 F en liquide dans son sac. De quoi motiver les deux frères à multiplier les fouilles dans les eaux turquoise de Lava…

Pendant des mois, ils accumulent ainsi au moins 400 à 600 pièces d’or, peut-être davantage, toutes datées de cette même époque, marquées de l’effigie des 4 empereurs romains qui se sont succédé entre 253 et 275 après J.-C., à savoir Gallien, Claude II le Gothique, Quintille et Aurélien. Certaines sont de simples aurei, des pièces minuscules pesant moins de 5 grammes, mais ils découvrent aussi des médaillons dits multiples, de plusieurs dizaines de grammes chacun, des œuvres d’art d’une valeur inestimables et d’une très grande rareté. Ils remontent aussi des bijoux et des anneaux d’or, qu’ils s’empressent de fondre, ainsi qu’un exceptionnel plat en or pesant 900 grammes, de forme incurvée et serti en son centre d’un médaillon sculpté à l’effigie de Gallien, découvert en juillet 1986 sous un rocher.

Le plat en or à l’effigie de l’empereur Gallien, découvert par Félix Biancamaria (photo © Stéphane Cavillon / DRASSM / France Bleu)

Les jeunes frères Biancamaria sont saisis par une véritable frénésie devant tout cet or qu’il suffit de ramasser dans l’eau limpide à très faible profondeur. Ils multiplient dès lors les allers-retours à Paris pour écouler leur trésor et amassent ainsi une véritable fortune qu’ils dépensent sans compter en voitures de collections, montres de luxe et chaussures en peau de crocodile. Ils étalent leur richesse sans se cacher le moins du monde, passant toutes leurs nuits à faire la fête avec leur cercle d’amis. Quarante ans plus tard, leurs yeux brillent toujours lorsqu’ils évoquent cette vie facile baignant dans le luxe, et ceci sans le moindre remord, confirmant que seul les intéressait l’argent qu’ils pouvaient tirer de ce trésor archéologique tombé fort opportunément entre leurs mains.

En novembre 1986, le numismate Jean Vinchon organise une vente exceptionnelle aux enchères à Monte Carlo d’une partie des pièces d’or du trésor de Lava. Mais le quotidien régional Le Provençal, alerté par une dénonciation anonyme, met les pieds dans le plat et s’interroge que l’on puisse ainsi vendre au plus offrant un patrimoine archéologique aussi inestimable, qui plus est d’origine sous-marine. La législation française prévoit en effet explicitement que ce type de trésor revient intégralement à l’État, contrairement à une découverte faite à terre dont le découvreur peut revendiquer la propriété à 50 %.

Fiche Interpol publiée dans les années 2010, rappelant que les pièces du trésor de Lava ne peuvent être écoulées librement sur le marché mondial où elles continuent à circuler… (source © La carte aux trésors)

Les douanes saisissent alors les 18 pièces d’or exceptionnelles destinées à être vendues aux enchères et une enquête de gendarmerie est ouverte. En 1994, Ange et Félix Biancamaria ainsi que leur complice Marc Cotoni et le numismate Jean Vinchon sont condamnés à 18 mois de prison avec sursis et 25 000 F d’amende. Une paille par rapport à la valeur du trésor découvert, estimé désormais à plusieurs dizaines de millions d’euros. Seuls 78 pièces au total sont finalement récupérées par l’État français, pour la plupart désormais conservées à la Bibliothèque nationale de France, mais des dizaines d’autres ont été vendues, souvent à l’étranger et sont désormais dispersées aux quatre coins du monde. Des faux ont même été fabriqués et saisis ultérieurement.

Si Félix Biancamaria s’est retrouvé de nouveau sur les bancs du tribunal en 2024, c’est parce qu’il a continué à écouler le trésor de Lava et notamment le fameux plat en or soigneusement caché pendant toutes ces années. Il s’est même fait aider pour cela par de nombreux intermédiaires, dont Gilbert Casanova, notable local, président de la Chambre de Commerce dans les années 1990, et qui reconnait avoir trimballé le fameux plat en or jusqu’en Floride pour tenter de le fourguer à de riches collectionneurs sans scrupules. Il raconte même avoir repêché le fameux plat dans le port d’Ajaccio, un jour où il le présentait à des clients potentiels sur son yacht, le plat ayant valsé par-dessus bord à cause de son chien exubérant, ce qui expliquerait que le fameux médaillon de Gallien qui en ornait le centre n’ait jamais été retrouvé…

Félix Biancamaria, prolixe devant les caméras de France TV pour l’émission Affaires sensibles (source © France TV)

Le plat, quant à lui, a bel et bien été récupéré, fin 2010, dans le sac de Félix Biancamaria, qui était aller le récupérer à Bruxelles car il avait une nouvelle piste pour tenter de l’écouler. Mais il ne savait pas qu’il était sur écoute et les gendarmes n’ont eu aucune peine à l’arrêter avec l’objet du délit, ce qui lui vaut d’ailleurs son récent procès où il a tenté une nouvelle fois, mais en vain, de convaincre que le fameux trésor n’avait jamais été trouvé en mer mais sur la terre ferme.

Un trésor dont on ignore toujours la véritable origine, du fait des mensonges répétés de ses découvreurs, même si l’on subodore que ces objets précieux et rarissime appartenaient à un riche dignitaire, peut-être un officier de haut rang ayant servi les 4 empereurs successifs, et ayant fui Rome vers 273 après J.-C. à bord d’une galère qui aurait pris feu au large d’Ajaccio, mais dont on n’a jamais retrouvé trace du naufrage. En dehors des objets en or du trésor de Lava qui a fait tourner la tête aux deux frères Biancamaria…

L. V.

Un pigeon voyageur accusé d’espionnage…

6 février 2024

En ces temps troublés de tensions internationales et de conflits armés, les accusations d’espionnage ne sont pas à prendre à la légère. Un modeste pigeon voyageur vient d’en faire les frais. Capturé en mai 2023 à proximité des installations portuaires de Bombay, il avait été trouvé en possession d’un anneau à chaque patte, auquel était attaché un message écrit en chinois. Un comportement jugé éminemment suspect par les autorités indiennes, très chatouilleuses quant à la souveraineté de leur espace aérien national, et pas en très bons termes avec son voisin chinois avec qui les escarmouches ne sont pas rares. Le cas avait été jugé suffisamment sérieux par la police de Bombay pour qu’une enquête soit diligentée et le volatile placé en détention provisoire dans une clinique vétérinaire locale.

Incarcéré pendant 8 mois pour une accusation d’espionnage, les risques du métier de pigeon voyageur (source © Shutterstock / Peuple animal)

Après 8 mois d’enquête approfondie, il a néanmoins pu être établi que le pigeon en question participait en réalité à une compétition à Taïwan et qu’il s’était malencontreusement égaré sur le sol indien, comme l’a rapporté le Times of India. Même chez les sportifs de haut niveau, connus pour leur sens légendaire de l’orientation, une défaillance est toujours possible. Blanchi de toute accusation d’espionnage, le pigeon voyageur a donc été officiellement relâché par les autorités indiennes le 30 janvier 2024, au grand soulagement de l’association de défense des animaux Péta.

Le pigeon voyageur détenu depuis 8 mois pour accusation d’espionnage a enfin été relaxé et relâché, mardi 30 janvier 2024 (photo © Anshuman Poyrekar / AP / SIPA / 20 minutes)

Mais ce n’est pas la première fois qu’un pigeon se retrouve ainsi incarcéré dans les geôles indiennes pour un tel motif. En 2020 déjà, un pigeon voyageur appartenant à un pêcheur pakistanais avait été capturé par la police du Cachemire sous contrôle indien après avoir illégalement traversé la frontière fortement militarisée qui sépare les deux pays. Lui aussi avait pu être blanchi après enquête qui avait révélé que les inscriptions éminemment suspectes portées sur le message qui lui était attaché étaient en réalité le numéro de téléphone de son propriétaire, pour le cas où l’animal perdrait son chemin. Une sage précaution mais il faut dire que la police indienne est sur les dents et fait preuve d’une extrême méfiance envers les pigeons voyageurs.

Déjà en octobre 2016, la police des frontières indienne avait attrapé et incarcéré plusieurs volatiles de ce type dans la région de Pathankot, au Penjab. L’un d’eux portait accroché à la patte un message clairement menaçant, rédigé en ourdou et adressé au Premier Ministre : « Modi, nous ne sommes plus les mêmes qu’en 1971. Désormais, chaque enfant est prêt à combattre l’Inde ». Une allusion transparente au dernier conflit armé en date entre l’Inde et le Pakistan, qui avait abouti à la sécession du Bangladesh. Considéré comme un dangereux terroriste djihadiste, le pauvre volatile avait immédiatement placé sous les barreaux, de même qu’un autre de ses congénères dont les ailes portaient des inscriptions en ourdou. Chacune des plumes de ce dernier avait été passée aux rayons X par la police scientifique indienne et le suspect enfermé dans une cage surveillée par trois agents selon Le Monde qui rapportait l’incident, mais il semble finalement que le pigeon ait pu être relâché à l’issue de ces investigations.

De telles suspicions paraissent quelques peu démesurées mais les autorités indiennes rappellent à qui veut l’entendre que les pigeons voyageurs, placés entre les mains de terroristes déterminés, constituent une arme redoutable et que les Moghols, qui régnèrent sur une partie du sous-continent indien jusqu’au milieu du XIXe siècle, avaient experts dans l’art de dresser ces oiseaux. Ce n’était d’ailleurs pas les premiers puisque les pigeons voyageurs étaient déjà utilisés par les navigateurs égyptiens, 3000 ans avant notre ère, pour avertir de leur arrivée prochaine au port. Les Grecs en étaient également très friands et les employaient pour communiquer les résultats des Jeux Olympiques, bien avant que les médias internationaux ne se disputent leurs droits de diffusion mondiale.

Lâcher de pigeons (photo © Le Républicain Lorrain)

Les pigeons voyageurs possèdent de fait un sens de l’orientation aiguisé, lié peut-être à la présence de minuscules cristaux de magnétite dans leur cerveau qui leur permettraient de se guider sur le champ magnétique terrestre pour retrouver à coup sûr (ou presque) le chemin de leur colombier. Capables de parcourir rapidement des distances considérables, jusqu’à 1 200 km en 16 heures, avec des pointes à 120 km/h par vent favorable, certains sont restés célèbres pour leurs exploits comme celui qui a parcouru 11 590 km en 24 heures entre Saïgon et le nord de la France. Tout repose sur le fait que quelque soit l’endroit où on les lâche, leur principale préoccupation est de revenir au plus vite au bercail, auquel ils sont particulièrement attachés. Les mâles sont mus, paraît-il par le désir de retrouver leur conjointe et les femelles plutôt par celui de retrouver leurs petits, chacun ses motivations…

Un pigeon équipé avec ses bagues et les numéros de téléphone de contact (photo © Bernard Moiroud / Le Progrès)

Un pigeon peut ainsi aisément transmettre un message, attaché à sa patte, mais aussi un mini appareil de prise de vue, ce qui en fait des auxiliaires précieux pour aller discrètement survoler les lignes ennemies et rapporter quelques clichés stratégiques. Le limite du système est que le voyage ne fonctionne que dans un sens, toujours vers le colombier d’origine, ce qui suppose au préalable de transporter les précieux auxiliaires vers le point de départ des messages, et de ne pas l’y laisser trop longtemps de peur qu’il ne finisse par s’habituer à sa nouvelle demeure ! Les pigeons voyageurs ont ainsi servi à plusieurs reprises pour expédier des messages depuis les villes assiégées, depuis celle de Modène en 43 avant J.-C. jusqu’à celle de Paris en 1870.

Soldats lâchant des pigeons voyageurs munis de messages pendant la Première guerre mondiale (source © Rue des archives / PVDE / 1 jour 1 actu)

Pendant la Première guerre mondiale, l’armée française utilisa ainsi plus de 30 000 pigeons voyageurs pour assurer le service de messagerie aérienne en cas de défaillance (fréquente) des lignes téléphoniques. L’un d’entre eux fut même cité à l’Ordre de la Nation pour avoir vaillamment transporté l’ultime message du commandant Raynal, défenseur du Fort de Vaux à Douaumont en juin 1916. Pendant la Seconde guerre mondiale, ce sont pas moins de 16 500 pigeons qui sont parachutés sur le sol français par les alliés britanniques pour faciliter les transmissions avec la Résistance. L’armée française continue d’ailleurs d’entretenir une petite escouade de pigeons voyageurs au colombier militaire du Mont Valérien et il se murmure que la Chine entretient des dizaines de milliers de pigeons solidement entraînés pour assurer ses transmissions militaires en cas de défaillance technique : on n’est jamais trop prudent…

L. V.

Eau en bouteilles : une escroquerie à grande échelle

4 février 2024

L’affaire est sortie récemment dans les médias, très exactement le lundi 29 janvier 2024 à 7 h du matin, par un article assez anodin publié dans le journal économique Les Echos, qui ne fait que reprendre les propos lénifiants de Nestlé Waters, numéro 1 de l’eau minérale en France et filiale du géant mondial de l’industrie agroalimentaire Nestlé, dont le siège est à Vevey en Suisse. Selon cet article, dicté par le service communication de la multinationale, Nestlé Waters aurait délibérément enfreint depuis des années la réglementation française « au nom de la sécurité alimentaire » en mettant en place un système de traitement de ses eaux en bouteille, par charbon actif, traitement aux ultraviolets et microfiltration, dictée uniquement par le souci de la santé et de la sécurité des consommateurs, tout en reconnaissant que ceci constitue une (petite) entorse aux normes (toujours tatillonnes à l’extrême, comme chacun sait…), mais comme le précise d’emblée l’article : « faute avouée, faute à demi pardonnée »…

Bâtiments de l’usine d’embouteillage de Nestlé Waters à Contrexéville, dans les Vosges (photo © Alain Delpey / MaxPPP / Reporterre)

Sauf que ce communiqué aimablement relayé par un média complaisant est suivi le lendemain par une publication plus détaillée d’une enquête relayée simultanément par Le Monde et par Radio France et ses multiples satellites. Et l’on apprend ainsi, notamment de la part de Marie Dupin, une journaliste qui a investigué sur le sujet, et de Jacques Monin, le directeur des enquêtes de Radio France, que cet article des Echos est en réalité un coup de communication de Nestlé pour tenter de faire diversion avant la publication imminente d’une vaste enquête, initiée depuis des mois et qui met en pratique un système bien rôdé, visant à détourner purement et simplement la réglementation française sur les eaux minérales et les eaux de source, avec la bienveillance des autorités politiques.

L’affaire commence il y a 3 ans, en décembre 2020, par un signalement d’une salariée du groupe Sources Alma qui produit une trentaine de marques d’eau en bouteille, commercialisées notamment sous les marques Cristalline, autoproclamée « l’eau préférée des Français » mais aussi Vichy Célestins ou Saint-Yorre. Selon cette source, le groupe se livre à des pratiques illégales, ce que confirme après enquête la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), qui constate que l’entreprise fait subir à ses eaux minérales des traitements non conformes à la réglementation tels que l’injection de sulfate de fer et de gaz carbonique industriel, la microfiltration à des seuils non autorisés, et même le mélange pur et simple avec de l’eau du robinet !

Campagne publicitaire pour les eaux en bouteille Cristalline en 2007 (photo © Martin Bureau / AFP / Le Monde)

Une information judiciaire a d’ailleurs été ouverte en juillet 2023 suite à ces révélations. Rappelons en effet que la législation française distingue trois catégories d’eau vendues en bouteille. Les eaux de table se distinguent de l’eau du robinet uniquement par leur conditionnement en flacons : il s’agit d’eaux rendues potables par traitement, dont la nature varie selon les caractéristiques de l’eau prélevée et les risques sanitaires associés. Plus l’eau pompée est potentiellement contaminée ou riche en éléments indésirables, plus les traitements peuvent être lourds.

Les deux autres catégories d’eaux embouteillées sont les eaux de source et les eaux minérales naturelles. Leur point commun est qu’il s’agit exclusivement d’eaux souterraines, pompées en profondeur dans un aquifère où elles sont supposées être protégées naturellement de toute contamination ou pollution, si bien que tout traitement avant commercialisation est strictement interdit. La seule différence entre elles est que les eaux de source respectent naturellement les critères de potabilité d’une eau destinée à la consommation humaine, ce qui n’est pas le cas des eaux minérales naturelles, généralement chargées de manière excessive en certains sels minéraux, ce qui est supposé leur conférer des propriétés médicinales spécifiques.  

Mais l’enquête de la DGCCRF révèle que cette pratique de traitement illicite ne concerne pas que le groupe. En analysant le fichier client des principaux fournisseurs de filtres, elle découvre en effet que le groupe Nestlé Waters, qui arrose plus d’un tiers du marché français des eaux en bouteilles avec ses deux sites d’embouteillage des Vosges (Vittel, Contrex, Hépar) et du Gard (Perrier), y a également recours et se livre donc également à une fraude massive.

Visite d’une chaîne de production de Nestlé Waters sur l’atelier nord de Vittel en 2019 (photo © Éric Tiébaut / Vosges Matin)

Un peu gêné, ce dernier sollicite alors un entretien avec le cabinet du ministre de l’Industrie, Agnès Pannier-Runacher, entrevue qui a lieu fin août 2021, à Bercy, en toute confidentialité. Les représentants de Nestlé y reconnaissent benoîtement enfreindre depuis des années la législation française en toute connaissance de cause, mais justifient leur position par le fait que les nappes sont tellement polluées qu’ils n’ont d’autre choix que de traiter l’eau avant de la commercialiser s’ils veulent pouvoir poursuivre leur business. Autrement dit, la loi étant trop contraignante, il est normal qu’un industriel la contourne, tout en continuant à baser tout son marketing sur la pureté originelle de son eaux de source aux propriétés miraculeuses, vendue 100 fois plus chère que l’eau du robinet…

Nestlé, une politique industrielle et commerciale agressive, peu soucieuse de la préservation des ressources naturelles à long terme… Un dessin signé Besot

Le plus curieux est que les fonctionnaires de Bercy, qui auraient dû, en toute rigueur et comme la loi les y oblige, dénoncer cette situation via un signalement au Procureur, tout en alertant immédiatement la Commission européenne et les autres États membres, non seulement s’en abstiennent soigneusement, mais de surcroît accordent à Nestlé l’autorisation de poursuivre ses manipulations frauduleuses tout en promettant d’étudier un assouplissement de la loi !

Le gouvernement charge néanmoins, en octobre 2021, l’IGAS (Inspection générale des affaires sociales d’un enquête administrative sur les conditions de traitement utilisés par les industriels du secteur et leur impact sanitaire. Avec l’aide des Agences régionales de la santé (ARS), pas moins de 32 inspections sont menées auprès de différents industriels et un rapport est remis en juillet 2022 dont le constat est accablant : au moins un tiers des eaux en bouteilles vendues en France a subi un traitement non conforme à la législation, mais c’est probablement bien davantage faut d’avoir pu accéder à nombre de sites où ces pratiques sont délibérément dissimulées, et c’est le cas de la totalité des eaux commercialisées par Nestlé Waters !

Un employé de Nestlé Waters inspecte une chaîne d’embouteillage à Contrexéville (photo © Sébastien Bozon / AFP / Radio France)

On y apprend ainsi que la totalité des usine du groupe Nestlé a recours à des pratiques formellement interdites comme le traitement aux ultra-violets ou le charbon actif, mais que ces traitement sont soigneusement masqués pour ne pas être facilement détectés en cas d’inspection et que les points de prélèvement destinés aux agents de surveillance sanitaire missionnés par l’ARS sont placés en aval de ces traitements, ce qui ne leur permet pas de connaître la qualité de l’eau brute prélevée, supposée indemne de toute contamination. Un dispositif de fraude bien rôdé, destiné à masquer le fait que les nappes dans lesquels Nestlé puise son eau de source sont malheureusement contaminées à grande échelle depuis des années et ne sont plus potables en l’état.

En octobre 2022, l’ARS Grand-Est a fini par saisir la Justice et le 31 janvier 2024, à la suite des révélations du Monde et de Radio France, le Procureur de la République à Épinal a ouvert une enquête pour tromperie. De leur côté, des sénateurs socialistes ont écrit à Catherine Vautrin, la nouvelle ministre du Travail et de la Santé, pour demander la publication du rapport de l’IGAS, resté confidentiel, tout en demandant des éclaircissements quant au traitement politique de cette affaire par le gouvernement et sa complaisance manifeste envers les industriels impliqués. On apprend en effet qu’en février 2023, une réunion interministérielle s’est tenue sous la houlette du cabinet d’Élisabeth Borne, alors Premier Ministre, pour examiner l’affaire, suite à laquelle il a été accordé à Nestlé la possibilité de poursuivre, comme si de rien n’était, ses activités de microfiltration des eaux minérales naturelles, en contradiction flagrante avec la législation en vigueur…

Une affaire en apparence très technique mais qui reflète bien la collusion entre responsables politiques et industriels, au mépris complet de la réglementation en vigueur et sans le moindre souci de transparence vis-à-vis du citoyen et consommateur. Pas vraiment de nature à rétablir la confiance entre ce dernier et ses représentants au plus haut niveau de l’État !

L. V.

La société Alteo mise en examen

28 janvier 2024

C’est le quotidien national Le Monde qui l’a révélé le 19 janvier 2024 : la société Alteo, propriétaire de l’usine de production d’alumine de Gardanne, a été mise en examen le 17 octobre 2023, près de 4 ans après l’ouverture d’une information judiciaire, pour « mise en danger de la vie d’autrui ».

Vue aérienne de l’usine d’alumine d’Alteo à Gardanne, ici en 2019 (source © Made in Marseille)

C’est le nouveau procureur de la République à Marseille, Nicolas Bessone, qui a confirmé l’information en précisant que l’usine Alteo de Gardanne est soupçonnée d’avoir à Gardanne et à Cassis, entre le 1er janvier 2016 et le 31 décembre 2021, « laissé s’écouler dans les eaux de la mer dans la limite de la mer territoriale, directement ou indirectement, une ou des substances dont l’action ou les réactions ont même provisoirement entraîné des effets nuisibles sur la santé ou des dommages à la flore ou à la faune ». Le parquet de Marseille estime donc, après 4 ans d’enquête, avoir rassemblé suffisamment d’éléments venant étayer les arguments avancés depuis des années par des riverains et des associations de défense de l’environnement qui s’époumonent en vain pour dénoncer les pollutions multiples occasionnées par cette usine.

Le sujet n’est pas nouveau puisque les résidus de traitement de l’usine, les fameuses « boues rouges », ont toujours été purement et simplement rejetées dans la nature depuis que le site a été mis en service, il y a plus d’un siècle en 1894. A l’époque, le procédé industriel utilisé, inventé par Karl Joseph Bayer en 1887, était fortement innovant et le site de Gardanne est le premier au monde à l’utiliser ainsi de manière industrielle, après quelques tâtonnements. Il consiste à dissoudre à chaud à l’aide de soude concentrée le minerai de bauxite, alors exploité dans les mines toutes proches du Var, pour en extraire l’alumine, cette poudre blanche qui donne ensuite l’aluminium par électrolyse.

Vue aérienne du site de Mange-Garri, à Bouc-Bel-Air, près de Gardanne, où sont entreposées les résidus solides de la fabrication d’alumine, les fameuses « boues rouges » (photo © Colin Matthieu / Hemis.fr / France TV info)

Mais ce procédé produit des quantités importantes de déchets, ces fameuses boues rouges, alors à raison de 1,5 tonne pour 1 tonne d’alumine produite, des résidus riches en oxydes de fer qui leur donnent cette couleur caractéristique, mais aussi en soude résiduelle, très caustique, et en métaux lourds de type plomb, mercure, cuivre, chrome ou cadmium, ainsi qu’en arsenic et en éléments radioactifs. Des boues toxiques qui ont été longtemps stockées dans tous les vallons situés autour de l’agglomération marseillaise. Jusqu’à ce que Péchiney, alors propriétaire de l’usine de Gardanne, ait la brillante idée de les rejeter directement en mer, au large de Cassis, via une conduite qui court sur plus de 50 km et se rejette en mer à quelques kilomètres du littoral, dans le canyon de la Cassidaigne.

Les canalisations d’effluents toxiques qui partent de l’usine de Gardanne et courent à travers bois jusqu’à Cassis, enterrées sur une partie de leur trajet comme dans la traversée de Carnoux (photo © Guillaume Origoni et Hans Lucas / AFP / Le Monde)

Mise en service en 1966 malgré la protestation des pêcheurs et des écologistes de l’époque, cette conduite, qui traverse toute la commune de Carnoux où elle est repérée en surface par de petites bornes orange, a rejeté plus de 30 millions de tonnes de boues rouges toxiques, directement en mer, en plein cœur du Parc national des Calanques, déposant des sédiments rougeâtres que l’on retrouve dans les fonds marins de Toulon jusqu’à Fos !

La conduite qui rejette en mer à 7 km des côtes de Cassis, les effluents liquides toxiques issus de l’usine d’alumine de Gardanne (photo © Boris Horvat / AFP / 20 minutes)

Il a fallu attendre le 1er janvier 2016 pour que cessent enfin ces déversements directs en mer des boues rouges toxiques, en application de la Convention de Barcelone signée 10 ans plus tôt en 1995 et fixait une date limite au 31 décembre 2015 pour de tels rejets. Une enquête publique mouvementée avait été lancée en août 2015, qui vit le ministre de l’écologie d’alors, Ségolène Royal, se faire désavouer publiquement par le Premier ministre de l’époque, un certain Manuel Vals, il a été accordé une nouvelle autorisation à l’usine de Gardanne, passée entre temps des mains de Péchiney à celle d’Alcan, puis de Rio Tinto, et rachetée en 2012 par un fonds d’investissement anglo-saxon HIG Capital qui l’a regroupé au sein de son nouveau pôle baptisé Alteo.

Les envols de poussières toxiques autour du site de stockage de Mange-Garri empoisonnement la vie des riverains et de l’environnement proche (photo © Boris Horvat / AFP / Géo)

Grâce à la générosité de l’Agence de l’Eau, financée pour l’essentiel par les redevances des usagers sur leur consommation d’eau potable, le fonds d’investissement HIG a pu équiper l’usine de Gardanne de filtres-presses destinés à extraire la phase solide des boues rouges, stockée depuis à l’air libre dans les immenses bassins de Mange-Garri à Bouc-Bel-Air, à raison de 350 000 tonnes supplémentaires chaque année, au grand dam des riverains exposés, en période venteuse, aux envolées de poussières éminemment toxiques. Le reste des effluents liquides continue à être rejeté en mer par les mêmes canalisations, sans autre traitement, moyennant une autorisation préfectorale accordée pour 6 ans et fixant des teneur limites à ne pas dépasser pour certains paramètres de ces effluents, en dérogation avec les seuils réglementaires habituellement appliqués.

Les rejets en mer des boues rouges, désormais arrêtés, mais qui se poursuivent par des rejets d’effluents liquides peu ragoutants : un dessin du caricaturiste Z, publié dans Charlie Hebdo le 24 août 2020

Un montage qui s’apparente fort, comme de nombreux responsables politiques l’ont alors dénoncé, à une lâche concession faite à l’industriel pour lui permettre de continuer à polluer allègrement, moyennant le versement d’une redevance, elle-même minorée de manière totalement dérogatoire, ceci pour répondre à son habile chantage à l’emploi et en échange de vagues promesses de se doter un jour d’une véritable station d’épuration digne de ce nom. Un échéancier avait été alors accordé à l’entreprise pour se mettre progressivement en règle mais les échéances ont été repoussées à de multiples reprises, faute d’atteindre dans les délais les seuils fixés dans l’arrêté. Alteo avait même mis en avant cette pression environnementale pour placer l’usine en redressement judiciaire fin 2019 et organiser son rachat en 2021 par le groupe de logistique minière franco-guinéen United Mining Supply.

Et pourtant, malgré ce traitement de faveur totalement dérogatoire, les services de l’État en charge de contrôler cette installation industrielle ont enregistré, via les quelques analyses effectuées, que même les valeurs dérogatoires concédées n’étaient pas respectées, loin s’en faut. Un prélèvement inopiné réalisé en 2016 indiquait ainsi des dépassements colossaux par rapport aux seuils fixés dans l’arrêté préfectoral, et ceci s’est reproduit depuis malgré les multiples mises en demeure du Préfet et ceci même au-delà de septembre 2020, data à laquelle Alteo s’est vanté d’avoir enfin mis en service une unité de traitement biologique pour traiter ses effluents avant rejet dans le milieu naturel.

Modélisation de l’extension des dépôts de boues rouges au large de Cassis (source © Wild Legal)

Ce sont ces multiples et répétées infractions aux différents arrêtés préfectoraux pourtant largement dérogatoires, qui valent aujourd’hui cette mise en examen suite aux plaintes déposées dès 2018 par huit plaignants représentant des riverains, des pêcheurs et des associations de défense de l’environnement dont ZEA, plaintes qui avaient débouché sur l’ouverture d’une enquête en mars 2019 par le pôle santé du Tribunal judiciaire.

Après des années d’errements, la Justice semble enfin se donner les moyens d’agir sur ce type de pollution industrielle à grande échelle, effectuée au vu et au su de tous, avec la complicité active et revendiquée de nombre de responsables politiques voire scientifiques, et au mépris de toutes les législations et réglementations pourtant plutôt laxistes mises en place. Une belle victoire pour ceux qui se battent depuis des années voire des décennies contre ce type d’impunité !

L. V.

Autoroutes : le racket n’est pas près de s’arrêter…

25 septembre 2023

La France compte près de 12 000 km d’autoroutes et 2 x 2 voies, soit quasiment 175 km par million d’habitant, ce qui constitue un ratio relativement élevé même s’il est supérieur dans d’autres pays comme l’Espagne. Un réseau relativement récent puisque le premier tronçon n’a été mis en service qu’en 1946, à l’ouest de Paris. Rapidement est apparue l’idée de faire payer l’usager pour participer aux investissements colossaux nécessaires au développement du réseau autoroutier, sachant que la construction d’1 km d’autoroute coûte en moyenne 6,2 millions d’euros en France, mais peut atteindre jusqu’à 25 M€ dans certains secteurs difficiles, auquel il faut ajouter chaque année de l’ordre de 70 000 à 100 000 € pour la maintenance de chaque km de réseau.

Travaux de réfection du revêtement de chaussée sur l’autoroute A7 (source © Delmonico Dorel)

Dès 1956 est ainsi créée la première société d’autoroute, ESCOTA, pour la construction de l’autoroute A8 Estérel – Côte d’Azur assortie d’un péage payant. Un modèle rapidement suivi pour l’autoroute Paris-Lyon dont la société deviendra en 1961 l’actuelle Société des autoroutes Paris-Rhin-Rhône (SAPRR). Les concessions accordées à ces sociétés d’autoroutes sont très longues (75 ans par exemple pour ESCOTA, soit jusqu’en 2032) et le réseau concédé concerne désormais environ 9200 km, soit une grosse majorité du réseau autoroutier national.

Et voilà qu’en 2002 l’État français, jusque là unique propriétaire de ces sociétés d’autoroutes, se met à ouvrir leur capital, cédant 49 % d’ASF (Autoroutes du Sud de la France) puis, en 2004 privatisant partiellement la SAPRR et la SANEF (Société des autoroutes du Nord et de l’Est de la France). Une privatisation à marche forcée puisque dès 2006 l’État met en vente la totalité de ses parts restantes. Le groupe de BTP Eiffage, associé au fonds australien Macquarie, s’octroie ainsi la SAPPR et détient désormais environ 2100 km, tandis que son concurrent Vinci récupère notamment les sociétés ESCOTA, ASF et Cofiroute, soit près de 4400 km d’autoroutes concédées, l’Espagnol Albertis se contentant d’un peu moins de 1200 km avec notamment la SANEF.

Sur l’autoroute A7 dans la vallée du Rhône : un axe routier très prisé des automobilistes (photo © Cyril Hiely / La Provence)

En vendant ainsi ces concessions autoroutières, l’État se déleste sur le privé de leur entretien, mais à des conditions qui posent question. En 2013, un rapport de la Cour des Comptes relevait ainsi que ces concessions, dont la valeur était alors estimée entre 23 et 25 milliards d’euros, avaient été bradées pour 14,8 milliards seulement. Les sociétés privées bénéficiaires étaient certes tenues de s’endetter fortement pour payer de telles sommes, mais leurs bénéfices se sont rapidement montrés très supérieurs à ce qui avait été escompté lors des négociations initiales, atteignant dès 2012 plus de 2 milliards par an, de quoi rembourser totalement la mise de départ dès 2016 alors que les concessions courent jusqu’en 2032 voire 2036 !

Nouvel échangeur routier de Belcodène récemment aménagé par Vinci Autoroutes sur l’A52 entre Aubagne et Aix-en-Provence au prix de gigantesques terrassements en zone naturelle (source © Vinci Autoroutes)

Un véritable jackpot donc pour les heureux bénéficiaires, rendu possible par de juteuses augmentations des frais de péage et une diminution constante des coûts d’exploitation, grâce notamment à l’automatisation des gares de péage (payée en partie par le contribuable via le crédit impôt recherche !), tandis que les travaux d’entretien sont réalisés en interne par ces entreprises du BTP et souvent allègrement surfacturés…

De nombreuses voix s’élèvent alors pour revoir ces concessions d’autoroutes devenues de véritables usines à cash pour Vinci, Eiffage et Albertis au détriment des automobilistes et du contribuable français. En 2014, une analyse de l’Autorité de la concurrence explique ainsi que sur 100 € de péage acquitté par les usagers, 20 à 24 € vont directement dans la poche des actionnaires, tandis que les charges sur les emprunts des sociétés autoroutières sont déductibles de leur revenu imposable.

Les péages d’autoroutes de plus en plus chers pour les usagers, mais toujours aussi fréquentés (source © Motor 1)

Dans ces conditions, la logique aurait voulu que l’État reprenne la main et négocie un raccourcissement des durées de concession pour revenir à des conditions d’exploitation plus équilibrées dans le sens de l’intérêt général. Mais il a fait exactement l’inverse en négociant plusieurs plans de relance qui se sont traduits par un allongement des concessions autoroutières moyennant la réalisation de travaux supplémentaires, dont plusieurs ouvrages de franchissement pour la faune sauvage, initialement non prévus dans les contrats et réalisés à grands frais par les concessionnaires eux-mêmes. Ainsi, en 2015, un accord transactionnel a été signé par Ségolène Royal et Emmanuel Macron, actant une prolongation des concessions en échange de la réalisation de travaux dont le montant global a été facturé 3,2 milliards d’euros. Sauf que le bénéfice pour les concessionnaires de ce délai supplémentaire qui leur est ainsi accordé a été évalué en 2019 à plus de 15 milliards d’euros par la Cour des Comptes, lorsque celle-ci a eu enfin accès aux éléments du dossier…

Raymond Avriller, militant écologiste ancien élu municipal de Grenoble, a déposé plainte en mai 2023 devant le Parquet national financier pour tenter d’annuler les prolongations de concession indûment accordées en 2015 (photo © Manuel Pavard / Place Gre’net)

Comment les services de l’État ont-ils pu à ce point se faire berner par les concessionnaires d’autoroute ? Il a fallu l’opiniâtreté du militant écologique Raymond Avriller pour le savoir, lui qui s’est battu pendant plus de 3 ans pour arriver à obtenir enfin une copie de l’accord secret conclu en 2015. Il faut dire que les principaux négociateurs, du côté du gouvernement étaient Alexis Kohler, futur secrétaire général de l’Élysée et mis en examen en 2022 pour prise illégale d’intérêt, et Élisabeth Borne, alors directrice de cabinet de Ségolène Royal alors qu’elle avait été, entre 2007 et 2008, directrice des concessions chez Eiffage ! Un mélange des genres qui explique sans doute pourquoi l’accord conclu était aussi favorable aux concessionnaires privés, au détriment des intérêts de la Nation…

Et voilà que début 2023, le Canard enchaîné révèle l’existence d’un rapport de l’Inspection générale des Finances, daté de février 2021, qui explique que les taux de rentabilité interne des concessionnaires d’autoroute sont très supérieurs à ceux pris en compte en 2006 lors de la vente des sociétés autoroutières. Un écart colossal puisque ce taux est presque le double de celui retenu pour dimensionner les concessions, ce qui se traduit par des milliards de surprofit pour les sociétés concernées. Au cours du seul premier semestre 2023, Vinci annonce ainsi un bénéfice de plus de 2 milliards d’euros, issu pour l’essentiel de cette rentabilité exceptionnelle des péages autoroutiers ! Le rapport de l’IGF va d’ailleurs jusqu’à envisager une baisse de 60 % des tarifs de péage, et ceci dès 2022, alors même qu’ils viennent encore d’augmenter de 4,75 % en moyenne au 1er février 2023 !

Bruno Le Maire quelque peu malmené en commission à l’Assemblée nationale reconnait qu’il va falloir « une volonté politique forte » pour renégocier les conventions de concession… (photo © Emmanuel Dunant / AFP / 20 minutes)

Or, plutôt que de mettre en œuvre ces recommandations frappées au coin du bon sens et renégocier enfin ces contrats léonins, le gouvernement français a préféré le tenir soigneusement secret. Bruno Le Maire, notre ministre de l’Économie a d’ailleurs dû s’en expliquer devant une commission de l’Assemblée nationale le 22 mars 2023, reconnaissant ouvertement s’être fait complètement rouler dans la farine par Vinci et consorts lors des négociations initiales en 2006, alors même qu’il était lui-même impliqué comme directeur de cabinet du Premier ministre, Dominique de Villepin…

Voilà donc Bercy bien ennuyé avec cette patate chaude, d’autant qu’une large part de cette rentabilité indécente des autoroutes privatisées s’explique non seulement par des taux d’intérêts durablement bas qui ont largement avantagé les sociétés concessionnaires, mais aussi par les fortes baisses des taxes et de l’impôt sur les sociétés auxquelles elles sont assujetties. Comment expliquer aux Français pris à la gorge par l’inflation qu’il va falloir rogner encore dans les dépenses publiques et la qualité des services publics pour que les actionnaires des concessionnaires d’autoroute, qui se sont déjà mis 3,3 milliards d’euros dans la poche en 2021, puissent se gaver comme jamais pour les 10 à 15 ans à venir ?

Les négociations entre l’État et ses concessionnaires d’autoroute : un combat inégal ? Un dessin signé Aurel, publié dans Le Monde le 19 avril 2019

Le gouvernement a donc saisi en avril dernier le Conseil d’État pour tenter de trouver une échappatoire. Mais l’avis rendu par ce dernier et que Bruno Le Maire vient de rendre public le 12 septembre 2023 est d’une prudence de sioux. L’idée de surtaxer les profits colossaux des sociétés concessionnaires n’est pas exclue mais le Conseil d’État ne se prive pas de rappeler que les choses seraient plus simples si les contrats initiaux ne prévoyaient pas une clause permettant de compenser intégralement toute hausse de fiscalité. En d’autres termes, si le gouvernement se mettait en tête de taxer davantage les profits des concessionnaires, il suffirait à ces derniers de compenser le manque à gagner en augmentant d’autant les tarifs des péages !

Voila donc un dossier qui illustre à merveille à quel point la haute administration française se retrouve démunie face aux entreprises privées toutes puissantes qui dictent leur loi pour le plus grand profit de leurs actionnaires. Le gouvernement va-t-il enfin prendre son courage à deux mains et renégocier ces concessions dans un sens un peu plus favorable à l’intérêt général ? On peut malheureusement en douter…

L. V.

Il y a 80 ans, la rafle de Marseille

6 Mai 2023

Le 27 avril dernier, l’association Carrefour Citoyen de Roquefort la Bédoule a invité Jacques Azam, professeur honoraire d’histoire-géographie et marseillais de naissance, afin qu’il relate dans une conférence ce moment tragique de l’histoire marseillaise.

Jusqu’en novembre 1942, Marseille se situait dans la zone dite libre placée sous la tutelle du gouvernement de Vichy. Le débarquement des troupes alliées en Afrique du Nord dans le cadre de l’opération Torch le 8 novembre 1942 déclenché l’invasion de la zone sud de la France le 11 novembre et par conséquent l’arrivée des troupes allemandes à Marseille.

Début 1943, scène de rue à Marseille, occupée depuis l’année précédente par les troupes allemandes (photo © Getty – Gamma-Keystone / France Culture)

A cette époque, le quartier du Vieux-Port était constitué d’immeubles dont les rez-de-chaussée abritaient des boutiques et des ateliers, et dans les étages une population humble aux origines variées dont une importante colonie italienne. Derrière le Vieux-Port, le quartier du Panier était réputé pour abriter des malfrats. Cet ensemble était d’ailleurs qualifié par les allemands de « chancre de l’Europe ».

Parmi les quartiers dans le viseur des troupes d’occupation et de la police française, figuraient aussi celui de l’Opéra, proche de la synagogue de la rue  de Breteuil, qui abritait de nombreuses familles juives, celui de la Belle de Mai et enfin un secteur dénommé la Fosse qui dans 14 immeubles comptait 13 maisons de prostitution.

Les opérations qui conduiront à la rafle font suite à des d’attentats perpétrés par la résistance, dont celui du 3 janvier 1942 qui fit tomber plusieurs officiers nazis. Hitler et le chef des SS Himmler décident, en représailles, de détruire le nid de terroristes. C’est Carl Oberg, à la tête des SS et de la police du Troisième Reich pour la France, qui exige une solution radicale et complète pour Marseille. L’ordre est donné par Pierre Laval, président du conseil, relayé par René Bousquet, secrétaire d’État en charge de la police pour le régime de Vichy qui signe l’ordre de mission le 14 janvier 1943.

Lors de la rafle de janvier 1943 (source © Conseil départemental des Bouches-du-Rhône)

C’est alors le début de l’opération « Sultan » qui va se dérouler en plusieurs temps. Les quartiers, dont celui du Vieux-Port, sont bouclés dès le 22 janvier 1943. Les habitants sont sommés de quitter leurs habitations en ne conservant que quelques vêtements et papiers. En tout, 12 000 fonctionnaires français, gendarmes, policiers ou gardes mobiles sont mobilisés. Ce sont ces hommes, surveillés par les soldats allemands qui procèdent alors aux expulsions et au transport des personnes de tous âges dans des autobus, depuis le quai de la Mairie jusqu’à la gare d’Arenc.  Là, entassés dans des wagons à bestiaux, avec trop peu d’eau et d’aliments, ils sont convoyés à Fréjus où s’opèrera un tri. Comme le relate une victime de cette expulsion présente dans l’assemblée qui assiste à la conférence, le trajet a duré une journée au cours de laquelle, outre l’incertitude quant au sort réservé aux déplacés, ce sont les conditions insupportables qui restent gravées dans les mémoires.

Le 24 janvier 1943, sur le Vieux-Port, à Marseille (photo © Wolfgang Vennemann / Archives fédérales allemandes / Wikicommons / France Culture)

Entre le 22 et le 24 janvier 1943, ce sont près de de 40 000 personnes qui sont contrôlées et plus de 20 000 personnes victimes de cette rafle qui sont évacuées. Arrivés à Fréjus, ils sont triés. D’après les chiffres du Mémorial de la Shoah, au total, 1642 habitants seront envoyés à Compiègne puis déportés, dont près de 800 juifs envoyés à Sobibor en Pologne, tandis que ce sera Orianenburg-Sachsenhaussen pour plus de 700 autres (200 juifs mais aussi 600 « suspects », des étrangers en situation irrégulière, des tziganes, des homosexuels, des « vagabonds » sans adresse ou quiconque n’aurait pu présenter une carte d’alimentation ou sortirait de prison).

Un témoin d’alors qui s’est exprimé précédemment précise qu’après plusieurs jours passés dans un contexte éprouvant et après avoir pu justifier de leur identité, sa famille a pu regagner Marseille où elle a été hébergée chez des proches.

En effet, le 1er février 1943, débute de dynamitage des immeubles du Vieux-Port. En vingt jours, ce sont plus de 14 hectares qui sont rasés et un épais nuage de poussière envahit l’atmosphère de Marseille. Quand après le tri opéré à Fréjus environ 15 000 évacués reviennent « chez eux », ils découvrent un spectacle apocalyptique.

Si c’est sur l’ordre des Allemands que sont détruites ces habitations du quartier du Vieux-Port, dès le second empire, après avoir investi des quartiers neufs et aérés comme ceux qui ont été bâtis rue de la République (ex-rue Impériale), la bourgeoisie française rêvait de se débarrasser des quartiers pauvres situés au Vieux-Port. Cette mauvaise réputation s’accentuera encore dans les années 1930 où on parlera de Marseille comme du « Chicago de la France ». Ainsi, les urbanistes Jacques Gréber (1933) et Eugène Beaudouin (1942) prévoient-ils la construction d’immeubles neufs sur le Vieux-Port le long du quai de la Mairie.

Visite de chantier lors de la reconstruction des immeubles sur le Vieux-Port après la guerre (source © Archives de la construction moderne – EPLF / Fond Antonini / Espazium)

Cependant, tous les immeubles du quartier ne sont pas détruits. Ainsi plusieurs bâtiments historiques seront épargnés. Il s’agit de l’Hôtel de Ville construit au XVIIème siècle, de l’église St Laurent du XIIème siècle, du bâtiment de la douane, de l’Hôtel de Cabre du XVIème siècle, de la Maison Diamantée du XVI/XVIIème siècle, de l’Hôtel Dieu du XVIIIème siècle et enfin du clocher du couvent des Accoules. Le quartier du Panier a aussi échappé au dynamitage. La pègre qui l’avait investi de longue date bénéficiant de la bienveillance des Allemands avec qui elle collabore !

Après l’épisode cruel de la rafle de janvier 1943, le Vieux-Port connaîtra encore une destruction, celle du pont transbordeur que les Allemands dynamiteront en 1944 et dont un seul pilier sera détruit mais qu’il faudra néanmoins démonter pour des questions de sécurité.

Comme le relate Jean-Baptiste Mouttet, sur le site Médiapart, dans un article intitulé Marseille, 1943 : autopsie d’un crime contre les quartiers populaires, « Longtemps, les Marseillais croiseront du regard la balafre des décombres. Aujourd’hui encore, le Vieux-Port est asymétrique. D’un côté, des maisons héritées de l’arsenal des galères voulu par Louis XIV ; de l’autre, les immeubles élevés par Fernand Pouillon dans les années 1950. La tragédie, visible, s’est pourtant estompée de la mémoire des Marseillais et demeure méconnue à l’échelle nationale, malgré l’historiographie existante. »

L’avocat Pascal Luongo devant la photo de son grand-père sur le Vieux-Port à Marseille (photo © Emilio Guzman / Marsactu)

Il faudra attendre 2019 pour que deux hommes fassent resurgir ces déplorables évènements dans l’actualité. Michel Ficetola, ancien professeur d’Italien, dont les recherches retiennent l’attention de l’avocat Pascal Luongo auquel son grand-père racontait son évacuation des quartiers du Vieux-Port et le tri à Fréjus.   Fort de ses informations, l’avocat dépose plainte contre X pour crimes contre l’humanité le 17 janvier 2019, au nom de huit rescapés ou descendants de victimes, « pour un temps non prescrit, en raison d’une atteinte volontaire à la vie, du transfert forcé de population, de la privation grave de liberté physique et des actes inhumains causant intentionnellement de grandes souffrances et des atteintes graves physiques et psychiques ». Le 29 mai 2019, une enquête préliminaire est ouverte par la vice-procureure au parquet de Paris, Aurélia Devos, cheffe du pôle spécialisé dans ce type de crimes imprescriptibles.

Pour les Marseillais, ce plongeon dans l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, de la cruauté nazie et de la collaboration fait aussi écho à la tragédie de la rue d’Aubagne, où l’effondrement de deux immeubles a fait huit morts le 5 novembre 2018, ou encore récemment au drame  de la rue Tivoli, même si les causes sont bien différentes.

C’est l’histoire de l’urbanisme d’une ville où les quartiers populaires sont encore trop délaissés.

MM

Sources :

France Culture – Rafle à Marseille en janvier 1943 : un quartier rasé et le petit rire de Pétain – Chloé Leprince, 6 juin 2019

Médiapart – Marseille, 1943 : autopsie d’un crime contre les quartiers populaires – Jean-Baptiste Mouttet, 2 août 2020

La Marseillaise week-end du samedi 28 et dimanche 29 janvier 2023 : « Un quartier plein de vie »

Toulon : l’affaire « Hubert eat »

17 avril 2023

La vie politique varoise n’a jamais été réputée pour sa sérénité ni pour la probité de ses élus locaux. Une réputation sans doute usurpée car elle connaît, comme partout, bon nombre de serviteurs intègres et dévoués de la République, n’hésitant pas à sacrifier leurs loisirs au service de l’intérêt public et de leurs concitoyens. Mais force est de constater qu’il existe parfois certains dérapages malheureux, de nature à discréditer la classe politique et à accentuer l’abstention électorale, voire l’extrémisme.

On se souvient notamment de la députée du Var, Yann Piat, ex FN ralliée à l’UDF, qui a payé de sa vie son engagement contre la corruption, lâchement assassinée de 5 balles le 25 février 1994, dans un climat de fortes tensions alors qu’elle envisageait de se présenter aux élections municipales dans la bonne commune d’Hyères-les-palmiers, alors surnommée « Hyères-les-bombes » tant les attentats, incendies criminels et règlements de comptes y étaient monnaie courante, dans un climat d’affairisme et de spéculation immobilière débridée. Un autre élu local, Daniel Perrin, adjoint au maire de la Seyne-sur-mer, avait lui aussi été assassiné par un autre commando à moto en août 1986.

La députée varoise Yann Piat, assassinée en 1994 (photo © Yves Sieur  / AFP / Le Journal de Saône-et-Loire)

Il faut dire qu’à l’époque, le président du Conseil général du Var, Maurice Arreckx, entretenait des relations assez étroites avec certains membres de la pègre locale, dont le truand Jean-Louis Fargette, fiché au grand banditisme, à qui Arreckx, maire de Toulon depuis 1959 et pilier de l’UDF locale, n’hésitait pas à confier la sécurité de ses meetings tout en lui fournissant un alibi en béton pour lui permettre d’échapper à la justice dans une sombre affaire d’extorsion de fonds. Président du Département pendant une dizaine d’année, le sénateur Maurice Arreckx avait dû laisser sa place en mars 1994 à son poulain, un certain Hubert Falco, avant d’être condamné en juin 2000, à 3 ans de prison ferme et 4 millions de francs d’amende pour recel d’abus de biens sociaux et recel d’abus de confiance dans l’attribution d’importants marchés publics entre 1982 et 1994.

Maurice Arreckx, à l’issue de sa condamnation en décembre 1996 (source © archives INA)

Son successeur, Hubert Falco, manifestement formé à la bonne école, élu pour la première fois en 1971, sur une liste de gauche, au conseil municipal de Pignans dont il devient maire en 1983, adhère en 1985 à l’UDF et entre la même année au Conseil général dont il accède à la présidence en 1994. Entre temps, il a été élu député en 1988, avec le soutien appuyé de son ami Maurice Arreckx, puis sénateur en 1995 et jusqu’en 2017. Il participe à plusieurs gouvernements sous la présidence de Jacques Chirac puis de Nicolas Sarkozy, comme Secrétaire d’État aux personnes âgées puis aux anciens combattants, une belle promotion pour cet ancien fabricant de bouchons que certaines mauvaises langues malintentionnées osent surnommer « Bac moins six ».

Hubert Falco dans son bureau (photo © Valérie Le Parc / Var Matin)

De quoi acquérir une petite notoriété nationale qui lui permet en mars 2001 de laisser son fauteuil de maire un peu étroit de la petite commune de Pignans pour s’asseoir dans celui, plus confortable, de maire de Toulon, qu’il occupe donc depuis 22 ans, en sus de celui de président de l’actuelle métropole Toulon Provence Méditerranée, où il siège depuis sa création, le 1er janvier 2002. Autant de fonctions que la loi ne permet plus de cumuler, ce qui l’a donc amené, en octobre 2002, à céder son fauteuil de président du Département à un de ses amis, Horace Lanfranchi, alors maire de Saint-Maximin.

Sauf que, depuis 2002 et bien que ne siégeant plus au Conseil départemental du Var, l’affable Hubert Falco, y reste bien sûr comme chez lui. A tel point même qu’il y a son rond de serviette, au sens propre du terme. Il y déjeune en effet quotidiennement et bénéficie même, jusqu’en 2018 des services d’un maître d’hôtel lorsqu’il a besoin de recevoir à la maison. Un réfrigérateur spécial lui est même dédié dans les cuisines de l’institution départementale, copieusement rempli de petits plats appétissants et où le couple Falco peut venir puiser à discrétion pour les repas du week-end, Madame étant elle-même employée du Conseil départemental. Et le couple n’hésite pas non plus à employer les services d’un prestataire du département pour l’entretien de son linge de maison, aux frais du contribuable.

Le siège du Conseil départemental du Var à Toulon, désormais présidé par Jean-Louis Masson, suite au départ de Marc Giraud, démissionné le 7 octobre 2022 par le Préfet suite à sa condamnation (photo © Olivier Real / TPBM)

Un manège qui a donc perduré pendant plus de 15 ans, pour un montant cumulé que les enquêteurs ont évalué à quelque 285 000 euros, une bagatelle ! Le grain de sable s’est cristallisé en octobre 2019 sous la forme d’un entrefilet du Canard enchaîné, également relayé par Var Matin, évoquant le témoignage d’une déléguée UNSA du Département, Faouzia Mehazem, qui avait alerté la Chambre régionale des comptes et le Parquet national financier sur ces pratiques peu orthodoxes qui se faisaient au vu et au su de tous.

Malencontreusement, au lieu de faire profil bas et de s’excuser, Hubert Falco porte plainte contre la fonctionnaire pour dénonciation calomnieuse et diffamation, ce qui conduit le parquet de Toulon à auditionner cette dernière en janvier 2020, et, du coup, à ouvrir une enquête pour détournement de fonds publics. Une enquête qui va de révélations en révélations. Non seulement elle confirme que l’ex président du Conseil départemental se nourrissait et se blanchissait ainsi à l’œil depuis des années, aux frais du contribuable varois, mais de surcroît elle met en évidence les efforts désespérés d’Hubert Falco pour étouffer l’affaire, n’hésitant pas pour cela à intervenir auprès du ministre de l’Intérieur et même à quitter l’UMP pour se rapprocher du parti présidentiel. La syndicaliste à l’origine du scandale reçoit des menaces de mort et des mots doux aimablement formulés ainsi : « Tous les jours, on rêve de te voir crevée, sale arabe, enfoirée de syndicaliste de merde (.) Fermes ta gueule et occupes toi de tes affaires sinon c’est de ta famille qu’on va s’occuper et on va te brûler ta maison… » tandis qu’un de ses collègues, cuisinier au Conseil départemental, est faussement accusé de malversations, au point qu’il finit par se pendre le 11 mars 2020.

Marc Giraud (à gauche) et Hubert Falco, aux côtés de Renaud Muselier (source © compte Facebook R. Muselier / Blast)

Convoqué et placé en garde-à-vue en octobre 2021, Hubert Falco vient donc d’être condamné, vendredi 14 avril 2023, par le tribunal correctionnel de Marseille, à 3 ans de prison avec sursis et à une peine d’inéligibilité de 5 ans. Il a été démis immédiatement de ses mandats de maire de Toulon et de président de la métropole TPM, tout comme son successeur au Conseil départemental, son ami Marc Giraud avait lui aussi été contraint de quitter son fauteuil de président du Département, le 7 octobre 2022, après avoir été à son tour condamné pour une affaire de détournement de fonds publics lié à un emploi fictif dans sa commune de Carqueiranne. Il ne fait décidément pas bon être élu local dans le Var en ce moment…

L. V.

Israël : Netanyahou s’en prend à la démocratie

5 avril 2023

Le premier ministre israélien Benyamin Netanyahou serait-il devenu une menace contre la démocratie dans son propre pays ? C’est en effet ce que beaucoup affirment, et non sans de sérieuses raisons ! Même son homologue américain, pourtant allié indéfectible de l’État israélien depuis toujours, s’est ému des dernières attaques ouvertes du gouvernement de Netanyahou, le plus à droite que le pays ait jamais connu, contre l’État de droit et les libertés individuelles. Fin mars, Joe Bident a ainsi déclaré sans ambages : Israël « ne [peut] pas continuer sur cette voie et je pense que je me suis fait comprendre » avant de préciserque les États-Unis ne prévoyaient pas « à court terme » de visite de Benyamin Netanyahou, persona non grata, à la Maison Blanche…

Benyamin Netanyahou, président du Likoud depuis 1993 et Premier ministre d’Israël pour la sixième fois de sa carrière depuis 1996 (photo © Ronen Zvulun / AFP / le JDD)

Alors que les Français en sont en leur dixième manifestation contre le projet de report de 2 ans de l’âge minimum de départ en retraite, les Israéliens viennent de manifester samedi 1er avril 2023 pour la treizième semaine consécutive, contre le projet de réforme constitutionnelle du gouvernement de Benyamin Netanyahou. Un projet qui vise, ni plus ni moins, qu’à annihiler le contrôle qu’exerce encore la Cour suprême israélienne sur les décisions de l’exécutif.

Des milliers de manifestants se rassemblent chaque samedi depuis 13 semaines désormais, dans les grandes villes d’Israël pour protester contre le projet de réforme constitutionnelle (photo © Jack Guez / AFP / Sud Ouest)

Un véritable coup d’État judiciaire dans un pays qui ne possède pas de constitution, ni de droit de véto présidentiel, ni de chambre haute permettant de jouer les contre-pouvoirs. En Israël, le gouvernement est directement issu du Parlement, la Knesset, et décide donc en accord avec les députés. Dans un tel système, le seul contre-pouvoir institutionnel qui existe est donc celui de la Cour suprême, chargée de veiller à ce que les textes législatifs respectent les lois fondamentales de l’État, assurant ainsi de fait et en dernière instance, un contrôle sur les principales décisions administratives et judiciaires.

Or Benyamin Netanyahou s’est mis en tête de contourner ce pouvoir en permettant à la Knesset d’annuler à la majorité simple toute décision de la Cour suprême qui ne lui conviendrait pas. En parallèle, il souhaite limiter l’indépendance de ce pouvoir judiciaire en nommant lui-même certains de ses membres, jusqu’à présents élus par des juges.

La Knesset, le parlement israélien (source © Torah box)

Les raisons d’un tel projet sont évidentes et le gouvernement ne s’en cache guère. Il s’agit même pour Benyamin Netanyahou, sous le coup de multiples accusations pour corruption, d’une question de survie politique, ce qui explique son acharnement à ne rien lâcher sur ce projet qui rencontre pourtant une forte hostilité. Outre les milliers de manifestants qui défilent régulièrement dans les rues, même l’armée commence à tousser. Mi-mars 2023, des centaines de réservistes et membres des unités d’élites ont menacé de se retirer si la réforme était adoptée. Une menace si sérieuse que le 26 mars, le ministre de la Défense a cru bon d’annoncer une suspension temporaire du projet. Mais il a été aussitôt désavoué par le chef du gouvernement qui l’a limogé dans la foulée !

Les membres de l’actuel gouvernement de Benyamin Netanyahou, lors de leur investiture le 29 décembre 2022 (photo © Yonatan Sindel / Flash 90 / The Times of Israel)

Même le secteur économique, très dépendant des investisseurs étrangers commence à trouver que la plaisanterie a assez duré en constatant que cette réforme anti-démocratique fait jaser auprès des partenaires et notamment des fonds d’investissements de plus en plus sensibles aux critères de bonne gouvernance… Fin mars, le principal syndicat du pays a appelé à la grève générale et on a vu plusieurs entreprises fermer et encourager leurs salariés à aller manifester contre le gouvernement ! Du jamais vu en Israël alors que la monnaie est à son cours le plus bas depuis 3 ans.

Le ministre des finances israélien ultranationaliste, Bezalel Smotrich, ici à Sderot en octobre 2022 (photo © Gil Cohen-Magen / AFP / BFM TV)

De quoi inquiéter le pouvoir en place qui se heurte à une opposition de plus en plus massive d’une partie de la population, inquiète des dérives du gouvernement Netanyahou contre la démocratie mais aussi contre la laïcité et le droit des minorités. Les ultraorthodoxes fondamentalistes et les ultranationalistes avec qui Netanyahou s’est allié pour constitué son gouvernement, ne cachent en effet pas leurs intentions, estimant qu’Israël est d’abord et avant tout un État juif et que la démocratie n’en est pas une composante essentielle. Le ministre des Finances, Bezalel Smotrich, ouvertement raciste et qui appelle régulièrement à raser des villages palestiniens gênant la colonisation juive, affirmait ainsi encore récemment que « le peuple palestinien est une invention » tandis que ses collègues ultraorthodoxes ne cachent pas qu’à leurs yeux, les femmes n’ont pas vocation à bénéficier des mêmes droits que les hommes : c’est dit…

Contre la Justice, tous les moyens sont bons quand on est au pouvoir : un dessin signé Chappatte, publié le 7 juin 2021 dans NZZ am Sonntag, Zurich

Voilà en tout cas une dérive qui fait désordre mais jusqu’à présent Benyamin Netanyahou s’accroche à son projet de réforme car il sait que c’est le seul moyen pour lui d’échapper à la Justice qui le poursuit pour corruption, fraude et abus de confiance. Il est notamment accusé de corruption depuis 2016 pour avoir reçu des cadeaux pour une valeur de 1 millions de shekels, mais aussi, pour avoir tenté à plusieurs reprises de négocier des accords secrets avec des médias pour s’assurer une couverture favorable. Un homme d’affaire franco-israélien lui aurait aussi versé un don de 1 million d’euros en 2016 pour payer sa campagne électorale en infraction avec la loi. Il est inculpé depuis 2019 alors même qu’il était déjà premier ministre, fonction qu’il a exercé pour la première fois en 1996 et à laquelle il s’agrippe désespérément, pour ne pas tomber.  Un exemple de plus de ces dirigeants politiques peu scrupuleux mais capables de tout pour se maintenir au pouvoir, n’hésitant pas à tripatouiller les fondements juridiques de leur pays pour assurer leur propre immunité. Toute ressemblance avec un certain Nicolas Sarkozy serait naturellement purement fortuite…

L. V.

Mauritanie : un procès hors normes…

2 mars 2023

La Mauritanie, ce pays de 4,5 millions d’habitants, pauvre et largement désertique, qui s’étend au sud du Maroc et de l’Algérie, limitrophe du Sénégal et du Mali, fait partie de ces nations où la justice et la démocratie peinent encore à s’exprimer. L’ONG Transparency International le classe d’ailleurs en 140e position parmi 180 pays, avec un indice de perception de la corruption de 28, équivalent à celui du Pakistan ou de l’Ouzbékistan, bien loin derrière la Nouvelle-Zélande ou le Danemark qui plastronnent avec un indice de 88…

Et pourtant, un événement assez inattendu vient de s’y produire. Mercredi 25 janvier 2023, s’est ouvert, à la Cour criminelle de la capitale, Nouakchott, le procès pour corruption de Mohamed Ould Abdel Aziz, qui n’est autre que l’ancien chef de l’État, au pouvoir de 2008 à 2019. Il est accompagné dans le box des accusés en forme de cage par deux anciens Premiers ministres, Yahya Ould Hademine et Mohamed Salem Ould El-Béchir, ainsi que 7 autres personnalités de haut rang, anciens ministres ou ex directeurs de sociétés nationales prestigieuses.

Rassemblement le 25 janvier 2023 devant la Cour criminelle à Nouakchott, où s’est ouvert le procès de l’ancien Président de la République, Mohamed Ould Abdel Aziz (photo © Mohamed Lemine Rajel / AFP / Jeune Afrique)

Le procès s’est interrompu le 13 février pour au moins 15 jours, à la demande des avocats de l’ex Président de la République islamique de Mauritanie, poursuivi pour corruption, trafic d’influence et enrichissement illicite. Ces derniers plaident en effet le caractère anticonstitutionnel de la procédure, estimant que le dossier est biaisé par le fait que, selon la loi mauritanienne, les autorités qui enquêtent sur un dossier de corruption sont directement intéressées en se récompensant sur les biens confisqués, ce qui ouvre en effet la voie à bien des tentations…

En réalité, l’ex président semble surtout victime d’un règlement de compte politique de la part de son ancien ami et ex ministre de la Défense, le général Mohamed Ould Ghazouani, qui lui a succédé à la tête de l’État le 1er août 2019, élu dès le premier tour avec 52 % des suffrages.

L’actuel Président de la République islamique de Mauritanie, Mohamed Ould Cheikh el-Ghazouani, à Charm el-Cheikh, le 7 novembre 2022 (photo © Bandar al-Jaloud / AFP / Jeune Afrique)

Le président sortant d’alors, Mohamed Ould Abdel Aziz, ne pouvait se représenter après avoir accompli deux mandats présidentiels et il avait tout fait pour que ces élections soient remportées par son fidèle ministre Mohamed Ould Cheikh el-Ghazouani, tout en laissant entendre qu’il ne comptait pas se retirer de la vie politique et que rien ne l’empêcherait de revenir au pouvoir à l’occasion de l’échéance présidentielle suivante, comme Vladimir Poutine l’avait fait en 2012 après avoir laissé Medvedev dirigé le pays le temps d’un mandat : un simple petit arrangement temporaire entre amis, en somme…

Il faut dire que Mohamed Ould Abdel Aziz lui-même, n’était pas arrivé au pouvoir de manière très démocratique. Militaire de formation, il fut l’aide de camp du colonel Maaouiya Ould Sid’Ahmed Taya lequel avait renversé en 1978 le président Moktar Ould Daddah, puis en 1984 son successeur Mohamed Khouna Ould Haidalla avant de diriger le pays d’une main de fer pendant plus de 20 ans jusqu’en 2005. En 2003, Ould Abdel Aziz devenu entre-temps colonel à la tête du Bataillon de la sécurité présidentielle avait déjoué un putsch militaire visant à renverser le chef de l’État, mais 2 ans plus tard il s’associe avec son cousin, le colonel Ely Ould Mohamed Vall pour mener un nouveau coup d’État en profitant de l’absence du président Maaouiya Ould Sid’Ahmed Taya, alors aux obsèques du roi Fahd d’Arabie.

L’ancien président mauritanien Mohamed Ould Abdel Aziz à Nouakchott le 1er août 2019 (photo © Seylou / AFP / RFI)

Élevé en janvier 2008 au grade de général par le nouveau président élu en 2007, Sidi Ould Cheikh Habdallahi, Mohamed Ould Abdel Aziz s’empare du pouvoir dès le mois d’août 2008 par un nouveau putsch militaire, avant de se faire élire à la présidence le 18 juillet 2009 puis de rempiler pour un second mandat de 5 ans en juin 2014, ce qui lui permet de présider pendant un an l’Union Africaine. Très actif dans la création du G5 Sahel, il remporte de francs succès dans la lutte contre le terrorisme islamiste dont les attaques sur le sol mauritanien ont quasiment cessé depuis 2011.

Pour autant, son bilan économique et social, lorsqu’il laisse le pouvoir en 2019 à un autre général, Mohamed Ould Cheikh el-Ghazouani, alors son ministre de la Défense, n’est pas des plus brillants. La dette du pays atteint des sommets à plus de 100 % du PIB et l’extrême pauvreté touche les trois-quarts de la population tandis que la Mauritanie se place en 129e position sur 130 pays pour la qualité de son système éducatif et que les inégalités sociales entre populations maures et noires explosent.

Habitat informel en Mauritanie, un pays où la pauvreté touche au moins les trois-quarts de la population (source © Chez Vlane)

Toujours est-il que le nouveau président Ould Cheikh el-Ghazouani, sitôt dans le fauteuil présidentiel en profite pour raffermir sa main mise sur le parti et lance dès 2020 une commission parlementaire chargée de passer au crible la gestion de son prédécesseur. En août 2020, six anciens ministres sont placés sous contrôle judiciaire après avoir été auditionnés dans le cadre de juteux contrats, et le 17 août Mohamed Ould Abdel Aziz lui-même est arrêté, accusé de corruption et de détournement de biens publics. Interdit de quitter le territoire depuis septembre 2020, l’ancien président a été inculpé en mars 2021 puis de nouveau arrêté en septembre 2021 après que les enquêteurs aient démoli sa maison de Beni Chab, à la recherche d’or caché…

L’ex-président mauritanien Mohamed Ould Abdel Aziz alors en exercice, entouré de sa garde présidentielle en novembre 2015 (photo © Bruno Fanucchi / Paris Match / Mozaikrim)

Victime d’un AVC et opéré du cœur en décembre 2021, Mohamed Ould Abdel Aziz purge sa détention à domicile en attendant son procès annoncé depuis juin 2022 et qui vient donc de commencer. Selon son dossier judiciaire, les sommes qu’il est accusé d’avoir détournées s’élèvent à 90 millions de dollars et son patrimoine est composé de 17 maisons, 468 terrains et plusieurs troupeaux, dont il n’explique pas réellement l’origine. Il lui est surtout reproché l’attribution de marchés douteux concernant notamment la vente de domaines nationaux mais aussi la gestion de droits de pêche attribués à une société chinoise qui transbordait illégalement en haute mer le produit de plusieurs chalutiers sur un bateau collecteur. La commission d’enquête estime à 24 millions de dollars les fonds détournés pendant des années et placées frauduleusement sur des comptes à l’étranger.

Le chef de l’État mauritanien Mohamed Ould Abdel Aziz sur son lit d’hôpital à Nouakchott le 14 octobre 2012 avant son évacuation sanitaire vers Paris pour être opéré après avoir reçu plusieurs balles pour avoir forcé imprudemment un barrage militaire (photo © AMI / Jeune Afrique)

L’avenir de l’ex président Mohamed Ould Abdel Aziz paraît décidément bien sombre, à moins qu’un nouveau coup d’État ne vienne opportunément changer la donne : la Mauritanie n’en est plus à un putsch militaire près, dans ce pays où l’armée est plus que jamais omniprésente, au point que le Président déchu Mohamed Ould Abdel Aziz lui-même, alors qu’il était chef de l’État tout puissant, s’était fait tirer dessus par une patrouille militaire, le 13 octobre 2012 en regagnant Nouakchott à la nuit tombante au volant de son puissant Toyota V8. Une simple erreur d’un lieutenant zélé à qui on avait donné l’ordre de tirer sur tout véhicule suspect refusant d’obtempérer : en Mauritanie, mieux vaut se méfier du pouvoir des militaires, habitués à une certaine impunité…

L. V.

Fraude dans les transports : la RTM à la peine

18 décembre 2022

Les transports en commun, c’est bien connu, ne sont pas le point fort de l’aire métropolitaine marseillaise Cet automne, la Chambre régionale des Comptes (CRC) PACA n’a donc guère eu à se forcer pour en critiquer la gestion en rendant publics coup sur coup deux rapports en date du 20 octobre 2022, qui forment encore de grosses pierres dans le jardin déjà bien encombré de la Métropole

Le premier concerne le fonctionnement de la Régie des Transports RDT13. Une institution pourtant vénérable puisque créée en 1913 par ce qui était alors le Conseil Général des Bouches-du-Rhône et dont l’activité initiale était liée au transport ferroviaire d’hydrocarbures avant de se réorienter vers la gestion des cars scolaires. Curieusement, en 2017, cette régie dont l’activité s’étend sur la totalité de l’emprise départementale, très au-delà du périmètre de l’aire métropolitaine, a été transférée à la Métropole, en toute illégalité donc, comme ne manque pas de s’en étonner la CRC.

Le Car, logo actuel des cars de la RDT 13 gérée par la Métropole (source © RDT 13)

Un choix d’autant plus dommageable que les magistrats de la CRC constatent que les élus métropolitains, pourtant largement majoritaires au Conseil d’administration, ne pilotent guère cette structure, par manque d’assiduité de leur part et faute de disposer d’informations précises exploitables. Du coup, la RDT 13 voit ses actions partir un peu dans tous les sens, sans réelle stratégie, ce qui la conduit à gérer désormais, outre le transport scolaire et le transport interurbain de voyageurs, la ligne de bus à haut niveau de service d’Aix-en-Provence, mais aussi la location de vélos électriques ou encore le transport ferroviaire de déchets ménagers !

La Régie des transports, également opérateur ferroviaire de proximité (source © RDT 13)

Et le moins qu’on puisse dire est que, à en croire le diagnostic de la CRC, cette institution est loin de se caractériser par sa rigueur de gestion et sa cohérence. Le rapport dénonce ainsi pêle-mêle des projets mal ficelés, coûteux et parfois avortés, des contrats à plusieurs millions d’euros passées en dehors de toute mise en concurrence et au mépris total des règles de la commande publique, une comptabilité totalement défaillante, des avantages indus accordés à ses agents de direction, et même de la négligence en matière de déclaration fiscale… La CRC dénonce en particulier des coûts très excessifs pour les voyageurs et soupçonne la Régie d’en profiter pour subventionner, grâce à ces recettes, ses autres activités, notamment ferroviaires, qui relèvent pourtant d’un domaine concurrentiel…

Bref, l’analyse est pour le moins sévère ! Mais elle ne l’est pas moins pour l’autre régie des transports, également gérée par la Métropole et plus connue du grand public puisqu’il s’agit de la RTM, la Régie des transports marseillais, en charge des transports urbains sur la ville de Marseille. Une institution qui date de 1986 et qui est devenue métropolitaine en 2016, ce qui lui a permis d’étendre son activité au-delà de la seule gestion des lignes de bus, métro, tramways et même navette maritime de Marseille, à celle de parking relais et à la gestion de bus sur La Ciotat, Martigues et Aubagne, via des filiales dédiées.

Un périmètre d’action qui ne fait donc que s’étendre, mais pour une efficacité qui laisse la CRC dubitative. Celle-ci observe en effet que les indicateurs de performance de la RTM sont peu flatteurs par rapport à ceux d’autres structures comparables, avec un coût élevé au kilomètre et par voyageur transporté, ainsi que des vitesses commerciales faibles. Rien d’étonnant pour qui emprunte régulièrement ces lignes et qui ne peut que constater un respect très aléatoire des horaires et des temps de parcours excessifs qui rendent le service peu fiable, donc faiblement attractif pour l’usager au quotidien.

Bus de grande capacité de la RTM à Marseille (source © RTM)

La CRC pointe aussi un taux de fraude particulièrement élevé et qui ne fait qu’augmenter au fil du temps. Il atteint 23 % en moyenne sur l’ensemble du réseau mais 40 % sur les seules lignes de bus et même jusqu’à 60 % dans certains quartiers où moins d’un voyageur sur deux s’acquitte d’un titre de transport ! Sachant que la RTM transporte annuellement de l’ordre de 900.000 voyageurs, voilà qui fait beaucoup de fraudeurs ! Sur les 4 années qui ont fait l’objet de l’analyse de la CRC, entre 2016 et 2020, ce sont ainsi pas moins de 90 millions d’euros de recette potentielle perdue pour la RTM, de quoi renouveler un tiers de sa flotte globale de véhicules… Sur le seul réseau de bus marseillais, le taux de fraude est en moyenne de 34 % alors qu’il ne dépasse pas 10 % à Bordeaux et 13 % à Lyon. Rien que la station de métro de la gare Saint-Charles avec ses simples tourniquets faciles à enjamber voit ainsi passer près de 8000 voyageurs chaque jour sans ticket !

La RTM a mené des études pour cerner le profil type du fraudeur récurrent et tenté de mettre en place des tarifs plus adaptés pour ces catégories mais sans beaucoup de succès. Selon l’analyse de la CRC, c’est surtout la politique de contrôle organisée par la RTM qui n’est pas à la hauteur. Elle pointe en particulier l’inefficacité totale des agents de sécurité, mobilisés via une société privée, et que l’on voit régulièrement affalés sur les tourniquets et regardant d’un air blasé les voyageurs qui les enjambent allègrement. N’étant pas chargés de vérifier les titres de transport mais seulement d’assurer une présence, ils ne font en réalité que renforcer le sentiment d’impunité totale des fraudeurs.

Fraude dans le métro : une activité sportive comme une autre ? (source © La Provence)

Quant aux contrôles eux-mêmes, la CRC déplore leur insuffisance manifeste. Alors même que le taux de fraude n’arrête pas d’augmenter, le nombre de procès-verbaux dressés par des contrôleurs de la RTM a été divisé par deux depuis 2017 ! Qui plus est, le taux de paiement effectif de ces amendes est dérisoire : moins de 5 % des sommes dues sont effectivement recouvrées par la RTM, alors que ce taux dépasse 50 % à Bordeaux… La RTM a beau reverser les sommes payées aux contrôleurs sous forme de primes incitatives, la CRC se demande ce que ces derniers font de leurs journées dans la mesure où la RTM n’enregistre en réalité que 1 à 2 infractions par jour, ce qui est en décalage complet des chiffres de fraude qu’elle constate elle-même. En réalité, comme l’analyse la CRC, la plupart des contrôles sont purement dissuasifs et ne se traduisent pas par des verbalisations, les voyageurs sans ticket se contentant de rebrousser chemin.

Opération de contrôle de la RTM, ici en 2017 (photo © Philippe / MaxPPP / La Provence / Le Parisien)

Face à une critique aussi acerbe, la RTM, présidée par Catherine Pila, une proche de Martine Vassal, a été obligée de réagir et a lancé la création, depuis mai dernier, d’un Groupe d’assistance et de protection (GAP), constitué de 41 agents pour venir renforcer les 260 contrôleurs. Ces gros bras équipés de caméras pour dissuader les actes de violence et les injures à leur encontre, sont en cours d’assermentation pour faire également des constats d’infraction, mais leur rôle reste encore principalement dissuasif, pour améliorer le sentiment de sécurité des voyageurs.

Agents de sécurité dans le métro marseillais : un rôle dissuasif peu convaincant… (photo © NV / La Provence)

Un dossier qui n’est pas simple à traiter même si le rapport de la CRC ouvre de nombreuses pistes d’amélioration qui paraissent relever du bon sens même. Face aux incivilités du quotidien qui minent ainsi la rentabilité du réseau de transports en commun marseillais déjà bien mal en point, tous les moyens sont bons pour redresser la barre, du pédagogique au répressif en passant par le dissuasif, avec des marges de progression fortes. Une chose est sûre : le sentiment d’impunité totale que donnent les agents de sécurité et même les contrôles actuels, n’incite guère à plus de discipline de la part des voyageurs…

L. V.

Violences conjugales : une nouvelle grille (pain)…

3 décembre 2022

A l’occasion du 25 novembre, journée internationale pour l’élimination des violences à l’égard des femmes, le Département de Savoie a lancé sa campagne d’information sur les violences conjugales, réalisée et co-financée par la Préfecture de la Savoie et par le Centre Départemental de l’Accès au Droit (CDAD) de Savoie. Des sachets destinés à emballer les baguettes de pain ont ainsi été imprimées en 75 000 exemplaires et distribuées, par les brigades de la gendarmerie, dans 137 boulangeries des territoires ruraux de Savoie.

Sachets à pain pour alerter sur les violences faites aux femmes, ici en 2021 à Paris (source © Mairie du 10e arrondissement de Paris)

Sur ces sachets est imprimé d’un côté le violentomètre, qui se présente sous la forme d’une grille d’auto-évaluation comportant 23 questions rapides à se poser, qui permettent de repérer les comportements violents et de mesurer si la relation de couple est saine ou si elle est violente. Imaginé en Amérique latine, cet outil a été adapté en 2018 par l’Observatoire des violences envers les femmes du Conseil départemental de la Seine-Saint-Denis, en partenariat avec l’Observatoire parisien de lutte contre les violences faites aux femmes et l’association En Avant Toute(s).

Le violentomètre rappelle ce qui relève ou non des violences à travers une graduation colorée décrivant 23 exemples de comportements types qu’un partenaire peut avoir. Les graduations vertes caractérisent une relation saine et celles qui ressortent en orange sont indicatrices de violences qui n’ont pas lieu d’être, voire de situations de danger contre lesquelles se protéger est nécessaire.

Sur l’autre face du sachet à pain, il est rappelé la notion de consentement, à savoir : « le fait de donner son accord de manière consciente, libre et explicite à un moment donné pour une situation précise » et surtout que faire si on est témoin ou victime de violence, comment signaler des violences et infractions sexistes et sexuelles, où trouver de l’aide et à qui s’adresser.

Affiche de sensibilisation de la campagne contre les violences faites aux femmes (source © dossier de presse Préfecture de Savoie)

Une démarche de communication originale et percutante donc, qui de surcroît implique directement les forces de l’ordre avec l’intervention des gendarmes pour la distribution des sachets !

Ces campagnes sont très importantes pour que les femmes prennent conscience qu’elles sont en danger et il y a encore du travail en la matière ! Comme le rappelle Anne-Cécile Mailfert, présidente de la Fondation des femmes : « Il y a un nombre exponentiel de femmes qui contactent des associations débordées. Le gouvernement n’a fait que chiffrer ce qui est déjà sur la table, il n’y a pas de moyens supplémentaires, notamment pour des solutions d’hébergement de qualité ». 

Comment mieux protéger les femmes ? Avoir les moyens de les accompagner et de les mettre en sécurité ? Tout faire pour éviter les féminicides ? C’est la question qui hante depuis des mois, pour ne pas dire des années, les associations. En effet que peut faire une femme qui est partie de chez elle avec ses enfants et qui ne trouve pas de place pour l’accueillir ? Elle ne peut que rentrer chez elle, jusqu’à la prochaine crise !

La Maison des femmes de Saint-Denis (source © Gomet)

On doit souligner tout de même l’ouverture en janvier 2022 de la Maison des femmes à Marseille au sous-sol de l’hôpital de la Conception, et qui doit emménager fin 2023 dans une vaste maison de ville mise à la disposition par le Conseil départemental, rue Saint-Pierre. Cette Maison des femmes a été conçue à l’image de celle de Saint-Denis ouverte en 2016 et qui connait un grand succès. Depuis, 12 autres centres ont suivi et 8 sont en projet.

Cependant en France les féminicides ne sont pas en baisse malgré ces campagnes. Pour Isabelle Rome, ministre déléguée chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, les chiffres de 2021 sont « glaçants » : « Malgré les efforts sans précédent engagés par l’État ces cinq dernières années, les féminicides restent à un niveau trop élevé », a-t-elle déclaré auprès de l’AFP. En effet 122 femmes ont perdu la vie en 2021 sous les coups de leur conjoint ou ex-conjoint, un chiffre en hausse de 20 % par rapport à l’année précédente, selon le bilan des « morts violentes au sein du couple » publié par le Ministère de l’Intérieur. Pour l’année 2022, le collectif #NousToutes a déjà décompté 85 féminicides en date du 21 août, soit en moins de 8 mois.

En Espagne, les féminicides ont diminué de 24 % en moins de 20 ans, ce qui confirme qu’une politique volontariste est payante. Depuis2004, la loi d’État contre les violences conjugales a mis en place un système de droits et d’aides sociales particulières pour les femmes victimes. Le texte a modifié le Code pénal, créé des crimes spécifiques et établi une juridiction spécialisée. 107 des 3 500 tribunaux du pays se consacrent exclusivement aux violences commises par un époux ou un ex-compagnon. En Espagne, il y a 100 fois plus de bracelets anti-rapprochement distribués qu’en France.

Manifestation contre les violences sexistes en Espagne (source © France TV info)

Depuis l’été 2021, le gouvernement travaille sur un tout nouveau concept qui pourrait faire basculer le Code pénal : un projet de loi baptisé « Solo sí es sí » (seul un oui est un oui). L’idée est d’inverser la charge de la preuve. Il reviendra au présumé agresseur de prouver qu’il y a eu consentement s’il veut être acquitté. Et non plus à la victime de prouver qu’elle a refusé l’acte sexuel. Une révolution en droit regardée avec envie par toutes les féministes européennes.

« Les violences envers les femmes sont le symptôme. Mais la maladie vient de la société, de ses préjugés et du système capitaliste », estime Me Serra, (avocat espagnol). « Comment peut-on aider une victime qui a fui son mari et vit dans la rue ? Aujourd’hui, le système capitaliste est poussé à l’extrême. On a une situation sociale toujours plus précarisée, une extrême droite qui banalise les violences : le contexte social ne peut que favoriser les violences envers les femmes. La meilleure formule pour lutter contre elles, c’est une politique sociale globale. Ensuite, on pourra parler de stratégie envers les violences conjugales. » Vaste chantier en perspective, assurément

C. T.

Le Conseil départemental épinglé par la CRC

31 octobre 2022

La Chambre régionale des Comptes (CRC PACA) vient de rendre public, lundi 24 octobre 2022, un rapport sur la gestion du Conseil Départemental des Bouches-du-Rhône entre 2013 et 2020, et les magistrats régionaux ne sont pas particulièrement tendres avec cette administration mastodonte qui compte près de 8000 agents en équivalents temps plein pour administrer le troisième département le plus peuplé de France.

La période d’analyse est intéressante si l’on se souvient que lors des élections départementales de mars 2015, le Département des Bouches-du-Rhône, majoritairement à gauche depuis 60 ans et présidé depuis 1998 par Jean-Noël Guérini, avait alors basculé à droite et est depuis cette date présidée par Martine Vassal, réélue d’ailleurs à ce poste en juin 2021 tout en cumulant depuis septembre 2118 cette présidence avec celle de la Métropole Aix-Marseille-Provence après avoir échoué en 2020 à remporter de surcroît la mairie de Marseille.

L’analyse détaillée de la CRC figure dans deux cahiers distincts dont la lecture est très instructive pour un citoyen attentif à la bonne utilisation des deniers publics et au bon fonctionnement de la démocratie locale. Le premier traite des compétences prises en charge par le Département, de sa gestion financière et de sa gestion des ressources humaines. Le second est axé sur la gestion de son patrimoine immobilier, sur ses pratiques en matière de marchés publics et sur les subventions octroyées aux associations.

Martine Vassal annonçant que le Département des Bouches-du-Rhône est candidat pour expérimenter le RSA conditionné à des heures de travail (photo © Franck Pennant / La Provence)

Et le moins qu’on puisse dire est que, sur chacun de ces points, l’analyse des magistrats de la CRC, n’est pas très élogieuse ! Rien que le périmètre de compétences réellement assumées pose problème, la CRC relevant que le Département, qui a pourtant réglementairement perdu sa clause de compétence générale, continue allègrement d’exercer des compétences, notamment en matière de transport public et d’aide au développement économique, qui relève désormais d’autres collectivités, Métropole ou Région notamment. Ainsi, alors que la création de la Métropole en janvier 2016, aurait dû entraîner un transfert automatique de la totalité des 1959 km de routes départementales situées sur son périmètre, seuls 53 km de ce réseau a effectivement été transféré à la Métropole en 2017 et 61 km sont toujours en cours de transfert depuis 2018 !

Les relations entre Département et Métropole font d’ailleurs l’objet d’interrogations de la part de la CRC, du fait de la forte interaction entre ces deux structures, sachant que 90 des 119 communes des Bouches-du-Rhône, représentant près de 92 % de la population départementale sont désormais dans le giron métropolitain. Curieusement, alors que les rumeurs de fusion entre les deux structures semblent s’éloigner, jamais les deux collectivités n’ont été aussi proches avec de multiples groupements d’achats, une politique de communication commune (au service de leur présidente unique) et un transfert financier massif du Département en faveur de la Métropole dont les subventions d’investissement ont été multipliées par 3 entre 2016 et 2020. La Métropole reçoit à elle-seule près de 30 % des aides du Département à l’investissement !

Le Bateau bleu, le siège du Conseil départemental des Bouches-du-Rhône qui ne passe pas inaperçu (source © Structurae)

Cette question des aides massives accordées par le Conseil départemental aux communes et intercommunalités, n’en finit d’ailleurs pas d’étonner la CRC. Celle-ci constate ainsi une augmentation de 25 % des dépenses d’investissement du Département entre 2028 et 2020, liée non pas à ses propres investissements (dans la voirie et les collèges principalement) mais à des subventions aux autres collectivités qui représentent en 2020 plus des deux-tiers du total ! Certes, la loi autorise le Département à participer ainsi à l’aide aux projets des communes mais à un tel niveau, c’est du jamais vu…

D’autant que les critères de distribution de cette manne départementale semblent bien opaques, conduisant à des déséquilibres territoriaux qui intriguent la CRC : sur la période analysée, de 2013 à 2020, la Ville de Marseille a ainsi reçu un total de 170 € par habitant tandis que se voisine de Gignac-la-Nerthe a empoché 2611 € par tête de pipe. On n’ose imaginer le montant pour la ville de Carnoux où le moindre investissement est subventionné à plus de 60 % par le Département…

Alors que la situation budgétaire du Conseil départemental se dégrade d’année en année avec un endettement multiplié quasiment par 4 sur la période d’observation, la CRC s’étonne de cette générosité inhabituelle en faveur des communes, notant de manière feutrée et très diplomatique que « cette politique, davantage distributive que redistributive, ne répond que partiellement à un objectif de solidarité territoriale ». Une critique déguisée de clientélisme qui avait d’ailleurs fait l’objet d’échanges peu amènes lors du débat sur le rapport de la CRC qui avait eu lieu vendredi 21 octobre en séance publique du Conseil départemental. Danielle Milon, maire LR de Cassis et bombardée 1ère Vice-Présidente du Département déléguée au tourisme (tout un symbole qui en dit long sur les priorités de Martine Vassal), a tenté de justifier ce choix en expliquant, de manière aussi maladroite que malheureuse : « Martine Vassal a rétabli les inégalités qui existaient avant son élection en 2015 » : on ne saurait mieux dire en effet…

Le rapport de la CRC a été présenté et débattu lors de la séance du Conseil départemental du 21 octobre 2022 (source © CD 13)

On passera pudiquement sur les critiques acerbes de la CRC concernant une gestion budgétaire assez approximative, une méconnaissance du patrimoine publique, l’absence de stratégie pour la maintenance des collèges comme pour celle des espaces naturels sensibles, ou encore une politique de commande publique erratique et peu optimisée. Et encore, le rapport n’évoque même pas les déboires récents de certains de ses agents dont un ancien chef de service, Renaud Chervet, jugé au tribunal depuis le 24 octobre pour corruption après avoir été filmé en train de recevoir 10.000 € en liquide de la main d’un entrepreneur en échange d’un coup de main pour obtenir une grosse commande publique de la part du Département.

On passera aussi sur la question des subventions départementales aux quelques 48.000 associations recensées dans les Bouches-du-Rhone et dont 3.500 en moyenne bénéficient chaque année d’un coup de pouce financier qui représente quand même au total pas loin de 100 millions d’euros par an, partagé en 2020 entre 3.049 associations seulement alors que 7.300 dossiers de demande avaient été déposés. Là encore, la CRC s’étonne des disparités territoriales criantes dans la répartition de ces financements…

Renaud Chervet, ancien cadre du CD 13, lors de son procès pour corruption, avec, à droite, l’entrepreneur qui avait filmé la remise de billets en mains propres (photo © Jean-François Giorgetti / France 3)

En matière de gestion des ressources humaines, les magistrats de la CRC tombent de leur chaise en constatant que sur les près de 8000 agents que compte l’institution, seuls 11 d’entre eux relèvent d’un cycle de travail qui respecte effectivement la durée légale de 1607 heures annuelles, fixée par un décret datant quand même de juillet 2001. On ne saura pas qui sont ces valeureux héros qui sauvent l’honneur de la fonction publique territoriale, mais la CRC relève que tous leurs collègues bénéficient de congés supplémentaires indus qui, mis bout à bout, représentent plus de 200 postes à temps plein.

Sur ce sujet, la CRC se montre, pour une fois, assez sévère en écrivant sans détours : « la collectivité est invitée à régulariser cette situation au plus tard pour le 1er janvier 2023, ainsi qu’à renforcer son dispositif de contrôle des heures supplémentaires réalisées et payées aux agents ». A un mois seulement des élections professionnelles prévues début décembre et qui verront les différents syndicats se livrer à la surenchère habituelle, voila une belle pierre dans le jardin de Martine Vassal : il serait fort étonnant que la CRC constate la moindre évolution dans ce domaine d’ici le 1er janvier prochain…

L. V.

Port-Vendres se déleste en douce de ses vestiges…

2 octobre 2022

Voilà une affaire qui est en train de faire du bruit et qui commence à embarrasser quelque peu le Conseil départemental des Pyrénées-Orientales, accusé ni plus ni moins que d’avoir saccagé, avec la complicité des pelleteuses d’Eiffage, premier groupe européen du BTP, un site archéologique de première importance, un ancien temple romain dédié à Vénus largement cité par le géographe grec Strabon qui évoque, au premier siècle avant Jésus-Christ Aphrodision, latinisé en Portus veneris, « entre deux promontoires du Pyréné, célèbre par son temple ». Même le Canard enchaîné s’en est fait l’écho et le fait est qu’une nouvelle enquête a été ouverte pour tenter de démêler l’affaire.

Port-Vendres, un site portuaire connu et exploité depuis l’Antiquité (photo © CC BY-SA / Ministère de la transition écologique)

Il faut bien reconnaître que le dossier n’est pas d’une grande limpidité… Des controverses existent sur la position même de ce fameux temple de Vénus, probablement d’origine grecque, qui aurait été implanté sur une île, près de l’ancienne cité de Pyrène, évoquée pour la première fois par Hérodote au VIe siècle avant J.-C., et qui aurait donné son nom à la chaîne de montagne voisine. Mais l’origine du mot Pyrénées prête elle-même à débat, entre tenants d’une étymologie grecque liant justement ce nom à une ancienne cité portuaire de la Côte vermeille, et partisans d’une origine mythologique celte.

Le géologue universitaire Jean-Claude Bisconte de Saint Julien est quant à lui persuadé que cette antique cité portuaire n’est pas Collioure comme le prétendent certains, mais bien Port-Vendres, où l’on n’a pourtant pas retrouvé de vestige de ville antique. En revanche, lui est convaincu, comme il l’expose avec force détails dans son livre récemment publié que l’ancienne Pyréné se trouvait bien à l’emplacement de l’actuelle Port-Vendres même si ce site portuaire prisé des marins antiques par l’abri naturel qu’il offre contre la Tramontane, a été mis en sommeil pendant plus de 1000 ans, du fait d’une sédimentation excessive.

Le professeur Jean-Claude Bisconte de Saint-Julien et la couverture du livre qu’il vient de publier fin 2019 (source © L’Ouillade)

Il pense que l’île dont parle les Anciens, abritant le sanctuaire dédié à Aphrodite, a été arasée en 1929 lorsque les installations portuaires modernes ont été aménagées, contribuant à faire de Port-Vendres un port de commerce très actif, en particulier pour l’importation de fruits exotiques dont 270 000 tonnes transitent annuellement ici. De fait, des investigations géophysiques réalisées en 2018 ont révélé les fondements de l’ancienne île Aphrodisium, immergés en bordure d’un quai.

Carte postale de l’îlot marquant l’entrée du port de Port-Vendres avant sa destruction en 1929 (source © Jean-Claude Bisconte de Saint-Julien / France 3 Régions)

Le problème, c’est que le quai en question est désormais trop court pour faire accoster les cargos actuels de 155 m de long et de 8 m de tirant d’eau. Comme c’est le seul port en eau profonde du département, le Conseil départemental qui en est le propriétaire, porte depuis 1998, avec la Région Occitanie et la Chambre de commerce et d’industrie, gestionnaire du port de commerce, un ambitieux projet de réaménagement qui consiste notamment à reconstruire totalement le quai Dezoums, inutilisé depuis 2005, en remblayant en totalité une ancienne anse naturelle adjacente. Un projet qui naturellement cristallise l’opposition des défenseurs locaux de l’environnement, lesquels avaient déjà réussi à faire annuler en 2011 par le Tribunal administratif une première autorisation de construire.

Projet de requalification du quai Dezoums en lieu et place de l’actuelle anse des Tamarins (source © EGIS – Etude d’impact des travaux de requalification du quai Dezoums à l’Anse des Tamarins – février 2017)

Le projet a été partiellement revu et une nouvelle étude d’impact a été lancée, aboutissant, fin 2018, à une autorisation de la DREAL au titre du Code de l’environnement, sur la base du projet délibéré en juin 2018 par le Conseil départemental pour un montant d’environ 25 millions d’euros. Les travaux de dragage et de déroctage entrepris en 2019 concernent pas moins de 50 000 m3 que le maître d’ouvrage, conseillé par le CEREMA, un organisme public, se vante de réexploiter au maximum dans une logique d’économie circulaire bien comprise, s’engageant à ne procéder à aucun rejet en mer.

Dragage en cours dans le port de Port-Vendres en mai 2019 (source © France 3 Occitanie)

Mais voilà que lors de ces travaux de terrassement réalisés entre mars et juin 2019, certains témoins voient les pelleteuses à l’œuvre le long du fameux quai Dezoums, remonter de gros blocs bien équarris de marbre blanc, qui font furieusement penser à ce que pourraient être les fondations de l’antique sanctuaire d’Aphrodite ! Pire, les associations repèrent des allées et venues suspectes de barges parties en mer chargées de sédiments et de blocs issus de ces travaux de déroctage, et revenues vides après avoir discrètement largué leur cargaison en pleine mer, ni vu ni connu…

L’association FRENE 66, membre de France Nature Environnement, ainsi que deux autres associations de défense du patrimoine local, « Port-Vendres et les Port-Vendrais » et le collectif « Les Tamarins » portent plainte et les gendarmes viennent apposer les scellés sur le tas de gravats resté à quai tandis que le professeur Jean-Claude Bisconte de Saint Julien s’égosille dans la presse, jurant que les matériaux issus du déroctage recelaient sans aucun doute des vestiges archéologiques d’une valeur patrimoniale inestimable, les anfractuosités naturelles de l’ancienne île étant même susceptibles d’abriter des anciennes épaves irrémédiablement perdues.

Vue aérienne montrant les différents éléments de l’anse de Port-Vendres avec notamment le quai Dezoums (8) où ont eu lieu les travaux de dragage et l’anse Guibal (16) où gisait l’épave de Port-Vendres 1 (source © EGIS – Etude d’impact des travaux de requalification du quai Dezoums à l’Anse des Tamarins – février 2017)

Il faut dire que le site de Port-Vendres est particulièrement riche en matière d’archéologie sous-marine et que la commune elle-même a fait l’objet d’un classement en Site patrimonial remarquable (SPR) par le Ministère de la Culture. De fait, plusieurs épaves antiques y ont été repérées, dont celle d’un navire romain qui a coulé dans l’anse Guibal, à la fin du IVe siècle de notre ère, avec une partie de sa cargaison d’amphores remplies de poisson et de garum en provenance du sud de l’Espagne. Identifiée en 1929, lors des travaux d’aménagement du port et déjà largement endommagée par les travaux de dragage effectués dans l’entre-deux-guerres, l’épave a été fouillée à partir de 1962 puis en 1973 dans le cadre d’une opération de sauvetage avant destruction définitive par les travaux de réaménagement du port prévus à partir de 1974. L’épave avait alors été démontée et remontée à la surface, constituant la première opération de ce type en France, les parties en bois ayant alors été envoyées à la DRASM de Marseille (Direction des recherches archéologiques sous-marines) pour un traitement chimique en vue de sa conservation.

Vidéo produite par le Parc naturel marin du Golfe du Lion en 2017 retraçant l’histoire de l’épave Port-Vendres 1

Curieusement, ce riche patrimoine archéologique local ne fait l’objet, dans l’étude d’impact rédigée par EGIS en 2017, que d’une seule ligne sur les 92 pages du résumé non technique, se contentant d’affirmer que « le site d’étude a en particulier fait l’objet de plusieurs fouilles archéologiques mettant en évidence des vestiges significatifs ». De quoi faire hurler les associations locales, mais pas suffisamment pour émouvoir le Procureur de la République qui a classé l’affaire sans suite le dossier ouvert en septembre 2019,  avant que les défenseurs acharnés de l’antique Portus veneris ne relancent l’affaire en justice, avec photos à l’appui montrant les blocs déchargés en mer et reposant désormais à 40 m de fond ! Une nouvelle enquête est donc en cours tandis que les travaux d’aménagement du port se poursuivent : business is business..

L. V.

Conseil de sécurité de l’ONU : un droit de veto problématique

23 septembre 2022

La réforme du Conseil de sécurité des Nations unies, fait partie de ces serpents de mer qui resurgissent régulièrement. Créé au lendemain de la Seconde guerre mondiale, le Conseil de sécurité est l’organe exécutif de l’Organisation des Nations unies et a pour responsabilité principale, selon les termes de la Charte des Nations unies, « le maintien de la paix et de la sécurité internationale », rien de moins…

Le président ukrainien Volodymyr Zelensky s’exprime devant le Conseil de sécurité de l’ONU, le 24 août 2022 à New York (photo © Timothy A. Clary / AFP / L’Express)

Cet organe, qui peut se réunir à tout moment, à New York, y compris en urgence pour traiter de crises imprévues, est désormais composé de 15 membres dont 10 non permanents élus pour 2 ans par groupes géographiques de pays, avec un renouvellement par moitié chaque année. Actuellement, l’Irlande et la Norvège y représentent l’Europe occidentale et l’Albanie l’Europe de l’Est, tandis que le continent africain est représenté par le Gabon, le Ghana et le Kenya. Le bloc Asie-Pacifique est actuellement représenté par l’Inde et les Émirats arabes unis, et l’Amérique latine par le Brésil et le Mexique.

Quant aux 5 membres permanent, malgré les nombreux projets de réformes tous avortés à ce jour, ce sont toujours les principaux vainqueurs de la seconde guerre mondiale qui ont conservé leur siège, à savoir les États-Unis, la Russie, la Chine, le Royaume-Uni et la France. Et ils disposent toujours du droit de veto qu’ils se sont eux-mêmes arrogés dès l’origine, ce qui leur permet de bloquer n’importe quelle résolution qui, sinon, doit avoir l’aval de 9 des membres du Conseil de sécurité pour être adoptée.

Première réunion du Conseil de sécurité des Nations unies à Londres, le 17 janvier 1946 (photo © Marcel Bolomey / ONU)

La récente invasion russe en Ukraine a, une fois de plus, remis sur la table la question du maintien de ce droit de veto d’un autre âge, Vladimir Poutine ayant bien évidemment utilisé une fois de plus cet outil pour bloquer le 26 février 2022 une résolution déplorant l’agression, tout en notant avec satisfaction que 3 autres membres (Chine, Inde et Émirats arabes unis) préféraient s’abstenir… De quoi énerver passablement l’ambassadrice américaine à l’ONU, Linda Thomas-Greenfield, considérant que « les États membres responsables n’envahissent pas leur voisin » et l’amenant à faire des propositions pour limiter le droit de veto, estimant que « tout membre permanent qui use de son droit de veto pour défendre ses propres actions perd toute autorité morale et doit être tenu pour responsable ».

L’ambassadrice des États-Unis auprès des Nations unies, Linda Thomas-Greenfield, en conférence de presse au siège de l’Onu, le 1er mars 2021 (photo © Mary Altaffer / The Associated Press / Voice of America)

Une leçon de morale qui ne peut bien entendu que faire sourire, voire ricaner, les autres pays, habitués de longue date à voir les États-Unis n’en faire qu’à leur tête et se soucier comme d’une guigne de ce que peut bien penser le reste du monde lorsque leurs propres intérêts économiques ou stratégiques sont en jeu… De fait, depuis la création de l’ONU, les États-Unis ont utilisé à 83 reprises leur droit de veto, dans plus de la moitié des cas pour défendre leur allié israélien contre l’opprobre international, mais force est de constater que depuis 2009, ils n’ont dégainé cette arme redoutable qu’à 4 reprises alors que dans le même temps la Russie l’a brandie pas moins de 26 fois ! C’est d’ailleurs ce pays, et avant elle la défunte URSS qui détient le record d’utilisation avec pas moins de 117 veto apposés, dont 29 depuis la fin de l’empire soviétique en 1991.

Par comparaison, le Royaume-Uni a utilisé 29 fois son droit de veto, souvent de manière concomitante avec les USA, la Chine 18 fois et la France 16 fois seulement, la dernière fois en 1989 pour éviter de condamner l’invasion américaine à Panama. Il s’agissait alors d’une position de solidarité avec son allié américain, mais la dernière fois que la France a utilisé ce droit de veto pour défendre ses propres intérêts, c’était en 1976 au sujet du référendum sur l’indépendance de Mayotte. En 2013, la France s’est d’ailleurs engagée, par la voix de François Hollande, à ne jamais utiliser son droit de veto quand sont en jeu des génocides ou des crimes de masse, et a souhaité que les autres pays en fassent de même, mais sans succès jusqu’à présent…

L’invasion américaine à Panama, en décembre 1989, la dernière occasion où la France a fait usage de son droit de veto (photo © US Army)

Le 26 avril 2022, l’Assemblée générale des Nations unis a adopté par consensus, à l’initiative du Liechtenstein, une résolution qui oblige désormais un pays utilisant son droit de veto à justifier sa décision. Une mesure qui vient justement en réaction au récent veto russe destiné à empêcher toute condamnation de son aventure ukrainienne. Cela ne changera pas fondamentalement les choses car un pays qui fait usage de son droit de veto a toujours de bonnes raisons personnelles pour cela, mais le fait que celles-ci soient plus ou moins avouables le place néanmoins dans une situation moralement plus délicate.

On se doute néanmoins que ce n’est pas ce genre de mesure qui arrêtera un dirigeant comme Donald Trump, Vladimir Poutine ou Xi Jin Ping qui n’ont cure de ce que pense l’opinion internationale à leur égard, obsédés qu’ils sont de défendre l’idée qu’ils se font de la puissance de leur propre pays. La démarche pourrait même gêner davantage les États-Unis qui sont amenés régulièrement à utiliser leur droit de veto pour éviter que la politique israélienne de colonisation des Territoires occupés ne soit trop fermement condamnée par le reste du monde.

Vladimir Poutine reçoit (à distance) le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, au Kremlin, le 26 avril 2022 (photo © Vladimir Astapkovich / Sputnik via Associated Press / Le Devoir)

C’est bien le paradoxe de ce type de posture : quand on est sûr de son bon droit, on trouve toujours que les sanctions ne sont pas assez sévères et on enrage de voir l’impunité dont bénéficient ceux qu’on considère comme délinquants. Mais quand on se place soit même en délicatesse avec la loi ou la bonne gouvernance, on est généralement très agacé par les leçons de morales que certains ne peuvent s’empêcher de donner… Pas sûr que l’on arrive à sortir aussi facilement de ce droit de veto pour le moins archaïque et profondément injuste que se sont arrogé les grandes puissances du moment !

L. V.

Carnoux : l’Artea toujours englué dans l’ALG

2 août 2022

Plus de vingt ans que ça dure ! Voilà plus de vingt ans que l’Artea, la salle de spectacle municipale de Carnoux-en-Provence, un écrin de culture magnifique composé d’une salle de spectacle remarquable avec sa jauge de 308 places assises et 450 debout et sa scène toute équipée assortie d’un vaste hall de 200 m2 et d’un théâtre de verdure en forme d’amphithéâtre doté de 300 places assises supplémentaires, ce bel équipement que bien des communes nous envient, vivote dans les mains d’une société privée chargée de son exploitation, largement subventionnée par la collectivité.

L’entrée de l’Artea, la salle de spectacle municipale de Carnoux (source © My Provence)

C’est en effet en 2000 que la gestion de cette salle de spectacle municipale a été confiée en délégation de service public à la société Arts et loisirs gestion (ALG), une SARL créée pour l’occasion et dont le siège social est d’ailleurs domicilié dans les locaux même de l’Artea. Le directeur de cette société, Gérard Pressoir, ancien conseiller financier à la Barclay’s Bank et ex directeur d’antenne de Fun Radio à Aix-en-Provence, s’était fait la main en gérant à partir de 1994, déjà en délégation de service publique (DSP), le Stadium de Vitrolles, une salle polyvalente de 4500 places conçue en 1990 par l’architecte Rudy Ricciotti pour la modique somme d’un peu plus de 7 millions d’euros, sous forme d’un gros cube de béton brut égaré en pleine campagne sur les remblais toxiques d’un ancien terril de boues rouges issues de la fabrication locale d’alumine.

Le Stadium de Vitrolles, à l’état d’abandon sur les hauteurs de Vitrolles, au milieu des déchets toxiques de boues rouges (source © Maritima)

Mauvais pioche pour Gérard Pressoir car après quelques années de succès relatif, assuré surtout grâce aux matchs de handball de l’équipe montée par Jean-Claude Tapie, le frère de Bernard, la polémique fait rage autour de cette salle de spectacle excentrée et atypique. Dès 1997, l’élection de la candidate Front National Catherine Mégret à la mairie de Vitrolles attise les tensions. A la suite de l’échec d’un concert de rock identitaire français prévu le 7 novembre 1997, le Stadium, déjà fragilisé par le dépôt de bilan de l’OM Handball en 1996, ferme ses portes en 1998, la municipalité refusant de renouveler la DSP. Il faut dire qu’un attentat à la bombe avait eu lieu une semaine avant pour empêcher le déroulement de ce spectacle de rock, donnant à la municipalité Front national le prétexte rêvé pour tirer le rideau, les installations techniques ayant été gravement endommagées.

Depuis, le Stadium est à l’abandon, victime des pillards et autres squatteurs. Récupéré en 2003 par la Communauté d’agglomération du Pays d’Aix, cette dernière a préféré y stocker des ordures ménagères et construire une autre salle de spectacle à Luynes, comprenne qui pourra… Reprise en 2015 par la commune de Vitrolles désormais dirigée par le socialiste Loïc Gachon, il a fallu attendre fin 2021 pour que le Festival lyrique d’Aix-en-Provence envisage de rouvrir la salle mais rien n’est encore fait tant le coût des travaux de remise en état est effrayant !

Gérard Pressoir (à droite), exploitant de l’Artea depuis plus de 20 ans, ici avec le chanteur et humoriste Yves Pujol (source © L’ARTEA)

Toujours est-il que c’est fort de cette expérience quelque peu mitigée que la SARL ALG, dans laquelle Gérard Pressoir est associé à parts égales avec la société Delta Conseil de Dominique Cordier, a remporté le marché de l’exploitation de l’Artea, dans le cadre d’une DSP par voie d’affermage. Un marché renouvelé à de multiples reprises depuis, étendu en 2018 à la gestion du Centre culturel de Carnoux, et qui vient encore d’être attribué, pour la n-ième fois à la société ALG et pour une durée de 5 ans jusqu’en septembre 2027, à l’issue d’une commission d’appel d’offre qui s’est déroulée en toute discrétion le 22 juillet 2022. Comme à l’accoutumée, aucune autre offre que celle de la société ALG n’avait été déposée, ce qui limite de fait grandement les aléas de la concurrence et a donc permis à Gérard Pressoir, dont la propre fille siège désormais au conseil municipal de Carnoux, de convaincre aisément et sans beaucoup d’arguments, qu’il était le mieux placé pour se succéder une nouvelle fois à lui-même dans la gestion de cet équipement culturel public : « il faut que tout change pour que rien ne change »…

La salle de spectacle de l’Artea, à Carnoux, avec ses 308 places assises (source © L’ARTEA)

Pourtant, le bilan de cette exploitation, jusqu’à présent soigneusement tenu à l’abri de la curiosité des habitants de Carnoux, bien que propriétaires et principaux bénéficiaires de l’Artea, n’est pas des plus brillants si l’on s’en réfère aux quelques feuillets assez indigents qui tiennent lieu de bilan annuel pour les trois dernières années d’exploitation. En 2019, la société ALG se targuait d’ouvrir 150 jours par an, principalement pour la diffusion de films, et d’accueillir plus de 20 000 spectateurs dans l’année, tout en louant la salle 30 jours par an à des écoles de danse. Avec le confinement, en mars 2020, la salle est restée fermée pendant quasiment un an, jusqu’en avril 2021. Et pour la saison 2021-2022, le nombre de jours d’ouverture par an ne dépasse pas 105, avec de nombreux spectacles annulés ou reportés faute de spectateurs, une baisse du nombre de location de la salle et une faible fréquentation du cinéma avec moins de 15 spectateurs par séance en moyenne.

Concert de Bella Ciao au théâtre de verdure de l’Artea, le 2 août 2018 dans le cadre des Estivales de Carnoux (source © Mairie de Carnoux-en-Provence)

Ces bilans posent une fois de plus la question de la manière dont un équipement culturel aussi ambitieux que l’Artea pour une petite commune de 7000 habitants peut être exploité de manière optimale. Le principe même de la DSP pour un tel équipement culturel est de décharger la commune de l’exploitation de la salle en la confiant à un professionnel jugé mieux à même de la rentabiliser au maximum, sachant que l’activité est par nature déficitaire. De fait, le coût annuel d’exploitation d’une telle salle en année normale est de l’ordre de 430 000 € qui se partage, grosso modo à parts égales, entre les frais de personnel (4 salariés déclarés dont le gérant lui-même et des techniciens souvent payés à la prestation) et les charges liées à la commande et l’organisation des spectacles. Les recettes en année normale tournent autour de 200 000 € et la commune verse donc au délégataire une subvention d’équilibre qui était de 258 000 € en 2018 et de 244 000 € en 2019, considérées comme années de référence avant le confinement.

Le maire de Carnoux sur la scène de l’Artea (vide) le 7 janvier 2022 pour ses vœux à la population (source © Mairie de Carnoux-en-Provence)

Les équipements sont mis gratuitement à disposition de l’exploitant par la commune qui se charge par ailleurs du gros entretien et qui subventionne donc le prestataire pour lui permettre de se rémunérer tout en assurant l’exploitation du site. Celle-ci pourrait donc très bien être confiée directement à des agents municipaux spécialisés, comme choisissent de le faire bon nombre de communes dans la même configuration. Cela permettrait une gestion beaucoup plus souple, moyennant davantage d’implication dans le choix de la programmation, en partenariat direct avec les associations locales. Une gestion mutualisée, assurée à l’échelle métropolitaine, du réseau de salles municipales implantées dans quasiment chacune des communes, pourrait sans doute aussi contribuer à en rationaliser la gestion et à optimiser l’exploitation de ces équipement qui nécessitent de lourds investissements et des frais d’entretien élevés.

On est en tout cas, dans ce cas de figure de l’Artea, très éloigné de la notion même d’affermage qui est pourtant officiellement le mode de dévolution retenu pour cette DSP et qui suppose que « le délégataire se rémunère substantiellement des recettes de l’exploitation, augmentées d’une participation communale en compensation des contraintes imposées par la collectivité ». En l’occurrence, les contraintes imposées par la commune sont très faibles puisqu’elles se limitent à la fourniture de places gratuites (120 par an dont 8 au maximum par spectacle, ce qui n’est guère une contrainte pour une salle qui peine généralement à se remplir) et à la mise à disposition de la salle pour 8 manifestations par an. La salle peut aussi être utilisée par des associations mais dans ce cas la location est facturée par l’exploitant…

Dans la nouvelle version de la DSP renouvelée en 2022, la subvention d’équilibre a été fixée à 195 000 € par an, ce qui reste très généreux et devrait encore excéder largement les recettes escomptées, celles-ci se limitant à 76 000 € pour l’exercice 2020-21 et même à 26 000 € seulement cette année ! De quoi fragiliser juridiquement la validité de cette nouvelle DSP puisque la subvention sera vraisemblablement la principale source de rémunération de l’exploitant : espérons que la Chambre régionale des Comptes ne viendra pas y fourrer son nez, comme elle l’avait fait dans la gestion du Centre culturel, et que personne ne s’avisera de déposer un recours contre cette attribution, comme cela a été le cas avec la DSP du Zénith de Toulon, également attribué à ALG en juillet 2020 mais suspendu trois mois plus tard sur ordonnance du Tribunal administratif…

L. V.

Droit à l’avortement : la menace américaine

8 juillet 2022

Le droit des femmes à l’avortement est un long combat qui s’est toujours heurté au conservatisme et au fondamentalisme religieux, qu’il soit catholique, protestant, orthodoxe, juif ou musulman… Aux États-Unis d’Amérique, pays conservateur par excellence, l’avortement était interdit partout en 1973, jusqu’à la publication de ce fameux arrêt Roe vs Wade, rendu par la Cour suprême, avec l’accord de sept des neuf juges qui la composaient à l’époque.

Un dessin signé de l’Algérien Dilem (source © Cartooning for Peace)

Jane Roe était une jeune Texane de 21 ans qui souhaitait avorter de son troisième enfant après avoir abandonné le précédent et qui avait donc engagé une procédure judiciaire pour cela, l’interruption volontaire de grossesse étant alors totalement illégale et quasi impossible aux USA. Après trois ans de bataille judiciaire acharnée contre l’État du Texas, représenté par l’avocat Henry Wade, la Cour suprême avait donc tranché le 22 janvier 1973, en reconnaissant que le 14e amendement de la Constitution américaine garantissait un droit des femmes à avorter et que les États ne pouvait pas les en priver.

Depuis, la même Cour avait précisé, en 1992, que ce droit était valable tant que le fœtus n’est pas considéré comme « viable », soit jusqu’à 22 à 24 semaines de grossesse. Mais malgré cet arrêt, le droit à l’avortement aux USA reste fragile et soumis à de multiples attaques de la part des lobbies fondamentalistes. Le 1er septembre 2021, le Texas a ainsi adopté une nouvelle loi qui interdit l’IVG quatre semaines après la fécondation, et ceci même en cas d’inceste ou de viol. A ce jour, ce sont pas moins de 31 États sur les 50 que compte les USA qui ont ainsi introduit des propositions de lois restreignant le droit à l’avortement.

Un dessin signé Large (source © Twitter)

Et voila que le 3 mai 2022, une fuite délibérée a révélé que la Cour suprême était en train de concocter une décision remettant en cause ce fameux arrêt de 1973 et laissant chaque État décider de sa position en matière de droit à l’avortement. Une décision qui a finalement été confirmée le 24 juin dernier, votée par cinq des neufs juges, dont le fameux juge Clarence Thomas, 74 ans, nommé à ce poste en 1991 par Georges W. Bush, et qui ne cache pas sa volonté de revoir toutes les jurisprudences un tant soit peu libérales, y compris celles autorisant les rapports entre personnes du même sexe. Son collègue, Samuel Alito, également nommé par Bush, l’a rejoint dans cette décision, de même que les trois juges nommés par Donald Trump, à savoir l’ultra religieuse Amy Coney Barett, le conservateur Neil Gorsuch et le juge Brett Kavanaugh, lui-même accusé d’agression sexuelle. Le président de la Cour suprême, John Roberts, ne les a pas suivis mais avait lui-même approuvé une loi du Mississippi, interdisant l’avortement au-delà de 15 semaines…

Le président des États-Unis, Joe Biden, en visioconférence le 1er juillet 2022 avec des gouverneurs après la décision de la Cour suprême révoquant le droit à l’avortement (photo © Tom Brenner / Reuters / RFI)

Cette offensive conservatrice contre le droit des femmes à disposer de leur corps a bien entendu déclenché de nombreuses protestations indignées. Le président Joe Biden lui-même a dénoncé sans équivoque cette « décision terrible et extrême » qui « chamboulera des vies », tout en reconnaissant son impuissance, dans le rapport de forces actuel, à s’y opposer faute de majorité progressiste suffisante au Sénat et à la Chambre des représentants. Il appelle d’ailleurs ses compatriotes à profiter des élections de mid-term qui se profilent en novembre prochain, pour conforter sa majorité et lui permettre de revenir sur cette décision.

En attendant, trois nouveaux États se sont déjà appuyés sur l’arrêt du 24 juin pour interdire l’avortement et 19 avaient déjà anticipé la décision des juges suprêmes. On estime désormais que plus de la moitié des États, principalement dans le sud et le centre du pays, le plus conservateur, devraient restreindre fortement le droit à l’IVG à très court terme. Pourtant, l’on considère qu’environ 25 % des femmes américaines ont eu recours un jour à l’avortement et que un million d’entre elles en bénéficie chaque année pour différentes raisons, suite à un viol, à une grossesse non désirée ou pour des raisons de pathologie.

Un dessin de Chapatte, publié dans le Canard enchaîné

Il est donc étonnant qu’il puisse ainsi se dégager une telle majorité politique pour imposer à ces femmes des conditions qui vont totalement à l’encontre de leur souhait le plus profond, et ceci pour des raisons purement idéologiques voire strictement religieuses. A l’instar d’autres nations, les États-Unis d’Amérique, malgré leur long attachement à un parcours démocratique, libéral et progressiste, ont bien du mal à lutter contre ces vieux démons du fondamentalisme le plus obtus et le plus rétrograde qui constitue une menace permanente contre les avancées, même les plus intimes, de la société humaine. Et tout laisse à penser que d’autres pays ne sont pas à l’abri d’un tel risque de retour en arrière : «Rien n’est jamais acquis à l’Homme… » rappelait le poète !

L. V.

Rodolphe Saadé, un patron glouton

31 Mai 2022

Devenu grâce à la pandémie mondiale de Covid-19, une véritable pompe à profits, le groupe marseillais CMA-CGM, désormais troisième affréteur maritime mondial, avec plus de 121 000 employés répartis dans pas moins de 160 pays du monde, n’en finit pas de faire parler de lui. A la tête du groupe depuis 2017, son patron, Rodolphe Saadé, classé 19e fortune fortune française en 2021 par la magazine Challenge, ne peut donc totalement passer inaperçu. Il vient d’ailleurs de se faire méchamment habiller pour l’hiver par un article assassin du Canard enchaîné en date du 25 mai 2022, où il est traité de « vrai dur à fuir » et de « caractériel », essorant ses hauts cadres et « les consultants des grands cabinets américains, pourtant habitués à la pression », mais qui « détestent travailler pour lui »…

Rodolphe Saadé, au siège de la CMA-CGM le 12 janvier 2022 (photo © Théo Giacometti / Le Monde)

Champion du capitalisme mondialisé , né au Liban et formé au Canada, Rodolphe Saadé détient 70 % des parts du groupe CMA-CGM, partageant le reste avec sa sœur, Tanya Saadé Zeenny, directrice générale déléguée, et son frère Jacques junior, chargé de l’immobilier. Un groupe fondé par leur père, Jacques Saadé, décédé en juin 2018, qui était lui-même né à Beyrouth, au sein d’une famille syrienne de chrétiens orthodoxes. Diplômé de la London School of Economics, il s’était formé au fret maritime à l’occasion d’un stage à New York, découvrant alors tout l’intérêt des containers métalliques pour le transport par bateaux de marchandises en vrac.

Réfugié à Marseille en 1978, à l’occasion de la guerre civile libanaise, il y fonde la Compagnie maritime d’affrètement (CMA), avec 4 collaborateurs et un seul navire faisant la navette entre Marseille et Beyrouth, via Livourne et Lattaquié. Englué dans un conflit judiciaire avec son frère qui lui dispute la tête de l’affaire, Jacques finit par prendre le dessus et en 1983 commence à élargir ses affrètements au-delà de la seule Méditerranée vers le monde asiatique alors en plein frémissement, ouvrant en 1992 un bureau à Shanghaï.

Porte-containers de la société CMA-CGM : des boîtes, encore des boîtes… (source © CMA-CGM)

En 1996, alors que la CMA est au bord du dépôt de bilan, Jacques Saadé fait l’affaire du siècle en rachetant pour 20 millions d’euros seulement la Compagnie générale maritime (CGM) qu’Alain Juppé souhaite privatiser, et ceci alors même que la CGM possède 800 millions d’euros en caisse et que sa valeur réelle est estimée à 2 milliards d’euros, après que l’État français y ait injecté près de 1,3 milliard de capital, cherchez l’erreur ! Le ministère des Finances avait d’ailleurs émis un avis défavorable sur cette transaction surréaliste. Mais il se trouve que la famille Saadé était très proche des Hariri à qui Jacques Chirac, alors Président de la République, ne pouvait rien refuser, et que par conséquent, on n’allait pas mégoter pour lui donner satisfaction…

Mis en examen pour abus de biens sociaux en février 1999, à cause de cette privatisation plus qu’avantageuse pour lui, Jacques Saadé s’en était tiré grâce à une série de coïncidences fâcheuses : des documents sont malencontreusement volés à l’occasion d’une perquisition de la police, des cambriolages à répétition font disparaître comme par enchantement toutes les pièces compromettantes en dehors d’une note du chef de cabinet d’Alain Juppé, confirmant que ce petit cadeau entre amis, sans aucune justification économique, obéit simplement aux instructions du Président de la République : tout est finalement très simple dans le monde des affaires…

Jacques Saadé avec son fils Rodolphe, désormais à la tête de la CMA-CGM (source © CMA-CGM / Challenge)

En 2017, lorsque son fils, Rodolphe Saadé est devenu PDG du groupe CMA-CGM, ce dernier terminait l’exercice avec un chiffre d’affaire de 21 milliards de dollars, dégageant un bénéfice net plus que confortable de 701 millions de dollars. Quatre ans plus tard, le groupe finissait l’année 2021 avec un chiffre d’affaire plus que doublé, atteignant 56 milliards de dollars, pas très éloigné de celui de son concurrent direct, le géant danois Maersk, propriétaire de la plus grande flotte mondiale. Et CMA-CGM dégageait pour 2021 un bénéfice net colossal de 17,9 milliards d’euros, quasi identique à celui de Maersk, leader mondial du secteur devant le groupe chinois Cosco. Un bénéfice multiplié par 10 en un an et qui égalait alors celui du géant pétrolier Total Énergies, lui aussi boosté par la reprise économique après le coup d’arrêt du Covid…

Navire de la CMA-CGM arrimé devant la tour du même nom à Marseille (photo © Jean-Paul Pélissier / La Tribune)

Du coup, le groupe CMA-CGM ne sait plus quoi faire de son argent ! Après avoir acquis en 2019 le groupe suisse CEVA Logistics, Rodolphe Saadé s’est carrément lancé dans le fret aérien en créant, en mars 2021, une nouvelle compagnie aérienne française baptisée CMA-CGM Air Cargo, qui devrait comprendre déjà une dizaine d’avions d’ici 2026. Un investissement un peu à contre-courant de la transition écologique, laquelle ne semble guère préoccuper notre champion du transport mondialisé. Et en mai 2022, la CMA-CGM est tout simplement entré au capital d’Air France – KLM, acquérant en en claquement de doigt, 9 % des parts de la société, dans le cadre d’un « partenariat stratégique ».

Le siège de La Provence à Marseille, à vendre… (source © AFP / Le Figaro)

Du coup, plus rien n’arrête le milliardaire Rodolphe Saadé qui, pour bien marquer son entrée dans la cour des grands de ce monde, n’hésite pas à faire la nique à Xavier Niel, propriétaire du Monde et de Nice-Matin, en essayant de lui ravir le journal régional La Provence que le fondateur de l’opérateur de télécommunication Free cherchait à racheter après le décès de Bernard Tapie. Alors que Xavier Niel détenait déjà 11 % des parts du groupe de presse et semblait sur le point de l’emporter, Rodolphe Saadé n’avait pas hésité à mettre 81 millions sur la table, soit quatre fois plus que son concurrent ! De quoi impressionner tout le Landerneau local, d’autant que le Marseillais promettait en parallèle le maintien du siège dans la capitale phocéenne, l’absence de licenciements, la création d’une nouvelle imprimerie et de gros investissements dans le numérique… Des arguments massue à même de faire réfléchir, surtout quant on est proche, comme l’est Rodolphe Saadé, de tout le gratin marseillais, dont le patron de la région, Renaud Muselier.

L. V.

Sarkozy et Sarkisov sont sur un bateau…

2 Mai 2022

Non, ce n’est pas un canular : il existe bien un oligarque russe du nom de Nikolaï Sarkisov et qui n’a, bien entendu, aucun rapport avec notre ancien Président de la République française, notre Nicolas Sarkozy national, quoique…

Comme son nom le laisse penser, Nikolaï Sarkisov est de nationalité russe, mais d’origine arménienne, et il fait partie de ces oligarques qui, bien que pour l’instant absents de la liste de ceux dont les avoirs peuvent être gelés suite à l’invasion de l’Ukraine, n’ont pas trop à se plaindre de l’évolution de leur pays depuis l’effondrement du régime soviétique. Issu d’une famille d’apparatchik de l’ex URSS et ayant effectué son service militaire au sein du KGB, il suit son frère aîné Sergey, alors représentant d’une compagnie d’assurance à Cuba, lorsque ce dernier se voit proposer en 1991 la direction de la compagnie d’assurance russo-européenne RESO, issue de la fusion de plusieurs compagnies importantes. En 2004, Sergey prend la présidence du groupe tandis que son frère Nikolaï vend des contrats d’assurance à l’armée russe.

Les frères Nikolaï (à gauche) et Sergey Sarkisov (source © Mediapart)

Un business manifestement lucratif et qui sert de tremplin à Sergey, devenu un temps député à la Douma, président de l’Union russe des assurances et même producteur de cinéma, tout en pointant avec son frère, selon les années, dans les 50 à 100 hommes les plus riches du monde d’après le classement Forbes qui estime leur fortune à 1,7 milliards de dollars.

Son petit frère Nikolaï partage cette bonne fortune qu’il a pour sa part investie notamment en France où il posséderait pour environ 500 millions d’euros de propriétés immobilières. Son modeste appartement parisien de 600 m², situé avenue Foch avait d’ailleurs défrayé la chronique lorsqu’il avait fait l’objet d’un cambriolage audacieux, en plein jour, en octobre 2020. S’étonnant de trouver la porte ouverte, une voisine avait donné l’alerte et le préjudice global du vol avait été estimé à la bagatelle de 500 000 € : montres personnalisées, manteaux de fourrure, statuettes en bronze, bijoux et maroquinerie de luxe, rien n’était manifestement trop beau pour la famille Sarkisov.

Le château de Saint-Amé, à Ramatuelle, l’une des nombreuses résidences françaises de Nikolaï Sarkisov (source © Lieux de cinéma)

Heureusement pour lui, le propriétaire des lieux était absent lors de ce cambriolage qui aurait pu mal tourner. Il était alors en villégiature dans le Var, sur la presqu’île de Saint-Tropez où il est également propriétaire de plusieurs pied-à-terre du côté de Saint-Tropez, dont le somptueux château de Saint-Amé à Ramatuelle. Il possède aussi quatre chalets luxueux à Courchevel, évalués à une cinquantaine de millions chacun, et il est tellement bien intégré en France qu’il exerça, de 2014 à 2019 la fonction de consul général d’Arménie dans la bonne ville de Lyon.

Nikolaï Sarkisov (à droite) avec Gérard Collomb en 2014 lors de l’inauguration du Consulat général d’Arménie à Lyon (source © Bibliothèque municipale de Lyon)

En 2008, le géant français de l’assurance, Axa, rachète 37 % de Reso Garantia, alors la deuxième compagnie d’assurances de Russie, pour la somme rondelette de 810 millions d’euros, et Axa fait une promesse d’achat de 100 % dans les années à venir. A l’issue du délai requis, les frères Sarkisov revienent néanmoins sur leur promesse de vente et décident de garder leurs parts majoritaires dans la société Reso, ce qui déclenche un conflit feutré avec l’assureur français. Il faut dire que le montage financier qui avait été élaboré par les frères Sarisov pour organiser cette cession était particulièrement opaque et tortueux…

Selon Médiapart en effet, ils avaient créé, dès 2006, une société basée à Chypre, Stanpeak, elle-même contrôlée par une autre société off shore immatriculée dans le paradis fiscal des îles Vierges britanniques. Stanpeak a par ailleurs créé une autre société au Luxembourg, RGI Holdings SARL, laquelle contrôle une seconde holding située, elle, aux Pays-Bas, dans laquelle les frères Sarkisov ont logé leurs parts de Reso, via un système complexe de certificats émis par une fondation néerlandaise. C’est de cette holding néerlandaise qu’Axa est devenue actionnaire, tout en prêtant généreusement 1 milliard de dollars aux frères Sarkisov via leur société chypriote Stanpeak, prêt étrange qui aurait été remboursé en 2012…

Nikolaï Sarkisov avec sa seconde épouse, Julia Sarkisova, avec qui il a rompu en 2013 (source © Arhub)

Et voila qu’en 2020, Tracfin, le service de renseignement placé sous l’autorité du Ministère des Finances, s’étonne de voir passer un transfert de 500 000 € depuis le compte de l’oligarque russe Nikolaï Sarkisov vers celui ouvert à la banque Rothschild par l’ancien Président redevenu avocat d’affaire, Nicolas Sarkozy. Un virement qui fait tiquer le service de contrôle financier et sur lequel le milliardaire russe reste assez évasif, expliquant avoir sollicité en 2019 les service de son quasi homonyme pour une prestation de conseil alors qu’une compagnie étrangère cherchait à racheter sa société d’assurance Reso Garantia. Une prestation qui s’élevait quand même à 3 millions d’euros, ce qui en dit long sur l’entregent de notre ancien Président dont les milliardaires du monde entier s’arrachent les conseils qu’il accepte de distiller à prix d’or.

Nul ne sait qui était ce mystérieux acheteur présumé, sachant que finalement la transaction n’a pas eu lieu, si bien que personne n’est en mesure de savoir à quoi cette rémunération plutôt généreuse a bien pu servir, d’autant que l’avocat Nicolas Sarkozy n’est pas particulièrement connu pour sa connaissance fine du monde de l’assurance… En revanche, le cabinet d’avocats Claude & Sarkozy, d’ailleurs récemment rebaptisé Realyze, travaille très assidument pour Axa Banque dont il aurait traité plus de 800 dossiers entre 1994 et 2015, des dossiers généralement gérés en direct par l’ancien associé de Nicolas Sarkozy, Arnaud Claude, lequel dirigeait le cabinet jusqu’à sa retraite forcée, juste avant d’être condamné, en octobre 2019, à 3 ans de prison avec sursis pour avoir aidé leur amis commun, Patrick Balkany, à frauder le fisc…

Nicolas Sarkozy au Tribunal judiciaire de Paris, en mars 2021, condamné à 3 ans de prison dont 1 an ferme (photo © Anne-Christine Poujoulat / La Montagne)

Alors pour quelle raison Nikolaï Sarkisov a-t-il bien fait appel à Nicolas Sarkozy en juillet 2019 ? Face au silence obstiné des principaux protagonistes de cette affaire, certains subodorent qu’il s’agissait de revoir le montage financier alambiqué mis en place en 2006 par les frères Sarkisov pour gérer leur participation dans Reso garantia. De fait, ce montage a été entièrement revu quelques mois plus tard, permettant à Axa de devenir directement actionnaire de la Holding luxembourgeoise qui contrôle désormais en direct l’assureur russe. Un déverrouillage qui vaudrait bien un chèque de 3 millions d’euros à l’avocat d’affaire Nicolas Sarkozy, même si l’on n’ose imaginer à quoi peut bien servir un tel montage financier, aussi complexe qu’opaque : le secret des affaires a bon dos…

L. V.

La guerre des yachts a commencé…

7 mars 2022

Le lancement de l’offensive russe contre le territoire ukrainien, le 24 février 2022, avec ses attaques coordonnées sur toutes les frontières du pays et ses débarquements de commandos aguerris sur l’aéroport international aux portes de Kiev, laissaient a priori présager une invasion rapide du pays. Pourtant, plus d’une semaine plus tard, Kiev n’est toujours pas tombée aux mains des Russes. L’armée ukrainienne, forte de 200 000 hommes et de 900 000 réservistes, épaulée par des livraisons d’armes occidentales, tient le choc, galvanisée par son président, l’ancien humoriste Volodymyr Zelensky, et aidée surtout par les déboires logistiques de l’armée russe qui peine à faire avancer sa colonne de blindés lourds qui s’étire sur plus de 60 km aux environs de la capitale ukrainienne, bien visible sur les images satellite.

Colonne de blindés russes en Ukraine (photo © Alexey Sergeev / Radio Canada)

Et pendant que la guerre fait rage en Ukraine, une autre guerre, plus feutrée, est menée partout dans le monde, contre les intérêts économiques des oligarques russes, proches de Poutine. De nombreuses sanctions ont été prises qui viennent renforcer celles déjà en vigueur depuis l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014. Depuis le 27 février, tout l’espace aérien européen est désormais interdit aux avions russes, une mesure qui s’étend même à la Suisse depuis le 28 février et aux États-Unis depuis le 1er mars. Dès le lendemain de l’invasion russe en Ukraine, l’Allemagne avait gelé, sous la pression américaine, la mise en service du gazoduc Nord Stream 2, tandis que l’Union européenne décidait, dans les jours suivants, de stopper toute importation de pétrole depuis la Russie et certaines exportations de matériel stratégique susceptibles d’être utilisés par l’industrie d’armement russe, gelant également les avoirs de nombreuses personnalités, tout en gênant les transactions financières des principaux établissements bancaires russes.

Le gel des avoirs russes : même la Suisse s’y met… Un dessin signé Alex, publié dans La Liberté de Fribourg (source © Courrier International)

Ces mesures de rétorsion visent très précisément une liste de personnalité, dont Vladimir Poutine lui-même et son ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, mais aussi tous les députés de la Douma qui ont voté l’invasion de l’Ukraine, ainsi que plusieurs hauts gradés de l’armée russe et certains acteurs économiques de premier plan. Une première liste de 488 noms a ainsi été publiée au journal officiel de l’Union européenne dès le 28 février, et cette liste ne cesse de s’allonger depuis. Elle comprend nombre d’oligarques qui ont réussi à capter une partie des richesses du pays lors de la dislocation de l’URSS et à la faire fructifier à leur profit. En 2013, le Crédit Suisse estimait ainsi que 110 personnalités russes détenaient à elles seules 35 % de la richesse privée de la Russie, un niveau d’inégalité que l’on ne retrouve que dans quelques paradis fiscaux pour milliardaires…

La stratégie de Vladimir Poutine est pourtant limpide et cohérente… Un dessin signé Tartrais (source © Pinterest)

Depuis 2014, la plupart de ces oligarques ont réinvesti leur fortune plutôt au pays, rachetant à tour de bras des chaînes de magasins, des usines, des immeubles de bureaux et des restaurants, et se délestant de leurs châteaux en Espagne jugés trop vulnérables aux sanctions internationales. Pour autant, les avoirs détenus en dehors de la Russie par ces différentes personnalités restent variés, allant de la villa somptueuse au club de foot en passant par des dépôts bancaires, des participations dans différentes sociétés, des jets privé et des yacht de luxe…

Du coup, depuis quelques jours, ceux qui sont ainsi touchés par ces sanctions économiques cherchent tant bien que mal à rapatrier leurs biens pour les mettre à l’abri des saisies. Les yachts de luxe, généralement ancrés dans des ports de prestige, sont ainsi discrètement déplacés dans des eaux plus clémentes comme le Monténégro ou les Maldives qui ne disposent pas de traité d’extradition vers les États-Unis. Dès le 10 février, Vladimir Poutine a ainsi fait lever l’ancre à son propre yacht, le Graceful, un modeste navire de 82 m avec piste de danse et piscine intérieure, alors stationné à Hambourg et qui a quitté discrètement les eaux allemandes pour le port russe de Kaliningrad, jugé plus sûr.

Vladimir Poutine, sur le pont de son yacht, le Graceful, doté d’une piscine se transformant en piste de danse (source © Afrikbuzz)

A Majorque, un marin ukrainien de 55 ans, Taras Ostapchuk, travaillant à bord du Lady Anastasia, un yacht de 48 m de long et dont la valeur est estimé à 7 millions d’euros, a vu rouge le samedi 26 février 2022, en visionnant un reportage sur le bombardement par hélicoptère d’un immeuble d’habitation à Kiev. Les roquettes utilisées sont en effet produites par la société d’armement Rosoboronexport dont le patron n’est autre que le milliardaire Alexander Mikheev, également propriétaire du yacht et donc son employeur. Il s’est donc précipité à bord du yacht et a ouvert plusieurs vannes dans la salle des machines pour tenter de couler le navire. Ses collègues ont réussi à l’en empêcher à temps et l’Ukrainien a volontiers reconnu son geste devant le tribunal, avant d’être expulsé du pays, bien décidé à retourner en Ukraine pour prendre part à la défense de son pays.

Le Lady Anastasia qui a failli couler à Majorque (photo © Yacht Charter Fleet / Stuttgarter Zeitung)

C’est le 28 février que les douanes française ont arraisonné en mer puis dérouté vers le port de Boulogne-sur-Mer, un premier navire russe, le Baltic Leader, propriété de la banque Promsvyazbank, qui est ciblée par les sanctions européennes et américaines. Le lendemain, 1er mars, rebelote, cette fois dans le port de Fos-sur-mer, où un vraquier russe, dénommé Victor Andryukhin, a été intercepté puis immobilisé pour des contrôles renforcés. Et les douanes françaises immobilisent aussi, cette fois dans le port de Lorient, un cargo russe, le Pola Ariake, immatriculé au Panama mais qui appartiendrait à une compagnie ministérielle de transport russe.

Le yacht russe Amore Vero, amarré dans le port de La Ciotat (photo © Nicolas Turcat / AFP / Sud Ouest)

Dans la nuit du 2 au 3 mars 2022, les douanes française ont aussi procédé à la saisi d’un yacht russe de 88 m, l’Amore Vero, dont la valeur est estimée à 120 millions d’euros, cette fois dans le port de La Ciotat. Propriété d’une société dont le principal actionnaire est le milliardaire russe Igor Setchine, dirigeant du producteur de pétrole Rosneft, et ancien vice-Premier ministre de Vladimir Poutine, ce yacht avait accosté à La Ciotat le 3 janvier dernier pour des réparations qui devaient durer jusqu’au 1er avril. Mais constatant que le navire prenait des dispositions pour appareiller en urgence avant même la fin des travaux programmés, les douaniers ont préféré prendre les devants et bloquer son départ.

Dans le même temps, leurs collègues monégasques s’intéressaient au Quantum Blue, un yacht luxueux de plus de 100 m de long, propriété de l’oligarque russe Sergeï Galitsky, dont le nom ne figure portant pas sur la liste visée par les sanctions, mais qui s’apprêtait à lever discrètement l’ancre de Monaco.

Le Dilbar, considéré comme le plus grand yacht du monde en 2017 (photo © Lurssen / Bateaux)

Et les Français ne sont pas les seuls à regarder de près les allers et venues de ces yachts de luxe puisque leurs collègues allemands d’Hambourg ont de leur côté immobilisé un bateau encore plus gros. Il s’agit du Dilbar, un superyacht de 156 m de longueur qui était de passage, également pour des travaux. D’une valeur de 600 millions de dollars, il appartient à Alicher Ousmanov, un milliardaire russe d’origine ouzbèke dont la fortune est estimée à 14 milliards de dollars. Il ne fait décidément pas très beau temps actuellement pour les sorties en mer des milliardaires russes…

L. V.