Archive for the ‘Europe’ Category

Un précurseur antique du chemin de fer

16 Mai 2024

Il est bien connu que l’invention du chemin de fer a largement contribué à l’essor de l’industrialisation en Europe au début du XIXe siècle. Associant un système de rails métalliques pour le guidage et des wagons tractés par une locomotive à moteur, ce nouveau mode de déplacement a connu un essor spectaculaire à partir de 1840 et s’est imposé pendant plus d’un siècle, jusqu’au lendemain de la seconde guerre mondiale comme le mode de transport prépondérant, pour les marchandises comme pour les voyageurs. La première ligne commerciale fut ouverte en 1825, dans le comté de Durham, au nord-est de l’Angleterre et reliait le port fluvial de Stockton-on-Tees à la ville de Darlington, permettant la desserte de plusieurs houillères pour en faciliter le transport du charbon extrait.

Le jour de l’inauguration, c’est l’ingénieur britannique Georges Stephenson en personne qui est aux commandes de la locomotive à vapeur qu’il a lui-même construite et baptisé Locomotion n°1, laquelle tracte un wagon de musiciens, ce qui ne l’empêche pas d’atteindre en descente la vitesse fabuleuse à l’époque de 40 km/h. Stephenson n’en est pas à son coup d’essai, ayant conçu un premier prototype de locomotive à vapeur dès 1814 et faisant fonctionner depuis 1817 un engin capable de tracter 70 tonnes de charbon dans la houillère où il est employé. C’est lui qui a eu l’idée de tester une locomotive à vapeur sur cette ligne où il était initialement prévu une traction hippomobile, et c’est lui encore qui concevra en 1829 La Fusée, une locomotive innovante pour la nouvelle ligne reliant Manchester à Liverpool.

La locomotive Rocket (La Fusée) conçue par l’ingénieur britannique Georges Stephenson en 1829 (photo © Wiliam M. Connolley / Science Museum London / Wikimedia Commons)

Si ce mode de transport sur rails a connu un tel succès et continue encore à être très largement utilisé de nos jours malgré sa contrainte liée à la nécessité de suivre toujours le même trajet, c’est parce qu’il permet de réduire fortement les frottements et facilite ainsi le transport de lourdes charges. Avant même l’invention de la locomotive à vapeur, ce système de rails était ainsi déjà largement utilisé, notamment dans les mines, parfois depuis le XVIe siècle, mais plutôt sous forme de rainures taillées dans la roche, remplacées ensuite par des gorges en bois recouvert de fer pour réduire l’usure.

Wagonnets poussés par des enfants dans une mine de charbon dans les années 1800 à 1850 (source © Fossilraptor)

Un tel dispositif de chemin guidé destiné à minimiser l’énergie nécessaire pour déplacer des charges remonte en fait à l’Antiquité. Le modèle le plus abouti date des Grecs anciens et est connu sous le nom de Diolkos, ce qui fait référence à la notion de portage. Il s’agit d’une voie dallée, de 3,5 à 6 m de largeur, creusée de deux sillons parallèles et qui avait été aménagée sans doute à la fin du VIIe siècle avant J.-C., pour relier le golfe de Corinthe, à l’ouest, au golfe Saronique, du côté de la mer Egée. Cette voie pavée avait été conçue pour faciliter le transfert des marchandises par voie terrestre via l’isthme de Corinthe, une bande de terre qui ne fait pas plus de 6,4 km de largeur à son point le plus étroit et qui permet de relier la presqu’île du Péloponnèse à la Grèce continentale.

Tronçon encore bien conservé du Diolkos antique, sur une base militaire grecque, au nord du canal de Corinthe (source © Arkeonews)

C’est probablement Périandre, tyran de Corinthe, qui est à l’origine de l’aménagement de cette voie remarquable, aménagée en courbe de niveau pour minimiser les dénivelées et dont la pente est en moyenne de 1,5 % sans jamais dépasser 6 %. Ses vestiges sont encore bien visibles du côté du golfe de Corinthe où l’on peut voir l’ancien quai d’amarrage des navires et la rampe qui permettait de tracter les navires sur la terre ferme. Selon les reconstitutions archéologiques qui ont pu être faites, les bateaux étaient déchargés et les marchandises acheminées à travers l’isthme terrestre sur des sortes de chariots roulants halés au moyen de cordes, et guidés par les deux gorges taillées dans le calcaire dur selon un espacement de 1,60 m.

Reconstitution du fonctionnement de la voie de transbordement des bateaux à travers l’isthme de Corinthe (source © YouTube)

L’opération permettait un transbordement rapide depuis la mer Ionienne vers la mer Egée sans avoir à faire tout le tour du Péloponnèse par une navigation souvent périlleuse au passage de certains caps réputés particulièrement traîtres. Dans certains cas, c’était même le navire tout entier qui était ainsi halé à terre pour le faire passer rapidement d’une mer à l’autre. Un système de treuils à cabestan était probablement utilisé pour tirer les lourds navires de guerre à terre et les faire pivoter pour les orienter dans l’axe des rails, après les avoir allégés au maximum. En 428 avant J.-C., les Spartiates avaient prévu de faire transiter leur flotte par le Diolkos pour attaquer Athènes et en 411, ils y firent transiter toute une escadre en direction de Chios. En 220 av. J.-C., Démétrios de Pharos y fit passer une cinquantaine de navires de guerre vers le golfe de Corinthe et, trois ans plus tard, c’est Philippe de Macédoine qui l’utilisa pour 38 de ses vaisseaux tandis que le reste de sa flotte contournait le Péloponnèse. Le Romain Octave emprunta lui aussi cette voie terrestre avec une partie de ses birèmes après sa victoire à Actium en 31 av. J.-C., pour pourchasser plus rapidement son adversaire Marc Antoine. On raconte même que le général byzantin Nicétas Oryphas l’utilisa encore en 868 après J.-C. et y fit transiter sa flotte de 100 navires venus au secours de la ville italienne de Raguse alors assiégée par les Arabes, ce qui signifierait que cette voie terrestre aura servi pendant au moins 1500 ans !

Bataille d’Actium, bas-relief exposé au musée de l’Ara Pacis à Rome, copie d’originaux en marbre issus d’un temple dédié au culte impérial d’Auguste, conservés aujourd’hui à Cordoue (photo ©  G. Collognat / Odysseum)

Une belle longévité pour un ouvrage, dont le péage fit la fortune de la ville de Corinthe et qui a d’ailleurs été probablement bien davantage utilisée à des fins commerciales, pour transporter des pondéreux, y compris des blocs de marbre ou des bois d’œuvre, que pour un usage militaire, même si c’est ce dernier dont on a surtout gardé trace dans les chroniques anciennes.

An l’an 67 de notre ère, l’empereur Néron, alors en tournée en Grèce, inaugure en grande pompe avec l’aide d’une pelle en or, le chantier du futur canal de Corinthe, destiné à permettre un transfert maritime plus rapide à travers l’étroit isthme. Mais le chantier, jugé excessivement onéreux par Galba, qui lui succède à sa mort en 68, sera rapidement abandonné. Il faudra attendre 1829 pour que le géologue français Pierre Théodore Virlet d’Aoust, participant à l’expédition de Morée à la fin de la guerre d’indépendance de la Grèce, dresse de nouveaux plans pour reprendre ce vieux projet de canal.

Le canal de Corinthe, large de 24 m, quelque peu sous-dimensionné pour le transit des paquebots modernes (source © Apostolos Kaknis / Blog-Croisiland)

Les travaux ne débuteront cependant qu’en mars 1882 et se révéleront bien plus ardus que prévu. La société concessionnaire fera d’ailleurs faillite en 1889 et l’inauguration de l’ouvrage ne se fera qu’en juillet 1893 pour une première traversée en janvier 1894, par un bateau battant pavillon français, le Notre-Dame du Salut, bien avant la traversée toute récente du Bélem rapportant la flamme olympique. Le canal débute d’ailleurs côté ouest juste à côté de l’antique Diolkos et son creusement est sans doute à l’origine de la destruction des vestiges d’une bonne partie de cette voie de halage particulièrement ingénieuse pour son époque, prémices, selon certains, des futures voies ferrées du XIXe siècle.

L. V.

La nouvelle guerre des mondes

10 Mai 2024

Publié en 1898 et traduit en français en 1900 seulement, le célèbre roman d’anticipation du Britannique H. G. Wells raconte l’invasion de la Grande-Bretagne par des extraterrestres en provenance de Mars. L’histoire, supposée se dérouler en 1894, débute par l’observation de nombreuses explosions incandescentes à la surface de la planète rouge, suivie par une pluie de météores, puis, quelques jours plus tard par l’arrivée de premiers objets cylindriques non identifiés qui s’écrasent sur Terre.

Il en sort d’étranges machines à trois pieds, pourvues d’un rayon ardent et d’un gaz toxique qui ravagent tout sur leur passage. L’armée est rapidement débordée et les populations terrorisées s’enfuient dans un monde devenu chaotique, traqués par les créatures martiennes tentaculaires qui pompent le sang des rescapés tandis qu’une herbe rouge se répand en étouffant toute végétation. Un vrai cauchemar, jusqu’à s’apercevoir que les envahisseurs martiens ont fini par succomber aux microbes terrestres, venus malgré eux aux secours d’une humanité en déroute…

Une histoire, mainte fois reprise et adaptée, y compris par le réalisateur Steven Spielberg en 2005, et par bien d’autres depuis, qui, dans le contexte de l’époque, était une manière pour l’auteur d’attirer l’attention sur la vulnérabilité de l’Empire britannique, alors au sommet de sa gloire, et dont l’emprise territoriale et économique s’étendait sur toute la planète.

C’est évidemment en référence à cette œuvre littéraire devenue un grand classique, que le géopoliticien français, Bruno Tertrais, vient de titrer son dernier ouvrage, publié en octobre 2023 aux éditions de l’Observatoire, La guerre des mondes – Le retour de la géopolitique et le choc des empires

Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique et conseiller scientifique auprès du Haut-commissaire au Plan, est un spécialiste de la géopolitique et des relations internationales. Il a écrit de nombreux ouvrages et vient d’ailleurs de récidiver en publiant aux éditions Odile Jacob son dernier essai, intitulé Pax atomica : théorie, pratique et limites de la dissuasion, paru en janvier 2024. Dans son ouvrage précédent, il n’évoque pas d’invasion martienne mais la remise en mouvement de la tectonique des plaques géopolitiques, quelque peu figées depuis la guerre froide, et ceci sous l’impulsion de ce qu’il nomme des néo-empires émergents, à savoir la Chine, la Russie, l’Iran et la Turquie.

Bruno Tertrais (source © Fondation pour la recherche stratégique)

Il observe ainsi comment le monde occidental libéral auquel l’Europe appartient, se retrouve confronté à ces nouveaux empires eurasiatiques, dirigés par des pouvoirs autoritaires et qui cherchent à s’imposer et à imprimer leur propre vision du monde, sous forme de revanche après des décennies de domination occidentale. De quoi alimenter bien des foyers de confrontation voire de conflits, en Ukraine comme à Taïwan ou au Proche-Orient, mais aussi sur le continent africain ou dans la compétition pour l’accès aux ressources naturelles dont le lithium, voire pour la maîtrise de l’espace ou des fonds sous-marins.

Une confrontation analysée avec beaucoup de finesse, dans un ouvrage très documenté et qui tord le cou à bien des idées simplistes. La supposée stratégie de joueur d’échec de Vladimir Poutine y est quelque peu battue en brèche, ce dernier étant plutôt présenté comme un autocrate paranoïaque et sans scrupules, dont le régime n’hésite pas à manipuler le peuple russe en s’appuyant sur des mythes messianiques et l’invocation de la famille traditionnelle et de la religion orthodoxe. Tertrais se montre sceptique sur la capacité de la Russie à vaincre en Ukraine et note une certaine vassalisation de la Russie vis-à-vis de la Chine, maintenant qu’elle semble avoir définitivement coupé les ponts avec l’Occident.

L’armée chinoise à la manœuvre, une force émergente de premier plan (source © Démocratie nouvelle)

Une Chine qui, en revanche, semble un adversaire autrement redoutable. Elle n’hésite plus désormais à revendiquer ouvertement et par l’intimidation si nécessaire la maîtrise complète des mers jusqu’au ras des côtes de ses voisins vietnamiens ou philippins et s’immisce partout où elle le peut pour développer ses nouvelles routes de la soie, investissant dans des ports ou des infrastructures qu’elle s’accapare lorsque les États hôtes s’avèrent incapables de rembourser. Entrée sans réelle réciprocité dans l’OMC, la Chine est en passe de s’imposer comme la première économie mondiale, prédatrice en matière de propriété intellectuelle et ne se contentant plus d’être l’atelier mondial fabriquant et exportant tout ce que les occidentaux consomment, mais devenu aussi le laboratoire où se testent les techniques les plus sophistiquées de contrôle social numérique des populations.

Le géopolitique qu’est Bruno Tertrais observe avec une certaine inquiétude cette arrogance retrouvée des dirigeants chinois qui préparent activement l’annexion de Taïwan pour les années à venir et ne devraient guère hésiter à le faire par une opération militaire un peu musclée, à la manière de l’opération spéciale engagée par la Russie sur le territoire ukrainien en février 2022. Il n’est cependant pas persuadé qu’une telle invasion sera aussi facile qu’il n’y paraît malgré l’écrasante supériorité numérique de l’armée chinoise, laquelle n’a cependant pas d’expérience récente d’un tel conflit armé. Il pense même qu’un tel conflit dans le Pacifique ne pourrait laisser les États-Unis indifférents, créant le risque d’un affrontement direct entre des puissances militaires et nucléaires de premier plan…

Site de forage de gaz de schiste à St Marys en Pennsylvanie  (photo © SIPA Press / L’Opinion)

Car l’auteur reste confiant dans la capacité des États-Unis à jouer un rôle majeur dans l’ordre mondial en pleine reconfiguration, malgré l’isolationnisme récurrent de ses dirigeants, estimant que ce pays fait preuve d’un dynamisme démographique très supérieur à celui de la Chine ou de la Russie, a désormais retrouvé le chemin de son indépendance énergétique grâce à l’exploitation à outrance des gaz de schistes, catastrophique sur le plan environnemental mais très profitable économiquement, et reste largement en tête de la course mondiale aux brevets et à l’innovation technologique.

La démocratie, force ou faiblesse de l’Europe ? (source © L’Indépendant)

Quant à l’Europe, objet de nombreux débats en cette période pré-électorale, Bruno Tetrais rappelle aux plus pessimistes qu’elle continue de peser un quart du PNB mondial et que les démocraties, malgré leurs faiblesses inhérentes liées à la nécessite de prendre en compte leur opinion publique parfois bien versatile vire pusillanime, peuvent se montrer plus résilientes qu’il n’y paraît face à des régimes autocratiques dirigés par des satrapes entourés de courtisans aux ordres, à condition toutefois de se débarrasser de sa naïveté originelle qui l’a transformée en « herbivore au milieu des carnivores » et à nouer avec la Chine notamment, une relation plus équilibrée que celle qui a consisté jusque-là à « fermer les yeux sur le néo-impérialisme de Pékin en échange de biens de consommation pas chers ». Une évolution que l’auteur appelle de ses vœux et qui concerne en particulier l’Allemagne, moteur de l’Europe et trop longtemps persuadée qu’elle pouvait sans risque « miser sur l’Amérique pour sa sécurité, la Russie pour son gaz et la Chine comme marché ».

Un nouvel ordre mondial est peut-être effectivement en train d’émerger sous nous yeux, en espérant qu’il sera plus équilibré et moins source de tensions que les précédents : rien n’est moins sûr !

L. V.

Créances : les carottes sont cuites…

8 Mai 2024

La petite commune de Créances, qui compte à peine plus de 2000 habitants, située sur le littoral ouest du Cotentin, n’est pas seulement connue pour sa belle plage de sable fin bordée de dunes sauvages et, objectivement assez peu fréquentée car battue par les vents… Du sable omniprésent sur cette côte très plate et tournée vers le large où l’on pratique surtout la pêche à pied, mais que certains ont eu l’idée de valoriser pour le maraîchage. Il se raconte localement que c’est un cadet de Normandie qui, privé d’héritage terrien par son aîné, a eu l’idée, il y a déjà quelques siècles, d’exploiter ces terres sableuses littorales en les enrichissant avec force d’apport de varech et goémon.


La belle plage de sable blond de Créances (source © Comité départemental de tourisme de la Manche)

Les terres légères et sableuses sont de fait propices à la culture de certains légumes à racines profondes comme les céleris-raves, les navets, les radis noirs, les topinambours ou les carottes. Tant et si bien que de nombreux maraîchers se sont mis à cultiver ces « mielles », une appellation locale qui désigne de petites parcelles sableuses gagnées sur les dunes et où prolifèrent désormais poireaux et carottes. Ces dernières, arrachées à la main dans la terre sableuse entre juillet et avril, présentent un goût légèrement iodé et une belle couleur orangée qui a assuré leur réputation commerciale, au point de créer en 1960 une appellation d’origine contrôlée, tandis que, chaque année, se déroule désormais une fête de la carotte à Créances !


La fête de la carotte, à Créances, haut-lieu de l’exploitation maraîchère (source © Ville de Créances)

Une société dénommée Jardins de Créances a même été créée en 1991, rattachée au GPLM, un groupe coopératif producteur de légumes, qui commercialise les productions maraîchères issues de Créances, dont sa fameuses carotte des sables, et de deux autres sites, à Roz-sur-Couesnon, près du Mont-Saint-Michel, et dans le val de Saire, à l’extrémité nord-est du Cotentin. Disposant dune station de lavage et de sites de conditionnement, cette société alimente principalement la grande distribution avec sa gamme de légumes variés, intégrant même des variétés anciennes comme le panais ou le rutabaga.


Les carottes de Créances, cultivées dans les terres sableuses des mielles (photo © Pierre Coquelin / Radio France)

Mais voilà qu’en juin 2020 la Brigade nationale d’enquêtes vétérinaires et phytosanitaires qui relève de la Direction générale de l’alimentation du ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation, fait un signalement au Parquet de Coutances, après avoir procédé à des analyses qui confirment l’importation illicite et l’épandage massif par plusieurs maraîchers producteurs de carottes des sables de Créances, d’un pesticide interdit à la vente depuis 2018, le dichloropropène, déclenchant l’ouverture d’une enquête de gendarmerie.

Ce dérivé chloré toxique du propène, considéré comme cancérigène et très préjudiciable à l’environnement, a été développé et commercialisé comme nématicide, pour tuer les vers nématodes qui ont tendance à creuser leurs galeries dans les racines de carottes. Ce composé chimique est interdit d’utilisation depuis 2009 par une directive européenne datant de 2007. Jusqu’en 2017, le gouvernement français a néanmoins accordé une dérogation permettant aux producteurs de Créances de continuer à utiliser ce produit, au prétexte qu’il n’existe pas d’alternative économique pour poursuivre leur production agricole.


Récolte de carottes de Créances (source © Ouest-France)

Mais en 2018, le ministère a finalement décidé de mettre fin à cette dérogation pour « urgence phytosanitaire », alors que 4 pays européens (Espagne, Portugal, Italie et Chypre) continuent à y avoir recours jusqu’à aujourd’hui : il ne suffit pas de voter à Bruxelles des réglementations protectrices de l’environnement, encore faut-il ensuite les faire appliquer par les États membres ! En avril 2018, les maraîchers normands ont tenté d’user de leur fort pouvoir de lobbying pour faire céder le ministère et obtenir une n-ième dérogation. Faute d’obtenir satisfaction, ils se sont tournés vers la contrebande et ont importé en toute illégalité et via un intermédiaire, 132 tonnes de dicholoropropène d’Espagne.

Selon les investigations menées en 2020, ce sont près de 100 tonnes de ce produit qui ont ainsi été épandus sur une dizaine d’exploitations maraîchères de carottes de Créances et les enquêteurs ont retrouvé 23 tonnes encore stockées. Cinq des exploitations incriminées ont fait l’objet d’une destruction des récoltes, ce qui a déclenché la fureur des agriculteurs concernés pourtant pris la main dans le sac. Les maraîchers incriminés ont alors déposé un recours en référé auprès du tribunal administratif, qui l’a rejeté. Ils reprochent en effet à l’État « une analyse très incomplète voire erronée du risque », l’absence d’indemnisation du préjudice et l’exposition à une « rupture d’égalité au sein du marché européen et donc à une concurrence déloyale ».


Des carottes des sables vendues avec la terre…et le pesticide (photo © Sixtine Lys / Radio France)

Le procès des maraîchers a eu lieu en mai 2021. Leurs avocats ne leur ont pas permis de s’exprimer et ont tout mis en œuvre pour tenter de discréditer à la fois les enquêteurs de la Brigade nationale d’enquêtes vétérinaires et phytosanitaires, mais aussi les nombreuses associations de défense de l’environnement et même la Confédération paysanne, qui s’étaient portées partie civile, cette dernière estimant que l’affaire porte atteinte à l’image et à la crédibilité de toute la filière agricole dans ses efforts en vue d’une agriculture plus vertueuse.

En l’occurrence, les seules justifications des maraîchers de Créances pour continuer à utiliser ainsi un produit toxique interdit, sont exclusivement économiques. L’alternative est en effet parfaitement identifiée : il suffit d’alterner les cultures, comme des générations de paysans ont appris à le faire, les vers nématodes ne se développant que sur des parcelles exclusivement cultivées en carottes d’une année sur l’autre. Mais cela implique une légère baisse de rentabilité et un peu plus de technicité, que les maraîchers poursuivis ont préféré éviter par un traitement phytosanitaire, même avec un produit nocif et illégal…

En première instance, 13 exploitant avaient écopé d’amendes allant de 10 000 à 30 000 €, en partie avec sursis tandis que le commerçant ayant servi d’intermédiaire écopait de 80 000 € d’amende et l’entreprise ayant procédé aux épandage, de nuit et en toute discrétion, était condamnée à 20 000 € d’amende. Ayant fait appel de ce jugement, les maraîchers ont vu leur condamnation confirmée et même alourdie pour l’intermédiaire par la Cour d’appel de Caen qui avait prononcé son verdict le 10 février 2023.

Malgré ces peines plutôt clémentes, les avocats des exploitants ont voulu porter l’affaire devant la plus haute juridiction de l’État. Mais voilà que le 23 avril 2024, la Cour de cassation vient de rejeter leur pourvoi, rendant ainsi définitives les condamnation antérieures. Les carottes sont donc cuites pour les maraîchers tricheurs de Créances, une commune dont l’étymologie serait pourtant en relation avec la racine latine qui désigne la confiance et qui a donner le mots français « créance ». Un signal plutôt positif en tout cas pour ces milliers de maraîchers qui font l’effort de conduire leur exploitation de manière rationnelle en tenant compte des impacts de leur activité sur l’environnement et en veillant à la pérennité des sols, sans recours à ces pesticides dont on connaît désormais les effets délétères tant pour la santé humaine que pour la biodiversité.

L. V.

L’Europe pour les nuls…et les jeunes

2 Mai 2024

Dans un peu plus d’un mois seulement aura lieu la prochaine élection au Parlement européen, le dimanche 9 juin 2024. Rappelons d’ailleurs au passage, pour ceux qui l’auraient oublié, bien qu’il s’agisse quand même de la dixième édition de ces élections qui se tiennent tous les 5 ans depuis 1979, que ce suffrage se fait à un seul tour à la proportionnelle.

Les modalités diffèrent d’ailleurs d’un pays à l’autre. En France, il a été choisi de fixer un seuil minimal de 5 % pour qu’une liste puisse disposer d’un représentant élu, ce qui n’est pas forcément le cas chez certaines de nos voisins. Ainsi, lors du dernier suffrage qui s’était tenu en 2019, et pour lequel pas moins de 34 listes avaient été constituées et validées, parfois in extremis après recours devant le Conseil d’État, seules 6 d’entre elles avaient pu obtenir au moins un représentant au Parlement européen. Les voix qui s’étaient portées sur les 27 autres listes en pure perte représentaient quand même 19,7 % des suffrages exprimées !

Pour les dernières élections européennes en 2019, un nombre record de listes en compétition : un dessin signé Chaunu, publié dans Ouest-France le 23 mai 2019

On ne sait pas encore combien de listes seront retenues pour concourir lors de la prochaine échéance du 9 juin puisque la date limite pour le dépôt des listes est fixée au 17 mai à 18h, mais il y a fort à parier qu’elles seront au moins aussi nombreuses qu’en 2019 ! A l’époque, le nombre de sièges d’eurodéputés avait été fixé à 705 dont 79 pour la France. Pour la prochaine échéance, inflation oblige et malgré le retrait devenu effectif de la Grande-Bretagne, il y aura 720 sièges en jeu, dont 81 pour notre pays.

La représentation nationale actuelle au Parlement européen compte 23 représentants du Front national, 23 de la République en marche, 13 écologistes, 8 LR, 6 socialistes et 6 représentants de la France insoumise. Au vu des nombreux sondages actuels déjà publiés et qui vont se multiplier dans les semaines à venir, tout laisse penser que la liste du Rassemblement national, menée par Jordan Bardella, arrivera largement en tête, donné actuellement autour de 30 %, ce qui pourrait l’amener à augmenter encore son nombre de représentants au Parlement européen. Viendrait ensuite, au vu des tendances observées jusqu’à présent, la liste macroniste dirigée par l’eurodéputée sortante, Valérie Hayer, qui peine à atteindre la barre des 20 % et pourrai perdre 6 à 7 sièges…

L’hémicycle du Parlement européen à Strasbourg, cœur de la démocratie européenne (photo © Vincent Kessler / Reuters / La Tribune)

Le troisième homme de cette campagne est pour l’instant l’eurodéputé sortant Raphaël Glucksmann qui mène, comme en 2019, la liste du parti socialiste et que les sondages placent actuellement autour de 12 à 13 %, ce qui pourrait lui permettre de faire élire une douzaine de représentants. Quatre autres listes sont à ce jour données à plus de 5 % avec la perspective pour chacune d’elles de remporter 6 à 7 sièges chacune. C’est le cas de la liste écologiste, pilotée par Marie Toussaint, qui verrait ainsi sa représentation fortement amputée, tandis que la France insoumise, dont la tête de liste est, comme en 2019, Manon Aubry, paraît stable par rapport à 2019. A droite, la liste LR, menée par le très conservateur François-Xavier Bellamy, comme en 2019 également, est pour l’instant crédité d’un score assez comparable à celui obtenu alors, autour de 8 %. Pourrait aussi figurer dans ce dernier carré l’autre liste d’extrême-droite, menée par Marion Maréchal, sous l’étiquette Reconquête, et qui pourrait aussi peut-être se hisser au-dessus de la barre fatidique des 5 %.

Comme en 2019, la grosse inconnue de cette séquence électorale reste le taux de participation qui avait tout juste atteint 50 % lors de ce dernier suffrage. Tout laisse malheureusement à penser que cette année encore un Français sur deux ne prendra même pas la peine de se déplacer le 9 juin prochain pour aller exercer son droit de vote, alors même que l’Europe est au cœur de notre vie quotidienne et que la majorité de notre législation actuelle est directement dérivée des directives européennes. Jamais la France n’a été autant intégrée à l’Union européenne, dans un monde désormais multipolaire où même un bloc aussi important que l’Europe peine à exister face aux appétits de puissance des États-Unis, de la Chine, de la Russie mais aussi de nombreux pays émergents en pleine expansion. Et pourtant, les Français ont du mal à s’intéresser aux débats qui agitent le Parlement européen…

Peut-on encore croire à l’Europe ? Un dessin signé Plantu, publié dans Le Monde à l’occasion de la visite du pape au Parlement européen de Strasbourg le 25 novembre 2014…

Ce n’est pourtant pas faute d’efforts de communication et de pédagogie pour rendre accessibles à tous les arcanes de ce lieu de démocratie. Saluons à ce sujet la série remarquable intitulée sobrement Parlement, écrite par Noé Noblet et produite par Cinétévé, Artemis Productions et CineCentrum, dont les 20 épisodes des saisons 1 et 2 ont été diffusés sur France TV en avril 2020, suivi d’une saison 3 tournée en 2022 et diffusée en septembre 2023.

Samy, jeune attaché parlementaire au Parlement européen… (source © Parlement 2024)

On y voit les premiers pas au Parlement européen d’un jeune assistant parlementaire français, Samy, joué par le comédien Xavier Lacaille, qui débarque à Bruxelles au lendemain du vote du Brexit, et découvre les rouages de la démocratie européenne aux côté de son eurodéputé fainéant, Michel Specklin, de l’anglaise Rose, de l’italien Guido, de l’allemand Martin Kraft, ou encore du fonctionnaire européen ultra-compétent et incorruptible, l’impénétrable Eamon. Un bijou d’humour et d’autodérision, sans prétention mais plein d’esprit et qui a le mérite de faire pénétrer au cœur des arcanes complexes du Parlement européen mais aussi de la Commission européenne, où l’on découvre le fonctionnement au jour le jour de nos institutions européennes avec les enjeux auxquels est confrontée la construction européenne, les rivalités entre états membres, le rôle des lobbyistes et la manière dont s’élabore un consensus politique dans un tel bazar. De quoi donne au citoyen européen une vision plus humaine et terriblement incarnée de ces froides institutions qui paraissent si loin de nos préoccupations mais dont les décisions pèsent si fortement sur notre vie quotidienne.

Et voilà que Cinétévé, le producteur de cette série à succès, vient de s’allier avec l’Institut Jean Monet, une fondation attachée à promouvoir l’idéal d’union et de paix qui animait les pères fondateurs de l’Union européenne, pour produire une série de clips inspirés directement de la série télévisée Parlement et destinés à inciter les jeunes (notamment) à voter en masse lors de la prochaine échéance électorale du 9 juin 2024. Sur les 8 clips de campagne prévus, 2 sont déjà accessibles en ligne sur le site dédié. On y retrouve l’humour grinçant et décalé propre à la série télévisée, et ses messages pédagogiques qui font mouche…

Un des clips de campagne inspirés de la série télévisée Parlement (source © Parlement 2024)

Espérons que les Français, et notamment les plus jeunes d’entre eux qui s’étaient largement abstenus en 2019, seul un tiers des 18-39 ans ayant alors fait l’effort de glisser un bulletin dans l’urne, soient sensibles à cette campagne. D’autant qu’elle est loin d’être la seule, les initiatives se multipliant actuellement pour inciter le maximum de jeunes européens à aller voter et à s’intéresser de plus près au fonctionnement démocratique de nos institutions. C’est notamment le cas de la plateforme Ensemble, mais aussi du Parlement européen lui-même qui met à disposition une boîte à outils pédagogique dans ce but, tandis que la Commission européenne s’efforce, via son site Les décodeurs de l’Europe, de combattre certaines idées reçues sur les dysfonctionnements de l’Europe.

Visuels élaborés par l’agence de communication I&S pour inciter à se mobiliser lors des prochaines élections européennes (source © Image et Stratégie)

Même des agences de communication s’y mettent et lancent des campagnes d’affichage pour diffuser des messages incitant chacun à se mobiliser pour cette échéance électorale, à l’instar de l’agence Image & Stratégie, qui insiste sur l’idée que chaque citoyen est acteur du choix des politiques publiques, même celles décidées dans des institution qui nous paraissent trop souvent lointaines, opaques et éloignées de nos préoccupations quotidiennes. C’est l’esprit même de la démocratie dans laquelle chaque voix compte, sauf celles qui décident de ne pas participer au scrutin…

L. V.

Optitec : naissance, vie et fin d’un technopôle de la photonique

31 mars 2024

La chronique ci-après a été publiée le 17 mars 2024 par GoMet, un média tout numérique qui traite de l’actualité locale sur la métropole Aix-Marseille-Provence en s’efforçant de mettre en avant les réussites et les expertises présentes sur le territoire, notamment dans les domaines de l’innovation technologique, mais aussi politique, sociale, économique et culturelle. Le pôle de compétitivité Optitec a été absorbé début janvier 2024 par le pôle Solutions communicantes sécurisées (SCS) et la photonique provençale n’existe donc plus en tant que telle. C’est une aventure d’un quart de siècle qui se termineJacques Boulesteix, astrophysicien, ancien directeur de recherches au CNRS, président-fondateur de POPsud en 2000, d’Optitec en 2006, puis du réseau Optique Méditerranéen, mais aussi premier président du Cercle progressiste carnussien, revient ici sur la genèse de l’un des précurseurs des pôles de compétitivité, le premier impliquant, à l’échelle de notre région, tous les acteurs académiques et industriels d’une même thématique sectorielle.

Jacques Boulesteix dans les locaux de GoMet à Marseille le 16 février 2024 (photo © JYD / Gomet)

La photonique est la science et la technologie des photons, ces éléments constitutifs de la lumière, à la fois ondes et particules. Mais la photonique est en fait beaucoup plus que la lumière. Car la photonique se trouve derrière de très nombreuses technologies de la vie quotidienne. Et si l’éclairage, l’optique, la vision ou l’image restent des secteurs traditionnels de ce secteur technologique, d’autres applications majeures comme les télécommunications, la biophotonique, l’énergie ou la productique, lui ont donné un grand coup de booster depuis une trentaine d’années. Aujourd’hui, les liaisons internet, les smartphones, les ordinateurs portables, la médecine et la chirurgie, la robotique, ont vécu de véritables révolutions technologiques grâce à la photonique qui s’est révélée une source d’innovations considérable.

Présentation d’Optitec le 16 mars 2003 (source © Gomet)

La photonique, la science du XXIe siècle

C’est un volumineux rapport du National Research Council (NRC) américain qui lança en 1998 l’essor de la photonique mondiale. « Harnessing Light : Optical Science and Engineering for the 21 st Century » récapitulait les inventions (lasers, fibre optique, cristaux liquides, scanners médicaux, panneaux photovoltaïques, vision nocturne, couches minces, disques optiques, LEDs, …) au regard des potentialités de leurs utilisations (communications, informatique, écrans, santé, éclairage, détecteurs, défense, spatial, processus industriels, …). Selon ses conclusions, non seulement l’économie induite devait croître très rapidement, mais la photonique était promise à devenir la science du XXIe siècle, tout comme l’électronique fut celle du siècle précédent.

À la fin des années 1990, un bouillonnement est effectivement apparu dans certains pays et les premiers clusters de photonique avaient déjà vu le jour. En Amérique du Nord, plusieurs pôles se structuraient (Californie, Tucson, Québec). En Europe, l’Allemagne avait pris un peu d’avance avec deux associations industrielles régionales traditionnellement à forte composante optique (Jena, Berlin). En France, c’est d’abord en Île-de-France (Optics Valley), en Bretagne (Lannion autour des télécoms) et en Provence Alpes Côte d’Azur avec POPsud que le mouvement était le plus visible.

Présentation d’Optitec le 16 mars 2003 (source © Gomet)

Le pôle optique et photonique POPsud 

La genèse de POPsud a sans doute été la plus originale, puisqu’elle a eu lieu autant à l’initiative de chercheurs universitaires et du CNRS, que de responsables ou cadres d’entreprises d’optique. La situation locale était tout à fait particulière : les principaux acteurs se connaissaient de longue date ! Les relations se regroupaient autour de deux grands sujets : l’astronomie et l’espace d’une part, la physique des matériaux de l’autre. Concernant la physique, par exemple, beaucoup d’entrepreneurs avaient gardé un lien avec le laboratoire où ils avaient étudié, suivi un stage, été parfois salariés, alors qu’une partie non négligeable de la recherche publique était financée sous contrats.

Présentation d’Optitec le 16 mars 2003 (source © Gomet)

Le cas du spatial et de l’astronomie était différent. Les astronomes provençaux étaient largement impliqués et souvent même à l’initiative de la construction de grands instruments mondiaux (satellites, grands télescopes français à Hawaï ou européens au Chili). La fabrication de ces télescopes et l’instrumentation auxiliaire étaient régulièrement confiées à des industriels locaux. Le déclencheur du rapprochement a été la nécessité de renouveler fortement un équipement important (bancs de tests, chambres propres, refroidies ou à vide) à la fois dans les entreprises et les laboratoires. La complexité et le coût de ces équipements étaient incompatibles avec une utilisation à temps partiel. Aussi, les tout premiers projets financés par POPsud ont largement été consacrés à des « moyens mutualisés », localisés dans le privé ou le public, mais partagés.

Présentation d’Optitec le 16 mars 2003 (source © Gomet)

Tout restait à inventer

Le principe de la création de POPsud avait été adopté en octobre 1999, lors d’une réunion de six fondateurs. Trois entrepreneurs : Gilbert Dahan, de SESO (13), Charles Palumbo, de Cybernetix (13) et Gérard Greiss, de SEOP (83). Trois chercheurs universitaires : François Flory, de l’Institut Fresnel (13), Farrokh Vakili, de l’Observatoire de la Côte d’Azur (06) et moi-même, du Laboratoire d’astrophysique de Marseille (13). Nous ne savions pas du tout où nous allions. Tout restait à inventer. C’était grisant, mais nous étions d’accord pour tenter le coup d’une structure régionale, réellement nouvelle, qui n’avait de sens que si elle accélérait réellement le développement de la photonique dans notre région où les acteurs étaient déjà nombreux et souvent de niveau international. Notre petite histoire retiendra que nous nous étions engagés à nous reposer chaque année (et cela a été fait au moins jusqu’en 2013) la question de la prolongation du pôle. Il n’était pas question d’institutionnaliser une structure qui aurait perdu son dynamisme et son inventivité.

La Provence, une terre historique de recherche et d’essaimage industriel en optique

La Provence a été de longue date une terre de développement de l’optique, initialement autour de l’Observatoire de Marseille, initialement « Observatoire royal de la marine », créé en 1702 aux Accoules, puis transféré « en limite de la ville » en 1860 sur le plateau Longchamp. Marseille s’enorgueillit donc d’être la ville du troisième observatoire astronomique moderne construit au monde, juste après Paris (1667) et Greenwich (1675). Et surtout, Marseille fut dotée en 1865 du télescope de 80 cm de Foucault (que l’on peut toujours visiter), alors le plus grand au monde, le premier instrument associant un miroir parabolique et une réflexion par couche argentée, en rupture totale avec la tradition des lunettes astronomiques. C’est toujours le principe optique des télescopes actuels, terrestres ou spatiaux. L’instrument, révolutionnaire, disposait même d’un support de miroir actif, concept longtemps oublié, mais qui équipe aujourd’hui tous les télescopes géants modernes.

Présentation d’Optitec le 16 mars 2003 (source © Gomet)

Vérifier la relativité générale d’Einstein

L’inventivité de Marseille en matière optique ne s’arrête pourtant pas là. En 1897, à l’université, alors sise rue Sénac de Meilhan en haut de la Canebière, deux physiciens, Alfred Perot et Charles Fabry, inventèrent l’interféromètre à ondes multiples qui porte leur nom, l’interféromètre de Fabry-Perot. Il s’agit d’une invention majeure de la métrologie, qui permit notamment la vérification observationnelle de la relativité générale d’Einstein lors d’une éclipse de Soleil en 1919. Aujourd’hui, elle est essentielle aux contrôles des surfaces optiques, à la mesure des déplacements infinitésimaux, aux filtrages de longueurs d’onde et est utilisée quotidiennement dans la recherche et l’industrie.

Un peu plus tard, à partir des années 1930, c’est un autre domaine d’excellence qui se développe à partir de Marseille : celui des couches minces métalliques, de quelques dizaines de microns au plus. Associées au départ à l’amélioration de l’interféromètre de Fabry-Perot, elles trouvent bien vite d’autres applications et sont aujourd’hui indispensables comme antireflet dans les composants photo-électroniques, la lunetterie, les cellules photovoltaïques.

SESO, pionnier de la photonique

Ce contexte académique a bien évidemment été déterminant dans la création en 1979 à Aix-en-Provence, de la société SESO (Société européenne de systèmes optiques), créée par des cadres issus de la société Bertin. SESO est spécialisée dans la conception et la fabrication de composants et de systèmes de précision dans le domaine de la photonique, notamment pour le secteur aéronautique et spatial.

En 1989, c’est le calcul optique qui vient compléter la panoplie, avec la création, par un jeune diplômé de l’École supérieure d’optique de Marseille, de la société Optis à La Farlède dans le Var. Avec le développement de la simulation et le prototypage virtuel en matière d’optique, Optis deviendra l’un des acteurs majeurs du secteur avant d’être rachetée en 2018 par le géant mondial de la réalité virtuelle Anzys, pour les véhicules autonomes.

Au début des années 2000, le projet Iter de fusion thermonucléaire à Cadarache s’intéresse aussi à la photonique. D’ailleurs, les contraintes d’intégration de capteurs, de lasers, d’imageurs dans un milieu radiatif hostile avec zéro défaut et zéro panne, s’apparentaient fortement à celles déjà présentes dans POPsud autour du spatial et des systèmes sous-marins.

C’est évidemment avant tout ce lien très fort existant entre une recherche universitaire établie dans le domaine des sciences de la lumière et un tissu industriel très riche dans les domaines de l’optique, qui a permis l’émergence, en 1999, du pôle d’optique et de photonique POPsud, simultanément avec la création d’Optics Valley en région parisienne, bien avant l’annonce, en 2005, des premiers pôles de compétitivité.

Un outil clé : les plateformes mutualisées

Les bonnes fées étaient présentes lors de la naissance de POPsud. Jean-Pierre Nigoghossian, ancien de Bertin, de l’Institut méditerranéen de technologie, puis directeur de la recherche et de la technologie en région, a accompagné de nombreux conseils, ce qu’il faut bien appeler une « aventure avant l’heure ». La première étude de faisabilité, réalisée par le cabinet parisien Atalaya confirmait à la fois l’anticipation du boom mondial de la photonique et les potentialités locales.

Jean-Pierre Nigoghossian (photo © CA / GoMet)

Cerise sur le gâteau, Pierre Bernhard, le fondateur et directeur de l’INRIA (Institut national de recherche en informatique et automatique) à Sophia-Antipolis, acceptait de présider le conseil scientifique de POPsud, alors que la photonique n’était vraiment pas sa spécialité. Mais ce recul s’avérera décisif dans la sélection et la réussite des premiers projets. Le principe novateur initial retenu fut également que 30 % du conseil stratégique ne soit pas directement lié à la photonique et que 30 % soit extérieur à la région. Tout était sur la table. Tout était à inventer. Un vrai défi collectif !

Pierre Bernhard, fondateur de l’INRIA à Sophia Antipolis (source © Sciences pour tous 06)

13 projets communs financés

Entre 2001 et 2005, 13 projets communs entreprises-laboratoires virent le jour pour un financement de sept millions d’euros, issu à 53 % du privé. Évidemment, la sélection en 2005 de POPsud (qui devient alors Optitec) dans le cadre de l’appel d’offres des pôles de compétitivité allait changer l’échelle du financement. Entre 2006 et 2012, chaque année en moyenne, dans le cadre du pôle de compétitivité, 15 à 20 projets mutualisés sont financés pour une quarantaine de millions d’euros (dont 50 % venant du privé). En 2010, Optitec s’étend à la région Languedoc-Roussillon.

15 000 emplois, 1 500 chercheurs

La labellisation comme pôle de compétitivité a indéniablement favorisé la croissance des entreprises. Selon les statistiques d’Optitec, qui ne compte strictement que les emplois liés à l’optique-photonique, en 2000, la filière régionale comptait 3 000 emplois qualifiés dans 15 000 emplois industriels associés et 1 500 chercheurs. Entre 2006 et 2012, 1 600 emplois directs qualifiés furent créés ainsi que 30 start-up avec un taux de survie de 82 %. La croissance annuelle locale était légèrement supérieure à la croissance mondiale de la photonique (15 %), ce qui en faisait un secteur régional très dynamique.

En 2013, le chiffre d’affaires des entreprises régionales de photonique atteignait 1 300 M€, concentrant 25 % des activités françaises de recherche et développement dans le secteur optique. En 2012 était inauguré, sur le technopôle de Château-Gombert, l’Hôtel Technoptic, accélérateur pour les start-up de l’optique, la photonique et des objets connectés IOT à la fois pépinière d’entreprises et hébergeur de plateformes technologiques. En 2010, Optitec était récompensé du Label de Bronze de cluster européen sous l’égide de la Commission Européenne.

Partie du Comité stratégique de POP Sud (source © archives J. Boulesteix / GoMet)

Avec un taux d’exportation de ses entreprises supérieur à 35 % à sa création et des laboratoires publics de recherche mondialement reconnus, POPsud/Optitec était naturellement tourné vers l’extérieur. Les accords d’échange et les visites d’entreprises à l’étranger furent nombreux : Singapour 2004, Israël 2004, Shangaï 2004 (Optochina), Canada 2002 et 2005, Iéna 2008 (Optonet/Zeiss), Royaume-Uni 2008, MIT et Boston University 2009, Shenzhen 2009, Brésil 2010, Espagne 2011 (SECPHO), Italie 2012 (OPTOSACANA), Russie 2011 et 2012, … En 2005, Optitec créait le Réseau optique méditerranéen (ROM), financé par l’Europe et réunissant les régions de Valence, Catalogne, Provence-Alpes-Côte d’Azur, Toscane, Sardaigne, Crète et Israël.

La photonique : un domaine bouleversé par l’irruption de l’acteur chinois

Dès 2013, l’Union européenne avait identifié la photonique comme l’une des six technologies clés du XXIe siècle (KET, Key Enabling Technology). Les Chinois aussi, certainement. Car la Chine envahit alors rapidement le marché mondial de composants optiques à faible coût et rattrape à grand pas son retard sur les systèmes photoniques complexes. Avec une croissance dans ce secteur une fois et demi supérieure à celle de l’Europe et un immense marché intérieur, la Chine, qui y était quasiment absente dans les années 2000 rivalise de plein fouet avec la photonique européenne (et américaine). Le 4e plan quinquennal chinois (2021-2025) a d’ailleurs placé l’optique-photonique au cœur des technologies prioritaires. On savait déjà que la Chine était devenue le premier marché mondial de consommation des circuits intégrés avec une part du marché mondial de 34,4 %, contre 21,7 %, pour les États-Unis et 8,5 % pour l’Europe. C’est aussi le cas pour la photonique.

Pour bien en comprendre l’enjeu, il faut savoir que la science et les applications de la lumière représentent, en termes de PIB, environ 11 % de l’économie mondiale. C’est le secteur de plus forte croissance. Les revenus annuels mondiaux des produits photoniques dépassent 2 300 milliards d’euros. Cette industrie emploie plus de 4 millions de personnes. La chaîne de valeur de la photonique est très large. Elle va du verre aux systèmes très intégrés, en passant par l’éclairage, la fibre optique, les lasers, les imageurs, les panneaux photoélectriques. La photonique est présente dans tous les systèmes complexes : robots, avions, espace, smartphones, scanners médicaux, communications, ordinateurs, machines-outils, les véhicules autonomes, sans parler du militaire…

L’Hôtel Technoptic, accélérateur pour les start-up de l’optique  (source © Gomet)

Certes la France n’est pas démunie. Selon les statistiques de l’European Photonic Industry Consortium (EPIC), qui compte assez largement toutes les activités liées de près ou de loin à la photonique, l’écosystème photonique français représente 19 Md€ de chiffres d’affaires, une croissance de 7,5 % par an et 80 000 emplois. Ce n’est pas rien. D’autant plus qu’au-delà des groupes de taille mondiale comme Thales, Safran, Essilor ou Valeo, on estime le tissu riche de 1 000 entreprises dont 40 % ont moins de 10 ans. Elles génèrent une activité estimée à 15 Md€ avec plus de 80 000 emplois hautement qualifiés, opérant sur un marché mondial estimé à 525 Md€.

Le contexte de l’innovation dans lequel est né POPsud a profondément évolué en 25 ans

D’une part, contrairement à d’autres pays européens, le tissu industriel français le plus innovant à l’époque, clairement composé de PME partenaires de laboratoires de recherche publics, n’a pas vraiment réussi sa mutation vers des établissements plus importants (ETI) disposant d’une assise financière suffisante et de ressources humaines pour attaquer de gros marchés. La croissance, pourtant importante dans le secteur de la photonique, a plafonné.

À cette faiblesse structurelle très française, s’est ajouté, au fil du temps, un certain essoufflement des croisements entre les partenaires des pôles, dont les projets peinent, après quelques années, à échapper à une certaine consanguinité, qui n’a peut-être pas été assez anticipée. Or l’innovation, c’est aussi la découverte, la surprise d’un nouveau partenaire. D’où les nouvelles stratégies d’élargissement thématique et de fusion avec d’autres pôles. Enfin, les partenariats directs entre les entreprises à l’échelle mondiale se sont développés, chaque entreprise dynamique cherchant aujourd’hui à disposer d’un point d’appui sur chaque continent, au risque de créer des conflits à l’intérieur même des pôles. Le chacun pour soi s’est développé, s’éloignant toujours un peu plus de l’esprit des initiateurs des premiers pôles.

Il serait cependant bien hasardeux de penser que le renouveau des mécanismes d’innovation passe par une rationalisation ou une intégration à une échelle toujours plus grande. L’histoire enseigne que les idées naissent dans de petites entités, de petites équipes, plus favorables à l’ouverture et au dynamisme. Ce n’est pas le cas de la production ou de la percée sur les marchés, qui font appel à d’autres ressorts, pas forcément liés à une logique de pôles. C’est cette dualité que nous a permis de mieux comprendre, depuis 25 ans, l’expérience des pôles pionniers comme POPsud.

J. Bx.

CETA : c’est à n’y rien comprendre…

25 mars 2024

A trois mois des prochaines élections au Parlement européen, le rejet par le Sénat du traité de libre-échange entre le Canada et l’Union européenne, constitue un véritable camouflet pour le gouvernement. Il faut dire que ces accords commerciaux, négociés en catimini par la Commission européenne, ont tendance à focaliser les critiques de tous les acteurs démocratiques ! Le sort du TAFTA, ce fameux traité de libre-échange transatlantique, pour lequel les négociations ont repris en 2019 après avoir été gelées fin 2016 suite à l’élection de Donald Trump, illustre à quel point ce type d’accord peut susciter un rejet viscéral. D’ailleurs, la France continue à s’opposer officiellement au projet pour lequel les discussions se poursuivent néanmoins, mais en excluant désormais les marchés publics et surtout l’agriculture qui focalise le plus d’inquiétudes.

L’accord de libre-échange avec le Mercosur, potentiel accélérateur de la déforestation en Amazonie ? Un dessin signé Plantu, datant de juillet 2019

Le gouvernement français est également officiellement opposé à l’accord de libre-échange négocié entre l’Union européenne et le Mercosur, ce marché commun qui regroupe la plupart des pays d’Amérique du Sud. Lancées en 2000 et interrompues en 2004, les négociations avaient repris en 2014 et abouti à un accord en 2019, mais le Parlement européen avait rejeté le projet en octobre 2020, suite au désaccord exprimé ouvertement par la France et du fait des réticences de l’Allemagne, toutes les deux inquiètes des impacts environnementaux d’un tel accord.

Un dessin signé Marc R., publié en 2017 sur son site Marker

Avec le Canada, l’accord économique et commercial global, CETA selon son acronyme anglais (Comprehensive Economic and Trade Agrement), a été négocié à partir de 2009 et conclu dès 2014. Il a suscité alors tant de débats qu’il a fallu attendre 2 ans avant que la Commission européenne ne finisse par l’adopter en juillet 2016 avant de demander aux 27 pays membres (qui étaient alors encore 28, avant le Brexit) de le ratifier. Les pays membres l’ont signé le 30 octobre 2016, après un premier cafouillage car la Wallonie avait formellement refusé de donner son accord pour que l’État fédéral de Belgique puisse signer le document ! Le Parlement européen s’était à son tour prononcé en faveur de ce texte le 15 janvier 2017, mais en excluant le volet lié au dispositif chargé de régler les différents entre États et investisseurs, qui ne relève pas de la compétence de l’UE mais des États.

Ces mécanismes d’arbitrage par lesquels les multinationales arrivent à attaquer les législations en vigueur dans certains pays et jugées défavorables à leurs intérêts propres constituent de fait un des points de cristallisation des critiques majeures contre ces traités de libre-échange. Les exemples sont en effet désormais nombreux de multinationales, principalement américaines, qui arrivent ainsi à remettre en cause des dispositions législatives pourtant démocratiquement décidées, en matière de protection de l’environnement, de la santé ou des droits des travailleurs…

Des agriculteurs bloquent l’autoroute près de Mulhouse le 8 octobre 2019 et protestent notamment contre les traités CETA et Mercosur (photo © Sébastien Bozon / AFP / Le Monde)

Depuis 2017, l’accord CETA est considéré comme signé et il a été ratifié par 17 des États membres de l’UE, ainsi que par l’ensemble des parlements fédéraux et régionaux du Canada, lesquels se sont empressés de le faire dès 2017. La Grande-Bretagne elle-même, toujours friande de plus de libéralisme économique, l’avait ratifié avant de claquer la porte de l’Union Européenne ! De fait, le traité est désormais officiellement en vigueur depuis le 21 septembre 2017, à la seule exception des clauses, finalement assez marginales, qui concernent les investissements et le règlement des différends entre des entreprises européennes et canadiennes (tribunaux d’arbitrage) qui relèvent d’une compétence partagée entre l’UE et ses États membres. 

En revanche, si un seul des pays membres refuse de ratifier le texte et le notifie à l’UE, c’est l’ensemble du dispositif qui s’écroule puisque le texte est présenté comme un accord global. C’est déjà le cas puisque le parlement chypriote a rejeté l’accord le 1er août 2020, mais Chypre n’a pas notifié officiellement cette décision à l’UE et chacun fait donc comme si de rien n’était…

Le 23 juillet 2019, les députés français avaient voté en faveur de la ratification du CETA, malgré les exhortations de l’activiste suédoise, Greta Thunberg, venue leur parler le matin même… Un dessin signé Deligne (source © Urtikan)

En France, où les oppositions contre cet accord de libre-échange sont nombreuses, Emmanuel Macron a tenté de faire passer le vote en catimini, en pleine trêve estivale, le 23 juillet 2019. A l’époque, il disposait pourtant d’une large majorité présidentielle à l’Assemblée Nationale, mais le texte avait suscité une véritable fronde de la part de certains des députés de son propre camp et n’avait alors été adopté qu’à une assez faible majorité de 266 députés alors que 213 d’entre eux se prononçaient contre. Le projet aurait dû être présenté au Sénat dans la foulée mais depuis, le gouvernement procrastine, craignant un rejet qui mettrait à mal tout l’édifice, et attendant que d’autres pays se prononcent à leur tour, dont l’Italie, où l’opinion n’est pas non plus très favorable.

Résultat du vote au Sénat le 21 mars 2024 aboutissant au rejet de la ratification du CETA : le centre mou était manifestement aux abonnés absents… (source © Sénat / La France agricole)

Mais cette course de lenteur a fini par prendre fin à l’initiative du groupe communiste au Sénat qui a profité de sa niche parlementaire pour remettre le dossier sur la table et obliger les sénateurs à sortir de leur ambiguïté. Et le résultat a confirmé que les craintes du gouvernement étaient bien fondées puisque le 21 mars 2024, le Sénat a très largement rejeté toute idée de ratification de cet accord par 211 voix contre 44. Une véritable claque pour le gouvernement ! Certes, c’est l’Assemblée Nationale qui aura le dernier mot mais on voit mal comment une majorité pourrait s’y dessiner désormais en faveur de la ratification de ce texte dès lors qu’il sera soumis à l’ordre du jour…

Il faut dire que cette affaire était bien mal emmanchée dès le début. Avant même l’entrée en vigueur de cet accord, le Canada était déjà un partenaire commercial de premier plan pour les pays européens, au 11e rang des exportations européennes et en 16e position pour nos importations, tandis que l’Europe constituait le 2e partenaire commercial du Canada derrière les États-Unis. La Commission européenne imaginait que le CETA allait faire progresser de 25 % les échanges commerciaux avec le Canada. Elle brandit d’ailleurs des chiffres tendant à montrer que ces échanges ont bondi de 37 % depuis l’entrée en vigueur de l’accord en 2017. Sauf que cette augmentation s’explique en presque totalité par l’inflation des prix ! En volume, l’augmentation ne représente que 9 % et elle bénéficie surtout au Canada, les exportations européennes ayant, quant à elles, plutôt diminué depuis !

Évolution des échanges avec le Canada en volume (source © Eurostat / Le Monde)

Objectivement, les éleveurs européens ont plutôt profité jusqu’à présent de cet accord puisque les exportations européennes vers le Canada de viande bovine et surtout de fromages ont fortement augmenté depuis. Mais leur crainte est que les éleveurs canadiens ne profitent de ce cadre favorable pour investir en masse le marché européen avec leur bœuf aux hormones produit selon des normes environnementales et sanitaires nettement moins contraignantes qu’en Europe.

C’est là tout l’enjeu de ces accords de libre-échange qui profitent surtout aux grosses multinationales implantées dans des pays où les normes sanitaires et environnementales sont les plus laxistes, et qui ont donc pour effet une moindre protection des consommateurs, une concurrence accrue au détriment des petits producteurs locaux et une augmentation des flux internationaux de marchandises, ce qui va à l’encontre des efforts entrepris pour réduire nos émissions de gaz à effets de serre et notre impact sur la biodiversité. C’est bien pour cette raison que la Convention citoyenne pour le climat s’était exprimé contre cet accord en juin 2020. Emmanuel Macron ne l’a pas entendu alors que même les sénateurs, pourtant réputés comme peu progressistes, ont fini par le comprendre…

L. V.

Alfons MUCHA, notes biographiques

16 mars 2024

Organisée en collaboration avec la Fondation Mucha à Prague, l’Hôtel de Caumont, à Aix-en-Provence, consacre cette année et jusqu’au 24 mars 2024, son exposition d’hiver au grand maître de l’Art nouveau, Alphonse Mucha (1860-1939). Plusieurs membres du Cercle progressiste carnussien ont visité cette exposition exceptionnelle, sous la conduite de Michel Motré qui avait préparé pour cela quelques notes biographiques. Leur version complète illustrée de nombreuses œuvres de l’artiste est accessible ici.

En voici les principaux repères qui retracent le parcours de cet artiste prolifique et visionnaire qui s’est adonné à de multiples domaines comme les affiches, la publicité, la décoration intérieure ou encore le théâtre de la Belle Époque, avec un style très particulier où se mêlent Art nouveau, mysticisme, symbolisme et identité slave.

Détail de l’affiche de l’exposition Mucha à l’hôtel de Caumont – Les Arts « la danse », lithographie en couleur de 1898, 60 x 38 cm, Prague (source © Fondation Mucha / Alfons Mucha / Caumont – centre d’art)

Alphons MUCHA nait en Moravie en 1860 et meurt à Prague en 1939.

Les débuts

Son aptitude au chant lui permet de poursuivre son éducation à Brno, la capitale Morave. Il dessine et lors d’un voyage il rencontre le dernier représentant de la peinture sacrée baroque dont les fresques d’Utsi et de Prague le marquent profondément. En 1875, de retour dans sa ville natale, après des travaux de greffier, il tente le concours d’entrée à l’Ecole des Beaux-Arts de Prague et échoue. En 1879, après avoir réalisé quelques travaux décoratifs pour le théâtre, il émigre à Vienne afin de travailler pour la plus grande entreprise de théâtre de la ville et continue sa formation artistique. Il voyage et gagne sa vie comme portraitiste. C’est en 1881 que le Comte Karl Khuen Belasi le charge de décorer son château d’Emmahof puis il travaille pour le frère du Comte, Egon. En 1885 Egon finance ses études à Munich puis à Paris.

Affiche créée par Mucha pour Gismonda, avec Sarah Bernardt en 1894, lithographie en couleurs, 216 x 74,2 cm (source © Fondation Mucha / Alfons Mucha / Caumont – centre d’art)

La période parisienne

Dès ses débuts à Paris, il photographie ses modèles qui serviront à réaliser ses illustrations. A Paris, Mucha continue ses études dans des Académies (dont Julian où il rencontre Paul Sérusier). Il produit une revue, dessine pour des journaux, illustre des catalogues et des livres. Le parrainage du Comte Egon ayant pris fin après son suicide, Mucha cherche et trouve du travail en qualité d’illustrateur par la maison Armand Colin. Il s’installe près de l’académie au-dessus d’un restaurant pour lequel, avec son ami Sleweski, il décore la façade.

Seul artiste disponible chez son imprimeur Lemercier, il est sollicité le 24 décembre 1894 par Sarah Bernardt pour réaliser l’affiche publicitaire pour Gismonda, la pièce qu’elle doit jouer au Théâtre de la Renaissance début janvier 1895 ! Défi relevé, le 1er janvier 1895, les murs de Paris se couvrant des affiches qui sont appréciées. Sarah Bernardt l’engage pour six ans. Il réalisera ainsi, dans son style si personnel, les affiches pour Lorenzaccio, La Dame aux Camélias (1896), Hamlet et Médée (1898).

Parallèlement, il dessine d’autres affiches pour le papier à cigarettes JOB (1897) et Nestlé (1898) ainsi que des boites à biscuits pour Lefèvre-Utile (LU). Il compose des panneaux décoratifs, des calendriers et des programmes en recourant à ses thèmes préférés : la femme, les fleurs, les saisons, les heures… Il crée beaucoup : des bijoux (bracelet au serpent) ; des illustrations dont celles pour Islée, princesse de Tripoli de Robert de Flers (1897).

Durant ces années, outre Sérusier, il côtoie Gauguin, Toulouse Lautrec et de nombreux peintres. Mucha est sollicité pour l’exposition universelle de Paris de 1900 où il est chargé de la décoration du Pavillon de la Bosnie-Herzégovine ainsi que de la création d’affiches et autres éléments de communication (menu) pour le pavillon autrichien. Pour cela, il reçoit la médaille d’argent. En 1901, il conçoit la bijouterie Fouquet à Paris qui a été démontée puis reconstituées au musée Carnavalet de Paris.

Publicité pour le champagne Moët et Chandon Grand Clément Impérial créée par Mucha en 1899, lithographie en couleurs, 60 x 20 cm (source © Fondation Mucha / Alfons Mucha / Caumont – centre d’art)

Alfons Mucha est un artiste majeur de l’Art nouveau. Multiforme et international, le mouvement Art nouveau est celui des courbes et des arabesques. Librement inspiré par la nature, privilégiant aussi le thème de la femme, il est un pur produit de la Belle Époque (1890–1914). En France, c’est surtout Hector Guimard qui l’incarne, au travers des bouches de métro dont il est l’architecte, et l’École de Nancy, autour d’Émile Gallé. Céramiques, meubles, objets d’art, verreries…

L’Art nouveau offre un véritable univers esthétique idéalement mis à la portée de tous. L’un de ses apports majeurs est d’avoir fait tomber la barrière traditionnelle entre arts majeurs et arts mineurs, en élevant par exemple l’affiche aux rangs des beaux-arts.

« La symétrie n’est nullement une condition de l’art, comme plusieurs personnes affectent de le croire ; c’est une habitude des yeux, pas autre chose. » Hector Guimard

Alfons Mucha, Slavia tempera sur toile, 154 x 92,5 cm, 1908, Musée de Prague (source © Arthive)

Le séjour aux États Unis 1904 – 1910

Mucha quitte la France avec sa femme et rejoint les USA. Son séjour dure 5 ans. Il enseigne à l’Art Institute de Chicago. Il peint à l’huile mais sans succès et produit des affiches et des illustrations ainsi que les décors du German Théâtre de New York 1908. En 1909, il réalise les affiches de Leslie Carter et de Maud Adams (Jeanne d’Arc) : forts dessins au fusain et finesse des dessins au pastel.

Alfons Mucha travaillant sur l’une des peintures murales du salon du maire de la Maison municipale de Prague en 1910-1911 (source © Fondation Mucha / Alfons Mucha / Caumont – centre d’art)

Retour au pays

En 1910, il retourne dans son pays qui deviendra la Tchécoslovaquie en 1919. Il crée des timbres postaux et des billets de banque pour le nouveau pays et réalise de grandes peintures décoratives critiquées par les artistes modernes (contemporains). Humaniste, il est sensible aux misères du monde et des hommes.

Alfons Mucha, La célébration quand les dieux sont en guerre, le salut est dans les arts, huile sur toile, 610 x 810 cm, 1912, Musée de Prague (source © Institut Illiade)

Il travaille alors à un grand ensemble, « l’Épopée Slave ». Ce sont de grades toiles historiques qui conjuguent tradition, folklore et symbolisme. Ces œuvres sont exposées à l’étranger et sont maintenant conservées au musée de Prague.

Depuis 1938 il souffre de la pneumonie. Il est arrêté par les allemands qui ont envahi la Tchécoslovaquie pour son appartenance à la franc-maçonnerie. Il meurt en juillet 1939.

M. Motré

La sécheresse s’installe en Catalogne

9 mars 2024

« La Catalogne souffre de sa pire sécheresse depuis un siècle » a annoncé le 1er février 2024 Pere Aragonès, président du gouvernement régional catalan, avant de déclencher l’état d’urgence pour Barcelone et sa périphérie, soit plus de 6 millions d’habitants directement concernés. Depuis 3 ans, le littoral catalan, tant en France qu’en Espagne, connait en effet un déficit pluviométrique majeur, le plus important jamais observé depuis le début des observations météorologiques locales en 1916. A Barcelone, les pelouses des jardins publics, qui ne sont plus arrosées depuis des mois, sont totalement desséchées, de même que les voies enherbées des tramways. Plus de 500 arbres d’alignement sont morts l’an dernier du fait de la sécheresse et on déplore même la mort d’une jeune femme tuée par la chute brutale d’un palmier à bout de souffle…

Le lac réservoir de Sau, partiellement asséché en février 2024, avec son église du XIe siècle actuellement émergée (photo © Lluis Gene / AFP / Sud Ouest)

L’approvisionnement en eau potable de la métropole catalane, située dans une zone de plus en plus aride, sans ressources hydrographique majeure, a toujours été problématique, mais il devient un véritable casse-tête pour les autorités. La principale source d’approvisionnement est le lac-réservoir de Sau, planifié dès 1931 mais mis en service en 1963 seulement, sur le fleuve Ter, avec deux autres aménagements, ceux de Susqueda, en aval, et celui de Pasteral, destinés à alimenter notamment Barcelone, Gerone et la Costa Brava.

Long de 17 km, le lac de Sau contient un volume total de 177 millions de m3. Mais début février, le réservoir ne contenait plus que 16 % de sa capacité, ce qui a entraîné le déclenchement du seuil d’alerte. Et depuis, la situation ne fait que s’aggraver malgré les quelques pluies de ces derniers jours, le seuil de remplissage étant descendu sous la barre des 10 % début mars. Le 7 mars 2024, la commission sécheresse de la Generalitat de Catalogne s’est donc de nouveau réunie pour décider du passage à la phase 2 de l’état d’urgence du plan sécheresse, qui se traduit par un net durcissement des restrictions, concernant pour l’instant uniquement 12 communes du nord-est de la Catalogne.

Le lac réservoir de Darnius-Boadella en temps normal (source © M2lux) et fin février 2024… (photo © generalitat de Catalunya / France TV info)

Celles-ci dépendent d’un autre barrage-réservoir, celui de Darnius-Boadella, un ouvrage de 63 m de haut, achevé en 1969 sur la rivière Muga et qui ne contient plus que 7 millions de m3, soit à peine 11 % de sa capacité totale de stockage ! En phase 2 de l’état d’urgence du plan sécheresse, la consommation maximale d’eau autorisée par habitant est réduite à 180 litres par jour et il est totalement interdit d’arroser les jardins ou les espaces verts. Même les douches des installations sportives sont désormais interdites d’utilisation !

Pour les 227 autres communes qui restent au niveau 1, les restrictions sont déjà très conséquentes. L’agriculture doit réduire sa consommation habituelle d’eau de 80 %, les éleveurs de 50 % et l’industrie de 25 %, tandis que le plafond maximum autorisé est de 200 litres par jour et par habitant. Cette dernière valeur reste d’ailleurs plutôt confortable, la consommation moyenne quotidienne des Barcelonais se situant autour de 106 litres alors qu’elle est de l’ordre de 150 litres en France mais qu’elle dépasse allègrement les 250 litres dans les zones touristiques…

Piscine de l’hôtel GHT à Tossa de Mar sur la Costa Brava (source © Trip advisor)

C’est justement la question des piscines qui fait débat. Dès le niveau 1 du plan sécheresse, il est en principe interdit de remplir et même d’ajuster le niveau des piscines. Mais des assouplissements ont d’ores et déjà été accordés face à la bronca des hôteliers qui s’alarment de ces mesures de restriction à quelques semaines du démarrage de la saison touristique.

Le syndicat des hôteliers de Lloret de Mar, une station balnéaire très fréquentée de la Costa Brava qui accueille chaque année près d’un million de touristes, a ainsi annoncé son intention d’investir dans l’achat d’une station de dessalement de l’eau de mer. Installée à même la plage et alimentée par un puits creusé dans le sable, l’usine permettra de produire 50 m3 d’eau douce à l’heure, de quoi alimenter les 40 000 piscines des établissements hôteliers concernés, pour la modique somme de 1,5 million d’euros… Un tel projet fait débat mais les hôteliers ont prévu de reverser leurs surplus d’eau dessalinisée dans le réseau d’eau potable de la ville, ce qui devrait achever de convaincre les autorités de leur donner le feu vert malgré les réticences de l’Agence de l’Eau catalane.

En 2008 déjà, Barcelone avait dû être alimentée en eau potable par bateaux-citernes (photo © Joseph Lago / AFP / Sud Ouest)

Déjà en 2008, la Catalogne avait dû faire face à une sécheresse intense et avait alors fait venir de l’eau par bateaux-citernes depuis Tarragone et même depuis Marseille : de l’eau prélevée dans le Verdon par la Société du Canal de Provence et revendue ainsi pour alimenter les piscines et les golfs de la Costa Brava alors que les éleveurs des Alpes de Haute-Provence restreignaient leur consommation. Pourtant, en 2008, le niveau de remplissage des 6 principaux barrages-réservoirs de Catalogne n’était pas descendu en dessous de 21 % de leur capacité maximale alors qu’il est désormais en dessous du seuil critique de 16 % !

Usine de dessalinisation de l’eau de mer près de Barcelone (source © France TV info)

Une usine de dessalinisation de l’eau de mer avait d’ailleurs été construite dans la banlieue sud de Barcelone, à la suite de cette sécheresse de 2008. Elle produit 200 000 m3 d’eau douce par jour grâce à la technique de l’osmose inverse, mais ce n’est qu’une goutte d’eau par rapport aux immenses besoins de la métropole catalane et de son littoral touristique surfréquenté. Il est d’ailleurs question désormais de faire venir par bateau de l’eau douce issue d’une autre usine de dessalinisation située à Sagunto près de Valence.

Une solution prônée en dernier ressort par le ministère espagnol de la transition écologique qui doit faire face en parallèle à un épisode de sécheresse et de pénurie d’eau tout aussi inquiétant dans le sud du pays, en Andalousie et qui n’a pas trouvé d’autre solution que d’organiser des transferts d’eau douce par bateaux citernes probablement depuis l’usine de dessalinisation d’Escombreras, près de Carthagène.

La culture intensive sous serres en Andalousie, près d’Alméria, dans une région soumise à une forte tension des ressources en eau (source © Mr Mondialisation)

C’est le ministère central qui assumera les coûts de dessalinisation tandis que l’exécutif régional se chargera de régler la facture du transport maritime vers les ports d’Alméria, de Malaga, de Cadix, et d’Algésiras, pour un coût de l’ordre de 60 à 70 centimes par m3 d’eau ainsi transporté. Une facture qui devrait s’élever à plus de 20 millions d’euros pour cet été, de quoi faire réfléchir le gouvernement régional andalou à la nécessité d’adapter son agriculture pour réduire sa consommation d’eau dans un secteur en voie de désertification avancé mais qui continue d’inonder toute l’Europe avec ses fruits et légumes produits sous serres…

L. V.

Russie : Poutine réécrit l’Histoire et tend les frontières

26 février 2024

Le président russe Vladimir Poutine, ancien officier du KGB au pouvoir depuis le 31 décembre 1999, il y a donc bientôt un quart de siècle, s’apprête à se faire réélire pour un nouveau mandat présidentiel lors des prochaines élections prévues du 15 au 17 mars 2024. Une simple formalité, jouée d’avance, surtout après le décès suspect au goulag, de son seul opposant politique déclaré, Alexei Navalny, déclaré mort par les autorités russes le 16 février 2024, un mois avant l’échéance électorale.

Pour la première fois depuis le début de l’invasion russe en Ukraine, il y a tout juste 2 ans, Vladimir Poutine vient de se livrer à un exercice peu fréquent en acceptant de se faire interviewer, au Kremlin, le 6 février dernier, par un journaliste occidental, en l’occurrence l’Américain Tucker Carlson, ex-animateur de Fox News et proche de Donald Trump. Une interview qui a en réalité tourné au monologue, le journaliste laissant le président russe déployer sa propagande, avec notamment un argumentaire de 23 minutes sans interruptions, au cours duquel Poutine a largement réécrit l’histoire de l’Ukraine, présentée comme le berceau de l’empire russe et un État totalement artificiel, manipulé par les volontés expansionnistes de l’OTAN et que la Russie s’emploie actuellement à dénazifier.

Le président russe Vladimir Poutine face au journaliste américain Tucker Carlson, au Kremlin, le 6 février 2024 (photo © President of Russia Office / Apaimages / SIPA / 20 minutes)

Vladimir Poutine n’a pas hésité pour cela à remonter jusqu’au IXe siècle, à l’époque où se met en place l’État de la Rus’, qui englobe le nord de l’Ukraine actuelle, la Biélorussie, et une petite partie occidentale de la Russie. Sa démonstration pseudo historique lui a d’ailleurs attiré un petit rappel à l’ordre de la part de l’ancien président de la Mongolie, Tsakhia Elbegdorj, qui s’est permis de lui rappeler, cartes à l’appui, que ses ancêtres Mongols, à la suite d’ailleurs des Tatars, envahirent au XIIIe siècle l’essentiel de ce territoire et fondèrent un des plus vastes empires du monde.

L’expansion de l’empire russe et son extension maximale en 1914 (source © L’Histoire)

Il fallut alors aux Russes attendre 1462 pour reconquérir Moscou et sa région, et finalement l’avènement de Pierre-le-Grand, au XVIIIe siècle pour que l’empire russe débute son expansion territoriale qui a marqué son apogée à la veille de la Première guerre mondiale. Le fait que la Russie ait alors fortement perdu de son emprise territoriale à la suite de la révolution bolchévique de 1917 et de la guerre civile qui s’en est suivie, est de fait soigneusement occultée par le pouvoir actuel qui a une fâcheuse tendance à vouloir réécrire l’Histoire.

Une scène de la guerre du Caucase, peinte par Franz Roubaud, une guerre coloniale menée par l’Empire russe entre 1775 et 1864 (source © Areion24)

La démarche n’est pas nouvelle et Staline avant Poutine l’a pratiqué à grande échelle. Mais elle est désormais institutionnalisée depuis la réforme constitutionnelle de 2020 qui a permis, outre le maintien au pouvoir de Vladimir Poutine jusqu’en 2036, d’acter le devoir impérieux de « défendre la vérité historique » et de « protéger la mémoire de la Grande Guerre Patriotique » qui désigne pour les Russes la Seconde guerre mondiale. Selon le discours officiel, ceux qui s’écartent du narratif officiel sont « les équivalents modernes des collaborateurs nazis ». Sous le régime de Poutine, on ne fait pas dans la dentelle et on ne s’encombre guère des nuances qui font toute la richesse de l’analyse historique… Pour le Kremlin évoquer le pacte germano-soviétique de 1939, le massacre de Katyn auquel se sont livrés les Russes contre des officiers polonais en avril-mai 1940, ou encore la présence de hauts dignitaires nazis sur la place Rouge pour le défilé militaire du 1er mai 1941, et surtout l’occupation brutale des pays d’Europe de l’Est par les forces armées soviétiques après 1945, relève de la provocation et du révisionnisme antipatriotique.

Parade militaire sur la place Rouge à Moscou le 7 novembre 2019, en souvenir du départ des troupes russes en novembre 1941 pour contrer l’invasion allemande suite à la rupture du pacte germano-soviétique (photo © Dimitar Dilkoff / AFP / L’Express)

Une position qui répond manifestement à l’attente d’une majorité de la population qui cherche à renouer avec la grandeur passée de l’Empire Russe, et que le pouvoir de Vladimir Poutine entretient consciencieusement. En 2009 a ainsi été créée la Commission présidentielle de la Fédération de Russie de lutte contre les tentatives de falsifier l’histoire, puis en 2012 la Société historique militaire russe, destinées à entretenir au sein de la population une vision historique glorieuse et quelque peu biaisée de l’histoire du pays, dans l’optique d’accréditer l’idée que les Russes ont besoin d’un pouvoir fort, héritier d’une tradition militaire conquérante.

De nouvelles lois mémorielles ont été promulguées qui pénalisent non seulement l’apologie du nazisme mais simplement « l’irrévérence envers les symboles de la gloire militaire russe, le fait de répandre des informations qui manquent de respect envers les jours fériés liés à la défense du pays, ou le fait de diffuser consciemment des fausses informations sur les activités de l’URSS pendant la Seconde Guerre mondiale ». Un arsenal législatif qui a été notamment utilisé pour condamner des internautes qui s’émouvaient des interventions militaires russes en Syrie ou en Crimée.

Soldats russes en répétition avant le défilé militaire prévu le 9 mai 2022 sur la place Rouge à Moscou (photo © Maxim Shipenkof / EPA-EFE / Ouest France)

La guerre de conquête et d’annexion que mène actuellement la Russie en Ukraine s’inscrit assez clairement dans cette volonté expansionniste que Catherine II elle-même avait exprimée dès la fin du XVIIIe siècle, déclarant alors « je n’ai d’autres moyens de défendre mes frontières que de les étendre ». Une analyse qui s’appuie sur une réalité géographique, faute de frontières naturelles à l’ancien Empire Russe, mais que ne renierait pas Vladimir Poutine, lui qui, en 2016, alors qu’il remettait des prix dans les locaux de la Société russe de géographie, reprenait un écolier qui énumérait avec brio les frontières actuelles du pays, le reprenait en ces termes : « Non, non les frontières de la Russie ne s’arrêtent nulle part ! ».

Etat actuel des relations frontalières de la Russie avec ses 14 voisins (source © Le Monde)

De fait, une infographie publiée récemment dans Le Monde et analysée notamment sur France Culture, met en évidence que sur les 20 000 km de frontières de la Russie actuelle, avec pas moins de 14 pays, une bonne partie fait l’objet de relations tendues. Seules la Chine, la Corée du Nord, l’Azerbaïdjan et la Biélorussie (par où les troupes russes ont pénétré en Ukraine) entretiennent de bonnes relations stratégiques avec leur voisin russe. A l’ouest en revanche, et sans même parler de l’Ukraine en guerre, la frontière est désormais totalement fermée avec les pays baltes mais aussi avec la Pologne et même avec la Finlande depuis que cette dernière a pris peur et cherche la protection de l’OTAN. Même la Géorgie, qui dispose pourtant depuis 2022 d’un gouvernement ouvertement prorusse, s’inquiète du bellicisme de son voisin qui a purement et simplement annexé les deux enclaves d’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie. Il ne fait pas bon vivre trop près de la tanière de l’ours russe quand il sort de sa torpeur…

L. V.

Il y a 80 ans, le dernier épisode de la bataille de l’eau lourde

21 février 2024

Il arrive parfois que des événements historiques soient tellement rocambolesques qu’ils dépassent les meilleurs scénarios de fiction. Ils en deviennent par conséquent une source d’inspiration inépuisable pour les auteurs de thrillers et de films d’action. C’est le cas de ce qui est resté dans l’Histoire comme « la bataille de l’eau lourde ». Cet épisode a inspiré dès 1947 un premier film franco-norvégien du même nom, sorte de docu-fiction dans lequel la plupart des vrais protagonistes jouent leur propre rôle. C’est aussi la toile de fond du film sorti en 1965 et intitulé Les héros de Telemark, dans lequel jouait notamment Kirk Douglas, mais aussi de celui réalisé en 2003 par Jean-Paul Rappeneau et intitulé Bon voyage. Une série norvégienne Les soldats de l’ombre, diffusée en 2015 en 5 épisodes, relate également en détail cette histoire qui a inspiré bien d’autres auteurs…

Extrait de la série norvégienne Heavy Water War : les soldats de l’ombre (source © Bulles de culture)

Pour se remettre dans le contexte, rappelons que les principes de la fission nucléaire, pressentis de manière théorique par Enrico Fermi et son équipe dès 1934, sont réellement décrits dans une publication cosignée par l’Allemand Otto Hahn, le 17 décembre 1938, lequel précise ensuite, début 1939, les résultats du bombardement d’un atome d’uranium par des neutrons. Le physicien danois Niels Bohr, alerté par les Autrichiens Lise Meitner, ancienne collaboratrice d’Otto Hahn, et son neveu Otto Frisch, évoque le sujet avec Albert Einstein, alors installé à Princeton après avoir fui l’Allemagne nazi.

Les physiciens Niels Bohr et Albert Einstein, ici en 1930 (source © P. Ehrenfest / Futura Science)

Ces scientifiques voient en effet se dessiner les impacts militaires d’une réaction de fission nucléaire qui dégage une énergie importante, au point qu’Albert Einstein, pacifiste convaincu, décide de cosigner le 2 août 1939 une lettre au président Roosevelt, l’alertant sur le risque d’une telle arme nucléaire sur laquelle travaillent les Allemands. On sait désormais que ces derniers n’ont jamais été en mesure d’aller au bout de ce projet mais qu’en revanche, les Américains en ont saisi rapidement l’intérêt et ont aussitôt créé l’Uranium Committe qui aboutira en 1942 au projet Manhattan puis à la première bombe atomique larguée sur Hiroshima le 6 août 1945. Au point que le physicien Albert Einstein regrettera publiquement avoir ainsi attiré l’attention du président américain…

En février 1939, c’est le Français Frédéric Joliot-Curie qui, avec Hans Halban et Lew Korwarski, démontre expérimentalement que la réaction en chaîne liée à la fission nucléaire peut se produire. Dès le mois de mai 1939, son équipe dépose plusieurs brevets qui sont, ni plus ni moins, que ceux du principe de la bombe atomique. Passé directement sous la houlette du ministère des armées alors que la France est d’ores et déjà en guerre avec l’Allemagne, Frédéric Joliot-Curie s’emploie à assurer l’approvisionnement de la France en uranium via un contrat avec l’Union minière du Haut-Katanga.

Frédéric Joliot (à gauche), Hans Halban et Lew Korwaski en 1933 (source © Wikipedia)

Mais il a aussi besoin d’eau lourde, dans laquelle les atomes d’hydrogène sont remplacés par son isotope, le deutérium, car cet élément est nécessaire pour contrôler la réaction en chaîne et éviter l’emballement en laboratoire. Les filières civiles des réacteurs nucléaires, dites à eau pressurisée, utilisent désormais de l’eau ordinaire comme modérateur de neutrons car ils fonctionnent avec de l’uranium enrichi, mais à l’époque, l’eau lourde est considérée comme le modérateur idéal pour limiter les collisions stériles avec l’uranium 238.

Il existe alors une seule usine au monde capable de produire de l’eau lourde, située à Vemork, en Norvège, et appartenant à la compagnie Norsk-Hydro, un opérateur d’hydro-électricité par ailleurs fabricant d’engrais azoté et qui a développé depuis 1935 la production commerciale d’eau lourde comme un sous-produit de son activité industrielle. En février 1940, le ministre français des armées, Raoul Dautry, organise donc une mission secrète et envoie des émissaires en Norvège pour négocier le rachat de la totalité du stock d’eau lourde disponible, soit 185 kg répartis dans 26 bidons. La Norvège est alors neutre mais l’Allemagne s’apprête à l’envahir et a été informée des projets français alors qu’elle-même souhaite s’approvisionner en eau lourde pour ses propres projets.

Salles d’électrolyse pour la production de l’eau lourde à l’usine de Vemork (source © Association du fort de Litroz)

Le précieux liquide est finalement rapporté en Écosse en mars 1940 après avoir été planqué dans la légation française à Oslo grâce à l’aide de résistants norvégiens. Rapatrié en France, le précieux chargement ne peut y rester suite à l’invasion allemande et le 18 juin 1940, Frédéric Joliot-Curie expédie à Londres ses deux précieux collaborateurs d’origine juive, Hans Halban et Lew Korwarski, qui parviennent à embarquer à Bordeaux à bord d’un navire charbonnier britannique, avec les bidons d’eau lourde et les brevets de la bombe atomique…

Mais ce n’est que la première manche de la bataille de l’eau lourde… Les Allemands ayant finalement envahi la Norvège contrôlent désormais l’usine stratégique de Vémork qui continue à produire de l’eau lourde et ils comptent bien s’en servir comme modérateurs à neutrons pour leurs expériences en vue de produire une bombe au plutonium. Alertés par la Résistance norvégienne, les services secrets britanniques décident de détruire l’usine.

Les résistants norvégiens en éclaireurs pour aller saboter l’usine, extrait du film La bataille de l’eau lourde, tourné en 1947 par Jean Dréville et Titus Vibe-Müller (source © L’heure de la sortie)

En octobre 1942, ils parachutent sur place 4 éclaireurs norvégiens, suffisamment loin de la zone pour ne pas être repérer. Ces derniers mettront d’ailleurs 15 jours pour rejoindre le site à ski et déclencher la seconde phase du plan qui consiste à envoyer 2 planeurs avec les commandos destinés à faire sauter l’usine. Lancée le 19 novembre 1942, l’opération est une succession de catastrophes. Les deux avions tracteurs et les planeurs s’écrasent les uns après les autres loin de leur cible et les seuls qui survivent aux crashs successifs sont capturés par les Allemands qui les exécutent : c’est un fiasco total, d’autant que les Allemands découvrent quelle était la cible et renforcent aussitôt la sécurité.

Les Anglais ne se découragent pas pour autant et préparent une nouvelle action. Ils larguent de nouveaux parachutistes qui rejoignent les éclaireurs restés sur place et le 27 février 1943, neuf d’entre eux parviennent à pénétrer dans l’usine grâce à un complice. Ils placent des charges sous les cuves à électrolyse et détruisent partiellement les installations ainsi qu’un stock de 500 kg d’eau lourde, parvenant même à s’échapper et à rejoindre la Suède après un périple de 400 km à ski en plein hiver !

Mais la production reprend et en novembre 1943, les Britanniques décident de renouveler l’opération. Cette fois, ils ne font pas dans la dentelle et envoient une véritable armada de 143 forteresses volantes pour un bombardement massif de l’usine. Le raid aérien est un échec total : les bombes ratent totalement leur cible et font 21 victimes civiles : un véritable désastre…

Le ferry D/F Hydro à l’embarcadère du lac Tinnjå en 1942 (source © Le Populaire)

Face à un tel acharnement, les Allemands décident de rapatrier en Allemagne le précieux stock d’eau lourde qui est alors de 16 tonnes. Le 19 février 1944, les bidons sont chargés discrètement dans un ferry, le D/F Hydro pour leur faire traverser le lac Tinnsjå. Mais les résistants norvégiens ont eu vent de l’opération et deux d’entre eux parviennent à s’introduire dans le bateau transbordeur pour y placer des charges explosives. Le bateau appareille au matin du dimanche 20 février 1944 et coule au milieu du lac par 430 m de fond. Son épave sera d’ailleurs retrouvée par un sous-marin en 1993 et des prélèvements ont même été effectués dans les bidons qui se trouvaient à bord, confirmant qu’il s’agissait bien d’eau lourde.

Il semble néanmoins que les Allemands s’étaient méfiés et ont pu malgré tout rapatrier à Berlin l’essentiel du stock du précieux liquide qui a ainsi été au cœur d’une lutte sans merci pendant tant d’années, alors que l’on sait maintenant qu’il n’a manifestement pas suffi au régime nazi pour mener à bien son propre programme de bombe atomique…  

L. V.

Élections européennes en vue…

13 février 2024

2024, année électorale ! C’est même du jamais vu depuis l’instauration du suffrage universel (pour les hommes uniquement !) par la Convention nationale en 1792 et son application effective surtout à partie de 1848 : en 2024, plus de la moitié de la population planétaire est appelée aux urnes ! Selon Le Monde, des scrutins de nature diverse, élections municipales, régionales, législatives ou présidentielles, sont prévus cette année dans pas moins de 68 pays dont 8 des 10 États les plus peuplés du monde…

Européennes : des élections en vue (source © Europe direct Strasbourg)

En Europe, et pour la dixième fois depuis les premières élections au Parlement européen le 10 juin 1979, les ressortissants des 27 pays membres de l’Union européenne seront appelés à élire leurs députés européens. En France, le vote se tiendra le 9 juin 2024 et cette année, le nombre de représentants français à Strasbourg sera porté à 81, soit deux de plus que lors du dernier scrutin de 2019, Brexit oblige.

En 2019, plus de 400 millions d’électeurs étaient inscrits sur les listes pour ces élections européennes et un peu plus de la moitié d’entre eux s’étaient déplacés pour élire leurs 751 représentants au Parlement européen, retombés à 705 après le départ de la Grande Bretagne. Sans surprise, le groupe dominant issu de ces élections est le PPE (Parti populaire européen) qui détient désormais 177 sièges et qui regroupe les partis de la droite traditionnelle dont LR en France ou la CDU en Allemagne. il est suivi par les sociaux-démocrates auxquels se rallie notamment le PS français.

Répartition actuelle des parlementaires européens par groupe (source © Parlement européen / Toute l’Europe)

Puis vient le groupe désormais dénommé Renew Europe où l’on retrouve sans surprise les 23 élus macronistes alors En marche, devenus Renaissance. Les écologistes et les régionalistes, forment le quatrième groupe avec, notamment 12 représentants français, suivi de près par le groupe des conservateurs et réformistes européens où les Polonais dominent. Vient ensuite le groupe Identité et démocratie où se retrouvent les 18 élus français du Rassemblement national avec leurs homologues issus notamment de la Ligue italienne et de l’AFD allemande. Le groupe le plus restreint, en dehors des 50 députés non-inscrits, est celui de La Gauche, où figurent notamment les 6 députés LFI.

A quatre mois du prochain scrutin, les sondages sont déjà nombreux qui permettent de se faire une petite idée des intentions de vote, même si des surprises sont toujours possibles. En France, les tendances qui se dessinent depuis plusieurs mois déjà montrent que la liste du RN, menée par Jordan Bardella, actuel président du parti et eurodéputé sortant, a le vent en poupe avec des intentions de vote évaluées actuellement autour de 30 % et plutôt en hausse. Derrière, le parti macroniste, qui n’a toujours pas désigné officiellement sa tête de liste, est à la peine, autour de 20 % des intentions de vote et avec une tendance marquée à la baisse. Viennent ensuite les trois listes concurrentes de gauche, désunies comme à leur habitude, et toutes les trois créditées de 8 à 10 % chacune, avec a priori un léger avantage pour celle des socialistes, probablement menée par Raphaël Glucksmann comme en 2019, suivi de celle des écologistes, dirigée par Marie Toussaint, et par celle de LFI, conduite par Manon Aubry, en léger décrochage.

Séance plénière au Parlement européen à Strasbourg (source © blog droit européen)

On ignore encore à ce stade le nombre de listes qui seront présentes, sans doute au moins 20 ou 30 comme en 2019, mais parmi celles qui semblent avoir une chance de dépasser le seuil fatidique de 5 % pour avoir un élu, figurent a priori uniquement les listes LR (conduite par François-Xavier Bellamy), Reconquête (Marion Maréchal-Le Pen) et PCF (Léon Deffontaines).

Reste que l’on peut s’interroger sur les raisons de ce score fleuve que les Français s’apprêtent à donner au RN pour les représenter au Parlement européen. Le groupe Identité et démocratie de l’extrême droite, actuellement composée de 58 députés pourrait en effet gagner une quarantaine de membres supplémentaires au vu des projections actuelles de la poussée du RN en France et de l’AFD en Allemagne. Une situation qui traduit une exaspération croissante contre le libéralisme européen et son ouverture des frontières puisque tels sont les principaux thèmes mis en avant par ces partis.

L’eurodéputé RN, Jordan Bardella, en session plénière au Parlement européen, à Strasbourg le 18 octobre 2023 (photo © Sathiri Kelp / Anadolu / France TV info)

Dans son programme européen, le RN fustige en effet l’ouverture excessive et le laxisme dont ferait preuve l’Europe, notamment en matière d’immigration, insistant sur la nécessité de renforcer les aides au développement dans les pays du Sud pour limiter les flux migratoires, tout en mettant en œuvre une politique de contrôle plus strict aux frontières. Sur le plan économique, le RN propose d’abroger la directive sur les travailleurs détachés et de renforcer les tarifications douanières pour favoriser les circuits courts et la préférence nationale. Des orientations qui se heurtent de plein fouet aux choix suivi par l’Union européenne depuis sa création, chantre d’un libéralisme se traduisant par la libre circulation des hommes, des marchandises et des capitaux, et adepte d’une « concurrence libre et non faussée ».

Face à ce rouleau compresseur des idées simples du RN qui trouvent manifestement un écho dans l’opinion publique, la gauche aura sans doute fort à faire pour convaincre qu’on peut encore croire en une Europe des peuples, ouverte et solidaire, tout en tournant le dos aux excès du libéralisme qui semble consubstantielle à son évolution. C’est ce à quoi s’attachent les leaders de listes de gauche tout en pointant les incohérences entre le discours lénifiant du RN actuel et ses actes au Parlement européen où les députés, à l’instar de Jordan Bardella, sont très peu présents et ne participent guère au travail en commission.

Alors qu’à l’Assemblée nationale Marine Le Pen veille à donner une image de respectabilité et de responsabilité, ses élus au Parlement européen sont plutôt dans l’opposition systématique et de principe. Comme le soulève notamment Pascal Canfin, le bilan du RN à Strasbourg « c’est d’avoir voté contre le plan de relance qui a sauvé des centaines de milliers d’emplois, d’entreprises et d’artisans en France et partout en Europe. Le Rassemblement national a voté contre le soutien financier à l’Ukraine. Il n’a pas voté la taxe carbone aux frontières qui permet de faire payer les importations chinoises pour nous protéger de nos concurrents ».

Pascal Canfin, eurodéputé Renew (photo © SIPA Press / L’Opinion)

Ce à quoi Raphaël Glucksmann renchérit en mettant en avant la posture récente du RN qui propose que le Parlement européen décerne cette année le prix Sakharov destinés aux défenseurs des droits de l’homme au milliardaire Elon Musk pour avoir repris en main l’ex Twitter en permettant à Donald Trump de s’y exprimer de nouveau : un véritable pas en avant pour la liberté d’expression et la démocratie directe ! Espérons que la campagne qui s’ouvre en vue de ces prochaines échéances permettra un vrai débat de fond pour un vote éclairé de nos concitoyens le 9 juin prochain…

L. V.

Krafla : quand la fiction devient réalité

13 janvier 2024

« Crack in the World », traduit en français par « Quand la Terre s’entrouvrira » fait partie de ces films de science-fiction catastrophistes dont le cinéma américain est friand. Sorti en 1965 et réalisé par Andrew Marton, celui-là même à qui l’on doit le tournage du morceau de bravoure qu’est la course de chars de « Ben-Hur », ce film est évidemment à replacer dans le contexte de la guerre froide de l’époque où l’on craignait à tout moment le déclenchement d’une guerre thermonucléaire marquant la fin du monde.

Affiche du DVD tiré du film d’Andrew Marton, Crack in the World (source © Toile et moi)

Le film relate les exploits du professeur Sorenson dont le projet scientifique, sur le point d’aboutir, vise, rien de moins qu’à offrir à l’humanité une source d’énergie inépuisable en utilisant le magma en fusion situé sous l’écorce terrestre. Un forage profond a été réalisé mais il se heurte à une barrière infranchissable. Pas découragé pour autant et pressé d’arriver à ses fins car atteint d’un cancer qui ne lui laisse plus beaucoup de temps à vivre, le professeur n’hésite pas une seconde à employer la manière forte en envoyant une bombe nucléaire au fond du forage, malgré les réticences de son adjoint géologue. Forcément, les effets sont catastrophiques, provoquant l’ouverture d’une fissure qui se propage inexorablement à la surface de la Terre. On n’en dira pas davantage pour préserver le suspens car le film est sorti en DVD en 2010…

Mais voilà que soixante ans plus tard, la fiction imaginée dans ce scénario un peu improbable, est en train de devenir réalité. On apprend en effet que 38 équipes de recherche issues de 12 pays dont la France, le Canada, l’Allemagne et les États-Unis se sont associés autour du projet dénommé Krafla Magma Testbed, doté d’un budget de 90 millions d’euros, qui vise à réaliser à partir de 2024 des forages profonds pour atteindre une poche de magma située à 2 km de profondeur sous le volcan Krafla, situé au nord-est de l’Islande.

Image de synthèse illustrant la chambre magmatique sous le site de Krafla (source © KMT)

Située sur la dorsale médio-atlantique, l’Islande connait une activité volcanique très soutenue et a encore fait parler d’elle récemment à ce sujet, à l’occasion des mouvements telluriques qui ont entraîné l’évacuation de la ville de Grindavik, en novembre dernier, après avoir perturbé tout le trafic aérien européen à l’occasion de l’éruption de l’Eyjafjallajökull en 2010, puis à nouveau fait planer une menace similaire en 2014 quand l’un de ses volcans majeurs, le Bardabunga, s’est réveillé à son tour.

Le magnifique maar de Helviti de couleur turquoise (source © Itinari)

Le Krafla, quant à lui, situé au nord de l’Islande, se caractérise par une immense caldeira d’effondrement d’une dizaine de kilomètres de largeur, qui se serait produite il y a environ 100 000 ans, à la suite d’énormes éruptions explosives. L’activité volcanique y est restée très intense dans tout le secteur où s’ouvrent de multiples fissures. En 1724 en particulier, un nouveau cycle éruptif a débuté, avec notamment une explosion phréato-magmatique qui a permis la création d’un autre lac de cratère, le maar de Helviti, dont les eaux présentent une couleur turquoise d’un très bel effet esthétique, liée à la présence d’algues siliceuses. Entre 1975 et 1984, le Krafla a aussi connu plusieurs phases éruptives assez intenses et la région présente de nombreux solfatare et mares de boue bouillante qui témoignent de cette activité volcanique.

Éruption du Krafla en septembre 1984 (photo © Katia et Maurice Kraft / Global Volcanism Program / Smithsonian Institution)

Deux centrales géothermiques ont été installées dans le secteur, dont celle de Bjarnaflag, la première du pays, opérationnelle dès 1969 pour produire de l’électricité à partir de vapeur d’eau bouillante. Désassemblée en 1980 à cause de l’activité volcanique devenue trop intense, elle fut modernisée et a continué à fonctionner jusqu’en 2001. La seconde, celle de Kröflustöð, construite à proximité entre 1974 et 1977, subit de plein fouet la période d’éruption volcanique qui entraîna une rapide corrosion des puits. La première turbine, finalement installée en 1978, ne commença à tourner à plein régime qu’en 1982 et le seconde ne fut installée qu’en 1997.

Vue aérienne de la centrale géothermique de Krafla (photo © Shutterstock / Neozone)

En 2009, alors que les géologues poursuivaient les forages pour développer le champ géothermique, ils sont tombés par hasard, à une profondeur de 2,1 km, sur une poche de magma. La nature de cette lave, proche d’une rhyolite, donc plus riche en silice que les coulées basaltiques qui s’épanchent en surface sur le Krafla a fortement interrogé les scientifiques qui en ont conclu, dans une étude parue en 2011 dans la revue Geology, qu’il s’agirait d’un mélange entre du magma basaltique issu classiquement du manteau et la fusion de basaltes altérés par des processus hydrothermaux.

Toujours est-il que cette découverte inédite et totalement fortuite qui a permis d’accéder directement dans la chambre magmatique du volcan, ouvre des perspectives enthousiasmantes pour les scientifiques. C’est de là qu’est né en 2017 le projet Krafla Magma Testbed, dont l’objectif est avant tout d’explorer ainsi, via de nouveaux forages, le contenu de cette chambre magmatique pour mieux comprendre son fonctionnement alors que les volcanologues n’ont habituellement accès qu’à la lave qui s’écoule en surface mais qui a subi de nombreuses transformations depuis sa sortie de la chambre magmatique, au contact des roches dans lesquelles elles se fraye un chemin.

La centrale géothermique de Krafla et son champ de forage en arrière-plan du maar de Helviti (photo ©  G.O. Fridleifsson et W. Elders / UC Riverside / Futura sciences)

Mais les ingénieurs ne sont pas loin et ils s’intéressent eux aussi à cet accès direct à la chambre magmatique qui pourrait constituer une source d’énergie 10 fois plus puissante que la simple exploitation classique du gradient géothermique. Deux forages sont donc prévus en parallèles, dont la réalisation devrait débuter dès cette année, le premier destiné aux observations scientifiques, et le second pour amorcer une exploitation géothermique innovante.

Une aurore boréale en arrière-plan de la centrale géothermique de Krafla (photo © Landsvirkjun / AFP / Daily Sabah)

La tâche ne s’annonce pas des plus simples car la température de la lave dans la chambre magmatique atteint les 900 °C, ce qui rend les opérations de forage pour le moins périlleuses, surtout à une telle profondeur… En 2009, lorsque les tiges de forage ont percé le toit de la chambre magmatique, la lave s’est engouffrée dans le train de tige et en refroidissant s’est transformé en obsidienne, un verre qui a tout bloqué et empêché miraculeusement la lave de jaillir en surface. A l’époque la chaleur ainsi émise avait permis de produire de l’électricité pendant 9 mois avant que la tête de puits en surface finisse par atteindre une température de 450 °C, obligeant à abandonner le chantier et la foreuse totalement calcinée. Espérons que l’opération qui va débuter et pourrait se concrétiser d’ici 2026 se déroulera sans incident majeur car elle rappelle étrangement les tentatives maladroites et lourdes de conséquence du professeur Sorenson dans le film d’anticipation de 1965…

L. V.

Raphaël Glucksmann, député européen de l’année

7 janvier 2024

Comme chaque année, le magazine économique Challenges vient de sortir son palmarès des hommes politiques français qui auront marqué le millésime 2023. Vu l’orientation très libérale du journal, fondé en 1982 par des anciens de l’ESSEC et détenu depuis 2021 par le milliardaire Bernard Arnault, majoritaire, et par le groupe de Claude Perdriel, on ne sera pas étonné de constater que la rédaction met en avant le nouveau ministre de l’Éducation nationale, Gabriel Attal, et sa collègue, ministre de la Transition énergétique, Agnès Pannier-Runacher.

Le magazine avait de fait affiché en 2017 un soutien fervent et peu discret à la candidature d’Emmanuel Macron et s’était distingué en 2022 par une couverture peu favorable à Jean-Luc Mélenchon et à l’union de la gauche dont le programme était considéré comme aussi dangereux que celui du Rassemblement national, épinglé de manière symétrique quelques semaines avant…

Les unes du magazine Challenges le 13 avril (à gauche) et le 9 juin 2022 (à droite) : un rapprochement peu flatteur pour le leader de la NUPES en pleines élections législatives (source © Libération)

La vérité oblige néanmoins à reconnaître que la rédaction de Challenges a aussi mis en avant l’inamovible député centriste de la Marne, Charles Amédée de Courson, réélu sans discontinuer depuis 1993 et qui avait donné du fil à retordre au gouvernement en prenant la tête des opposants à la réforme des retraites à l’Assemblée nationale, échouant de peu à faire tomber le gouvernement d’Élisabeth Borne en mars 2023. Le maire de Marseille, Benoît Payan, est également à l’honneur dans ce palmarès, lui qui remporte la palme de l’élu local de l’année pour avoir su s’imposer avec brio à la tête de la cité phocéenne et avoir mis la ville en lumière à l’occasion de plusieurs grands évènements de l’année, dont la visite du pape en septembre dernier.

L’eurodéputé Raphaël Glucksmann au Parlement européen (photo © M. Cugnot / RÉA / Challenges)

Quant au député européen de l’année, le choix de la rédaction de Challenges s’est porté sur une autre personnalité de gauche, l’ancien journaliste Raphaël Glucksmann, qui avait été élu au Parlement européen le 26 mai 2019 comme tête de la liste portée par le Parti socialiste et à laquelle participaient des candidats issus des mouvements Nouvelle donne et Place publique, qu’il avait contribué à fonder en 2018. Ce mouvement politique citoyen, dont il est toujours co-président, avec l’économiste Aurore Lalucq, également élue au Parlement européen, avait justement été créé pour tenter d’unifier la gauche en vue des élections européennes de 2019, avec un succès très mitigé puisque seuls le Parti socialiste et le Parti radical de Gauche avaient rejoint le navire, pour un score modeste de 6,2 % et 6 élus seulement à Strasbourg, soit autant que la France insoumise mais deux fois moins qu’Europe Écologie Les Verts, dont la liste était conduite par Yannick Jadot.

Très actif au Parlement européen où il a été désigné vice-président de la sous-commission des droits de l’homme et, depuis 2020, président de la Commission spéciale sur l’ingérence étrangère dans l’ensemble des processus démocratiques de l’Union européenne, Raphaël Glucksmann s’est distingué pour son soutien appuyé au peuple Ouïghour, persécuté en Chine, ainsi que pour ses critiques virulentes contre l’agression militaire de l’Azerbaïdjan dans le Haut-Karabagh ou celle de la Russie en Ukraine ainsi qu’à l’occasion du dernier conflit entre Israël et le Hamas.

Raphaël Glucksmann conduisant une délégation du Parlement européen à Taïwan, le 4 novembre 2021, aux côtés de la présidente taïwanaise Tsai Ing-wen (photo © Taiwan Presidential Office / EPA / Euroactiv)

Mais objectivement, si la rédaction de Challenges a choisi de mettre ainsi en valeur cet eurodéputé, c’est aussi parce qu’il a d’ores et déjà annoncé, dès le mois de septembre 2023, son souhait de se porter de nouveau candidat à l’occasion des prochaines élections européennes qui se tiendront le 9 juin prochain, dans tout juste six mois donc, et qu’il espère bien conduire, comme en 2019, la liste soutenue par le Parti socialiste, même si ce dernier n’a pas encore officiellement choisi sa tête de liste. Un choix qui pourrait s’annoncer payant puisque les différents sondages d’opinion déjà publiés lui promettent un score oscillant entre 9 et 10 %, soit bien davantage qu’en 2019 et nettement au-dessus de celui de la France insoumise voire même de celui de la liste écologiste, laquelle devrait être conduite par Marie Toussaint qui s’était fait un nom via « l’Affaire du siècle ».

Ces mêmes sondages font néanmoins état d’un score deux fois plus élevé pour la liste qui se présentera au nom de la majorité présidentielle actuelle et qui pourrait être conduite par Stéphane Séjourné, secrétaire général du parti présidentiel Renaissance, et président depuis 2021 du groupe Renew Europe au Parlement européen.

Jordan Bardella, future tête de liste du Rassemblement national aux élections européennes de juin 2024 comme en 2019, ici aux côtés de Marine Le Pen (photo © Reuters / Ouest France)

Ils confirment également ce que tout le monde pressent et qui s’était déjà produit en 2019, à savoir que la liste du Rassemblement national, dont la tête de liste sera comme en 2019, Jordan Bardella, devenu entre temps président du parti frontiste, en lieu et place de Marine Le Pen elle-même, devrait faire le meilleur score. En 2019, sa liste avait remporté plus de 23 % des suffrages exprimé et avait placé 23 députés à Strasbourg. En 2024, les sondages disponibles lui promettent un score au moins comparable mais qui pourrait allègrement dépasser 25 % voire atteindre 30 % selon les sources. Du souci à se faire pour ceux qui croient encore au rêve de la construction européenne, alors que l’on vient tout juste d’enterrer, en la personne de Jacques Delors, celui qui en avait incarné l’esprit pendant tant d’années…

L. V.

Niveau scolaire : la douche PISA…

19 décembre 2023

Publiée le 5 décembre 2023, la dernière étude PISA, portant sur l’année 2022, a fait l’effet d’une douche froide. La France se trouve certes dans la moyenne des 81 pays de l’OCDE qui ont participé à l’étude, avec des résultats assez comparables à ceux de ses voisins allemands, italiens ou espagnols notamment. Elle n’en recule pas moins de 46 points par rapport à 2018, date de la dernière publication de ces tests, et alors même que la dominante pour ce cru 2022 portait sur les mathématiques, un domaine où la France a plutôt bonne réputation avec ses nombreuses médailles Fields et ses filières d’excellence que s’arrachent les start-ups et le monde de la finance anglo-saxonne.

Les résultats PISA 2022 : la douche froide pour le ministre Gabriel Attal… Un dessin signé Kak, publié dans l’Opinion le 5 décembre 2023

Un score tellement alarmant que le ministre de l’Éducation nationale, le fougueux Gabriel Attal a jugé nécessaire d’annoncer le même jour une série de mesures choc, destinées à accréditer l’idée qu’il prend le sujet à bras le corps et va y remédier fissa ! Une fois de plus, le ministre annonce une refonte totale des programmes tout en exigeant désormais que l’enseignement des mathématiques se fasse exclusivement selon la méthode dite « de Singapour » qui aurait fait ses preuves, du moins pour les bons élèves. Il propose aussi la création de groupes de niveau et le retour du redoublement à l’initiative des enseignants.

De mauvais résultats en mathématiques, mais pas seulement… Un dessin signé Chaunu, publié dans Ouest-France

Des mesures diversement appréciées du milieu enseignant lui-même et qui ne semblent guère répondre aux failles de notre système scolaire telles que les tests PISA les décèlent. Notons d’ailleurs au passage que la France n’est pas la seule à perdre des points au classement PISA, par rapport à 2018. La tendance est même générale, avec des dégringolades spectaculaires comme celles de la Norvège ou de la Finlande qui a longtemps fait figure d’élève modèles que tous les autres pays européens s’acharnaient à vouloir copier. Seuls les dragons asiatiques que sont notamment Singapour, le Japon ou la Corée du Sud, s’en tirent haut la main, eux qui caracolent en tête du classement et qui gagnent encore des points.

Extrait du classement PISA 2022 des pays de l’OCDE (source © Vie Publique)

Il faut bien dire que l’écart est spectaculaire et guère reluisant pour l’école française. Rappelons que ces tests PISA (qui signifie « Programme international pour le suivi des acquis des élèves »), lancés en 1997, ont concerné en 2022 pas moins de 690 000 élèves de 15 ans, dont 7 000 Français, ce qui leur confère une représentativité indéniable. Basés sur des exercices à traiter sur ordinateur, ils portent sur les mathématiques, au travers d’exercices pratiques de la vie courante, sur la compréhension de textes et sur les sciences.

Des domaines dans lesquels les élèves français ne brillent donc guère. Les meilleurs élèves, qui atteignent le niveau 5 voire 6 en mathématiques sont très minoritaires dans notre pays, ne dépassant pas 7 % alors que leur proportion atteint 41 % à Singapour, ce qui donne une idée du décalage de niveau ! De surcroît, la France s’illustre aussi comme étant l’un des pays où l’origine sociale est la plus discriminante, le système scolaire ayant beaucoup de mal à réduire l’impact de l’origine socio-économique des élèves. C’est aussi, avec le Cambodge, l’un de ceux où les directeurs d’établissements signalent le plus d’enseignants non remplacés…

Le redoublement n’est pas forcément la panacée… Un dessin signé Nom, publié en 2017 dans le Télégramme

De tels résultats sont bien évidemment à relativiser, de même d’ailleurs que l’effet des mesures phares annoncées illico par notre ministre de l’Éducation nationale. Lorsque les études PISA ont été lancées, elles avaient mis en évidence que la France était la championne du monde du redoublement, plus de 40 % des élèves de 15 ans ayant déjà redoublé au moins une fois, sans que cela ne se traduise dans les résultats de notre pays qui a, depuis, presque totalement abandonné le recours au redoublement. On se doute bien que le fait d’y revenir ou de faire des groupes de niveau ne va pas avoir une incidence très significative sur les résultats de la prochaine étude PISA…

Les mauvais résultats de la France aux tests PISA, déjà en 2013 : serait-ce lié au niveau des enseignants ?… Un dessin signé Vissecq (source © Pointe à mines)

Le fait que les résultats baissent dans la plupart des pays de l’OCDE montre d’ailleurs, s’il en était besoin, que le phénomène est loin d’être franco-français. Le décrochage de la Finlande par exemple, qui s’aggrave d’année en année depuis 2011, s’explique en partie par une pénurie croissante d’enseignants et des inégalités socio-économiques qui augmentent, en lien direct avec l’arrivée de nombreux enfants allophones issus de l’immigration et souvent de milieux sociaux défavorisés.

Des constats qui s’appliquent aussi en France où l’école a le plus grand mal à corriger les inégalités sociales. Mais à cela s’ajoutent des handicaps liés plus spécifiquement au mode de recrutement et de formation des enseignants, voire de rémunération de ces derniers. La France a en effet de plus en plus de mal à recruter des enseignants de bon niveau, surtout dans les matières scientifiques, en lien sans doute avec une valorisation sociale insuffisante de ces métiers par ailleurs de plus en plus exposés à des problèmes de discipline dans les classes. Ce dernier point est d’ailleurs l’une des caractéristiques qui ressort de ces études PISA, la moitié des collégiens français se plaignant du bruit et du désordre qui règne trop souvent en classe, alors que ces situations paraissent nettement moins répandues dans la plupart des pays de l’OCDE. Les élèves français se sentent aussi moins soutenus par leurs professeurs que dans la plupart des autres pays, ce qui là encore revient à pointer la question de la qualité pédagogique des enseignants français.

Le niveau des enseignants français serait-il insuffisant ?… Un dessin signé Ransom (source © Le Parisien)

Il n’y a certainement pas de recette magique pour rendre l’école française plus performante et s’aligner sur les systèmes qui cartonnent, à l’image de celui de l’Estonie qui se classe en tête des pays européens en 2022, avec pourtant un niveau de rémunération de ses enseignants inférieur à celui de la France et très loin de celui de l’Allemagne ou du Luxembourg, champions en la matière. La formation des enseignants, leur mode de recrutement, l’autonomie qui leur est laissée pour s’adapter au mieux aux besoins et au niveau des élèves, mais aussi la valorisation de leur place dans la société, semblent néanmoins des paramètres à prendre en compte pour tenter d’améliorer l’efficacité de notre système scolaire : un beau chantier en perspective !

L. V.

Islande : une nouvelle éruption en préparation

18 novembre 2023

Dans le petit port côtier islandais de Grindavic, situé au sud-ouest de l’île, à une cinquantaine de kilomètres au sud de la capitale Reykjavik, c’est l’attente. La ville connait depuis plusieurs jours une activité sismique intense avec jusqu’à un millier de secousses sismiques enregistrées chaque jour ! Le sol de la ville a commencé à bouger, s’affaissant par endroits de plus d’un mètre. Des fissures se sont ouvertes dans la chaussée, laissant s’échapper par moment des gaz sulfurés. Samedi 11 novembre à l’aube, l’ordre a donc été donné par les autorités d’évacuer rapidement la totalité des 3700 habitants de la petite ville portuaire.

Vue aérienne de la petite ville portuaire de Grindavic, au sud-ouest de l’Islande, désormais totalement vidée de ses habitants (source © Visitor’s guide Grindavic)

Des centaines de policiers, pompiers et membres de la protection civile bouclent désormais la zone où les volcanologues s’affairent pour suivre les mouvements de la terre et la remontée du magma dont on estimait la profondeur à environ 5 km il y a une dizaine de jours mais qui ne serait plus qu’à 500 m aux dernières nouvelles. Les habitants ont été à plusieurs reprises autorisés à revenir chercher quelques effets personnels, pour des durées assez courtes, mais la situation reste tendue et les spécialistes s’attendent à brève échéance à de premières effusions de lave.

Affaissement et fissuration du réseau routier à Grindavic, avec émanation de fumerolles (source © Geotales / Actu.fr)

Il faut dire que la région se trouve sur le passage de l’une des deux branches de la dorsale médio-atlantique qui traversent le sud de l’Islande et se rejoignent ensuite pour ne former dans le nord de l’Ile qu’une faille principale, surface de contact entre la plaque nord-américaine à l’ouest et la plaque tectonique eurasiatique côté est. Les deux plaques s’écartent progressivement et le magma remonte donc sporadiquement, venant grossir les dépôts volcaniques dont l’épaisseur atteindrait plus de 3000 m, déposés au-dessus des fonds océaniques.

Carte géologique simplifiée de l’Islande (source © Anabac)

Dans cette péninsule de Reykjanes, qui n’avait pas connu d’éruption pendant 8 siècles, la lave avait brusquement jailli le 19 mars 2021 d’une fissure ouverte sur les flancs du volcan Fagradalsfjall, provoquant des effusions de laves particulièrement photogéniques qui avaient attiré des milliers de touristes. Le phénomène s’était reproduit en août 2022 et encore en juillet 2023, toujours dans des secteurs désertiques. Mais cette fois, c’est bien la ville de Grindavic avec ses infrastructures portuaires, sa station thermale Blue Lagoon et surtout une importante centrale géothermique qui alimente toute l’agglomération de Reykjavic qui sont directement menacés par cette nouvelle poussée de lave…

Éruption volcanique du Fagradalsfjall fin mars 2021 (photo © Jeremie Richard / AFP / Sud-Ouest)

Situé au-dessus de la dorsale et d’un point chaud, l’Islande connait une activité volcanique intense avec de l’ordre de 200 volcans actifs répertoriés et une bonne vingtaine d’éruptions en moyenne chaque siècle. L’île avait beaucoup fait parler d’elle en 2010 lors de l’éruption explosive de l’Eyjafjallajökull qui a débuté le 20 mars à travers 200 m de glace et s’est poursuivie jusqu’à fin octobre, projetant dans l’atmosphère d’énormes quantités de cendres très fines qui s’étaient répandues dans toute l’Europe de l’ouest, provoquant l’annulation de plus de 100 000 vols commerciaux avec quelques 10 millions de passagers bloqués dans les aéroports.

Éruption de l’Eyjafjallajökull en 2010, au sud de l’Islande (source © Islande explora)

En 2014, c’est un autre volcan, également recouvert d’une calotte glaciaire qui est entré en éruption, le Bárðarbunga, second plus haut sommet volcanique du pays, situé sous le Vatnajökull, la plus vaste calotte de glace de l’Islande. Du fait de la recrudescence de secousses sismiques dans la région, les volcanologues s’attendaient à cette éruption dès 2011, mais celle-ci s’est produit via un volcan voisin, le Grímsvötn, entre le 21 et le 28 mai 2011. Mais 3 ans plus tard, le 16 août 2014, l’activité sismique s’intensifie en nouveau et, le 29 août, une fissure s’ouvre avec des émanations gazeuses puis des effusions de lave. L’éruption se poursuit jusqu’en février 2015 laissant un champ de lave impressionnant qui s’étend sur 85 km2 avec jusqu’à 40 m d’épaisseur, mais sans dégât majeur.

Éruption du volcan Bardabunga le 4 septembre 2014 (photo © Peter Hartree / Flickr / Notre planète)

On ne peut pas en dire autant de certaines éruptions volcaniques historiques qui se sont produites, la plus importante de la période historique étant sans conteste celle du Laki survenue en 1783. Ce n’est pas le Laki lui-même qui est alors entré en éruption mais c’est une faille, reliée au système magmatique du Grímsvötn qui s’est ouverte sur 27 km, de part et d’autre de cet ancien cône volcanique, avec l’apparition de pas moins de 115 petits cratères alignés le long de cette faille. Le phénomène, qui a débuté le 8 juin 1783, a d’abord été explosif et s’est poursuivi par des effusions massives de lave qui ont duré pendant 8 mois, recouvrant une surface totale estimée à 565 km2 ! Certaines fontaines de laves ont jailli jusqu’à plus de 1000 m de hauteur et il s’en est suivi une propagation de cendres dans l’atmosphère observée jusqu’à Londres durant tout l’été…

D’énormes quantités de dioxyde de soufre, évaluées à 120 millions de tonnes, ont été émis dans l’atmosphère à cette occasion, provoquant une perturbation climatique ressentie à travers toute l’Europe. En Islande, les cendres volcaniques, fortement chargées en fluor, ont recouvert les pâturages et provoqué une forte mortalité du bétail, atteint de fluorose dentaire ou osseuse. La moitié des bovins du pays aurait ainsi péri, de même qu’un quart des moutons et des chevaux. Une véritable hécatombe qui a entraîné une famine dévastatrice avec près de 10 000 morts selon les chroniques de l’époque, ce qui représentait près d’un quart de la population islandaise d’alors ! Espérons donc que l’éruption à venir, attendue du côté de Grindavic ne sera pas d’une telle ampleur…

L. V.

Champs Phlégréens : la nouvelle menace ?

30 octobre 2023

Quand on évoque le risque volcanique à Naples, on pense inévitablement au Vésuve dont l’éruption historique du 25 octobre de l’an 79 après J.-C. avait totalement détruit les villes romaines d’alors, notamment Herculanum et Pompéi, qui s’étalaient en contrebas, le long du golfe qui abrite désormais la mégapole de Naples dont l’agglomération comporte plus de 4,4 millions d’habitants. Mais le Vésuve, situé au Sud-Est de l’agglomération et dont la dernière éruption à ce jour, le 17 mars 1944, avait fait 26 morts et 12 000 sans-abris, n’est pas le seul risque volcanique qui pèse sur les habitants de la troisième ville italienne.

La dernière éruption du Vésuve au-dessus de la ville de Naples en 1944… (source © Geologically / Bernard Duyck / Earth of Fire)

De l’autre côté de la ville, le golfe de Pouzzoles, qui fait suite à la baie de Naples côté ouest, et qui se trouve lui-même en pleine zone urbanisé, abrite un autre complexe volcanique dont le regain d’activité actuel inquiète plus particulièrement les volcanologues… Cette zone, qui constitue une immense cuvette volcanique de 13 km de diamètre est connue depuis l’Antiquité. Le lac volcanique Averne, avec sa forme de puits profond d’où se dégagent des vapeurs méphitiques, et qui se situé dans la caldeira, était réputée être l’une des portes des Enfers, citée notamment par Virgile racontant les pérégrinations d’Orphée de retour des Enfers. La prêtresse d’Apollon, la Sybille, qui apparaît dans la légende d’Enée, y avait son antre près de la ville de Cumes située à proximité, une ancienne colonie grecque devenue romaine en 338 avant J.-C./

Accès à l’antre de la sybille de Cumes, en réalité un ancien tunnel de fortification sous l’acropole de l’antique cité grecque (source © Nature et voyage)

Le nom de Champs Phlégréens que l’on donne à cet immense complexe volcanique est d’ailleurs directement dérivé du Grec ancien et signifie « champs brûlants », en référence non pas à une activité volcanique, absente en ces temps antiques, mais à l’existence de nombreuses fumerolles et sources chaudes dont les Romains raffolaient. Et pourtant, il s’agit bien d’un volcan, lié à la subduction de la plaque adriatique sous la péninsule italienne et qui a connu deux éruptions paroxystiques majeures dont la première, datée d’il y a environ 36 000 ans, rattache ce site à la liste des super-volcans.

Fumerolle en activité dans les Champs Phlégréens (photo © Donar Reiskoffer  / RadioFrance)

Cette notion n’est pas forcément très rigoureusement définie aux yeux des volcanologues mais l’US Geological Survey la limite aux volcans qui rejettent plus de 1 000 km³ de pierre ponce et de cendre en une seule explosion, soit cinquante fois le volume de l’éruption de 1883 du Krakatoa, en Indonésie, qui tua plus de 36 000 personnes : « Les volcans forment des montagnes ; les super-volcans les détruisent. Les volcans tuent plantes et animaux à des kilomètres à la ronde ; les super-volcans menacent d’extinction des espèces entières en provoquant des changements climatiques à l’échelle planétaire. » Certains pensent d’ailleurs que cette gigantesque éruption à l’origine de la caldeira des Champs Phlégréens et dont les cendres se retrouvent sur tout l’Ouest de l’Europe et une partie du Proche-Orient, a contribué à la formation d’un hiver volcanique qui pourrait expliquer la disparition de l’Homme de Néandertal, rien de moins !

Une seconde série d’explosions ont ravagé le site il y a environ 15 000 ans, se traduisant par des émissions de grosses quantités de tuf jaune. La dernière éruption explosive est datée entre 4500 et 3700 ans et s’est traduite par des éruptions phréatiques et la formation de dômes de lave. Une seule éruption a été bien documentée durant le période historique. Elle a débuté le 29 septembre 1538 sur la rive Est du lac Averne et a abouti à la formation en quelques jours seulement, d’un monticule de cendre et de ponce de 130 m de hauteur, le monte Nuovo. Le 6 octobre, l’éruption s’est achevée par un dernier paroxysme, tuant les 24 curieux qui s’aventuraient sur ses pentes pour entreprendre l’ascension de ce tout nouveau monticule en formation…

Vue aérienne de la caldeira des Champs Phlégréens en bordure du golfe de Pouzzoles (source © CBS News)

Contrairement au Vésuve avec sa forme de cône volcanique typique et son panache de fumée intermittent, les Champs Phlégréens ne correspondent pas à un édifice volcanique classique tel qu’on se l’imagine habituellement. La caldeira elle-même disparaît partiellement sous la mer dans toute sa partie sud et elle comporte pas moins de 24 cratères dispersés mais une seule structure conique, le fameux monte Nuovo, d’apparence bien modeste. Mais surtout, toute cette zone, d’apparence vallonnée et sans relief spectaculaire, est totalement urbanisée. On compte en effet 360 000 habitants installés à l’intérieur même de la caldeira et de l’ordre de 2,3 millions qui vivent à proximité immédiate du site !   

Cratère de la Solfatare à Pouzzoles en 2016 (photo © Classe Latin-Grec – Lycée Jean-Pierre Vernant)

La présence de nombreuses fissures dans le sol, notamment dans l’immense cratère de la Solfatare, avec ses émanations de gaz et ses nombreuses sources hydrothermales qui ont fait longtemps l’attraction touristique des lieux, rappellent sans conteste l’activité volcanique intense du site, mais sans pourtant arriver à inquiéter les habitants qui se pressent dans cette zone côtière de la banlieue napolitaine. Pourtant, au début des années 1980, les volcanologues qui surveillent attentivement le secteur ont noté un soulèvement très significatif du sol et de nombreux signes avant-coureurs annonçant une possible remontée du magma. Un séisme de magnitude 4,2 a même eu lieu en octobre 1983, conduisant les autorités à évacuer environ 40 000 personnes de la ville de Pouzzoles entre 1982 et 1984.

Depuis le début des mesures en 1969 et jusqu’en 1985, le soulèvement du sol a atteint 3,20 m… L’origine de ces mouvements, que les scientifiques désignent sous le nom de bradyséisme, serait lié à une augmentation de température dans la chambre magmatique qui se déforme sous l’effet des transformations de l’état liquide à l’état gazeux. On observe d’ailleurs, des alternances historiques de subsidence et de gonflement du sol dans la caldeira des Champs Phlégréens, avec un paroxysme très marqué au XVe siècle, ayant conduit à l’éruption du monte Nuovo, puis deux phases récentes de soulèvement de 1,70 m en 1970-72 et 1,80 m en 1982-84. L’observation des ruines de l’ancien marché romain de Pouzolles, connu sous le nom de temple de Sérapis, permet d’ailleurs de suivre avec précision les mouvements successifs de subsidence et de réhaussement du sol sur de longue périodes, la base des colonnes se retrouvant par moment sous le niveau de la mer.

Ruines du temple de Sérapis à Pouzzoles (photo © Claude Grandpey)

Et voilà que le phénomène recommence ! Après une période d’affaissement continu, le sol recommence à gonfler depuis 2004, et les choses semblent s’accélérer… Depuis le début de l’année 2023, plus de 3000 séismes localisés ont été enregistrés, dont un de magnitude 4,2 le 27 septembre dernier. Le sol s’est soulevé de plus d’un mètre depuis 2011 dont 25 cm depuis janvier 2022. Le 5 octobre 2023, le gouvernement italien a signé un décret spécifique donnant 3 mois pour élaborer un nouveau plan d’évacuation des quartiers à risques de l’agglomération napolitaine.

Il faut dire qu’une étude effectuée en 2022 par le Conseil national de la Recherche avait évalué à 30 milliards d’euros par an le coût de l’évacuation des habitants proches des Champs Phlégréens selon les plans d’urgence actuellement en vigueur mais dont tout le monde s’accorde à dire qu’ils sont totalement irréalisables. Il suffit de voir la configuration des ruelles étroites des petites localités alentours pour constater à quelle point les conditions logistiques d’une telle évacuation seraient difficiles en cas d’urgence.

Vue aérienne de la Solfatare avec la petite ville portuaire de Pouzzoles à proximité (photo © Roberto Salomone / Guardian / Eyevine / National Geographic)

Sans compter le facteur psychologique qui fait qu’en cas de catastrophe naturelle, surtout aussi atypique, une large partie des habitants refuse purement et simplement de quitter sa maison, comme on l’a encore constaté en 2009 lors du tremblement de terre qui avait ravagé le centre-ville d’Aquila, en pleine nuit, faisant 309 morts dont de nombreuses victimes qui avaient préféré retourner se coucher malgré deux premières secousses fortes. C’est tout l’enjeu de la prévention des risques naturels, dont la prédiction reste largement impossible dans l’état actuel des connaissances scientifiques. Il ne suffit pas aux scientifiques d’établir un diagnostic fiable, encore faut-il le faire accepter par les autorités politiques, souvent peu à l’aise avec les notions mathématiques de risque probabiliste, et ensuite par la population, qui montre souvent une profonde défiance envers ses responsables élus comme vis-à-vis des experts techniques…

L. V.

L’agriculture néerlandaise au pied du mur ?

18 octobre 2023

La France et les Pays-Bas ont au moins un point commun : la part de l’agriculture dans le Produit intérieur brut, autrement la richesse produite par le pays, y est comparable, de l’ordre de 1,6 % ! Un niveau ridiculement bas qui montre à quel point ces deux nations où l’agriculture et l’élevage occupaient l’essentiel de la population il y a encore quelques siècles, ont totalement délaissé ces pratiques nourricières au profit d’autres activités plus lucratives. On compte en France désormais de l’ordre de 29 millions d’hectares agricoles (alors que ce chiffre atteignait encore les 40 millions dans les années 1950, soit près des trois-quarts du territoire national !) dont environ 18 millions de terres cultivées. Au Pays-Bas, dont la superficie est 13 fois plus faible, on ne compte plus que 1,8 millions de terres agricoles dont 1 million de terres arables, ce qui paraît ridicule, surtout pour un pays de 17,5 millions d’habitants qui possède une densité de peuplement très élevée.

Paysage traditionnel de polder hollandais : les moulins de Zaanse Schans  (source © OK voyage)

Et pourtant, les Pays-Bas sont le deuxième exportateur mondial de produits agricoles, juste derrière les États-Unis dont la superficie est 270 fois supérieure ! En 2019 l’agriculture néerlandaise a exporté pour 96 milliards d’euros de produits agricoles quand sa voisine française se limitait à 64 milliards, pour un niveau d’importation assez comparable entre les deux pays. Les échanges bilatéraux de produits agricoles entre la France et le Pays-Bas sont d’ailleurs deux fois plus élevés, en faveur de nos voisins néerlandais…

De tout temps, les Néerlandais ont façonné le sol de leur pays, dont un quart se situe sous le niveau de la mer, grignotant peu à peu de nouvelles terres arables au prix d’un travail colossal d’endiguement et de drainage, au point qu’un dicton local prétend que « Dieu a créé la Terre, sauf les Pays-Bas, puisque les Néerlandais s’en sont chargés eux-mêmes ». Après la guerre et l’épisode terrible de l’hiver 1944-45, durant lequel 22 000 néerlandais sont morts de famine sous le joug de l’occupation allemande, le pays s’est lancé dans une modernisation extrême de son secteur agricole, à grands renforts d’engrais, de pesticides, de mécanisation poussée et de serres ultra sophistiquées, poussant au maximum tous les curseurs de l’agriculture industrielle hors-sol, totalement déconnectée des cycles naturels.

Dans la région de Westland, d’immenses serres en verre à perte de vue (source © Hortimedia)

On trouve désormais aux Pays-Bas les serres les plus modernes du monde où tout est réglé par ordinateur. L’éclairage et la température sont programmés pour reproduire les conditions climatiques idéales permettant d’y faire pousser aussi bien du basilic, des tomates ou des poivrons que des bananes ou des ananas. Pas besoin même de terre dans la plupart de ces serres où le substrat utilisé est une solution hydroponique ou un substrat organique mitonné aux petits oignons pour obtenir des rendements que le paysan moyen n’ose même pas imaginer. Les Pays-Bas détiennent les records mondiaux de rendements pour la culture de tomates, de poivrons ou de concombres, alors que leur climat est loin d’y être particulièrement favorable !

Les serres néerlandaises ultra modernes en verre éclairées par Led et régulées de manière automatique (photo © Luca Locatelli / Institut for National Geographic)

Avec de telles pratiques, pas étonnant que ce pays minuscule inonde la planète avec ses fruits et légumes. Les Pays-Bas se placent ainsi en tête des pays européens pour la production d’oignons. Ils fournissent aussi la moitié des semences mondiales. Mais le pays se caractérise également par un élevage très développé puisque l’on compte un cheptel total d’environ 100 millions de têtes de bétail, dont 23 millions de porcs, un ratio par habitant rarement rencontré ailleurs dans le monde ! Un élevage hyper intensif et de plus en plus concentré : les élevages actuels de porcs ne sont plus que 3000 environ alors qu’on en comptait 25 000 dans les années 1980, mais ils sont devenus de véritables usines, un tiers d’entre aux comptant plus de 1000 têtes de bétail.

Élevage hors-sol de 320 000 poulets de chair sur étagères aux Pays-Bas, sans le moindre éclairage naturel (photo © Julien Goldstein / Le Monde)

Ces élevages industriels produisent des quantités d’azote et de phosphore que l’environnement n’est plus en capacité d’intégrer. Les éleveurs néerlandais en sont d’ailleurs à exporter une grosse partie de leur lisier en Allemagne où le coût du traitement est moindre… Le gouvernement a ainsi été amené à contingenter les élevages depuis déjà une trentaine d’années. Ce qui n’empêche pas les algues vertes de pulluler sur tout le littoral et l’opinion publique de s’émouvoir à la fois du mal-être animal dans ces élevages intensifs et de l’impact environnemental sur la pollution des sols et surtout des cours d’eau, en voie d’eutrophisation massive. Le pays produit depuis 2010 plus de 250 kg d’azote par hectare, très au-dessus de la moyenne des terroirs agricoles européens qui se situe autour de 170.

Une situation explosive qui a obligé la Justice à intervenir. Dès 2015 un tribunal a demandé au gouvernement de réduire ses émissions de gaz à effet de serre, en grande partie liés à l’activité agricole dans ce pays. Une décision confirmée en appel en 2018 puis renforcée en 2019 par une décision de la Cour suprême qui oblige alors le gouvernement à engager une réforme ambitieuse visant notamment à réduire le cheptel de vaches laitières dont les émissions de méthane sont redoutables en matière de production de gaz à effet de serre. Sauf que le gouvernement a été rapidement obligé de céder face aux manifestations d’agriculteurs en colère, un millier d’entre eux s’étant mobilisés en octobre 2019 pour bloquer les routes avec leurs tracteurs.

Blocus d’agriculteurs en colère sur l’autoroute A1 près de Rijssen, aux Pays-Bas, le 29 juin 2022 (photo © Vincent Jannink / ANP / AFP / Le Monde)

Un ressentiment des gros éleveurs industriels et des milieux de l’agro-industrie qui pourrait bien peser lourd lors des prochaines élections législatives qui se profilent pour novembre 2023, dans un climat politique assez incertain. Ces élections, qui n’étaient prévues que dans 2 ans, ont été convoquées de manière anticipée suite à la chute du gouvernement dirigé par Mark Rutte, premier ministre depuis maintenant 12 ans mais qui a dû démissionner en juillet dernier. Son parti, d’obédience libéral-conservateur, le Parti populaire pour la liberté et la démocratie, souhaitait imposer des mesures nettement plus restrictives pour empêcher l’arrivée de nouveaux migrants, ce qui faisait tousser ses alliés démocrates et l’a donc conduit à jeter l’éponge.

Bien malin à ce stade qui pourrait dire ce qu’il ressortira de ce scrutin national, d’autant que plusieurs ténors de la vie politique néerlandaise en profitent pour passer la main et que les gouvernements dans ce pays sont toujours le fruit de coalitions plus ou moins hétéroclites. Une chose est sûre : la crise environnementale des excédents d’azote à résorber à tout prix pour respecter enfin les normes européennes en matière de préservation des milieux aquatiques sera l’un des enjeux majeurs de cette campagne !

Caroline van der Plas (au centre avec le collier) célébrant la victoire du BBB lors des élections régionales de mars 2023 (source © Le Grand Continent)

Les efforts entrepris par le gouvernement depuis 2019, pour tenter de réduire les concentrations de cheptel ont en effet fait naître dans le pays une opposition déterminée, incarnée notamment par le Mouvement agricole-citoyen (BBB pour Boer Burger Beweging), créé fin 2019 par Caroline van der Plas, élue au Parlement dès 2021 sous cette étiquette et dont le parti a fait un tabac aux dernières élections régionales de mars 2023, arrivant largement en tête dans toutes les provinces : une première dans le pays ! Ce raz de marée électoral, dont beaucoup redoutent la réédition le mois prochain à l’occasion des législatives, traduit un véritable sursaut de l’électorat rural. Ce dernier est vent debout contre les réformes à visée environnementale que tentent vainement de mettre en place les élites urbaines confrontées à une véritable impasse du système productiviste agricole néerlandais poussé à son extrême. Voilà qui promet un beau débat de société en perspective !

L. V.

Le Mont-Blanc a encore perdu 2 mètres…

11 octobre 2023

Chaque Français l’a appris à l’école : le Mont-Blanc, situé en France, est le plus haut sommet d’Europe et culmine à 4 807 m d’altitude. Des affirmations qui néanmoins méritent quelques précisions…

Le Mont-Blanc, plus haut sommet français (photo © Sergueï Novikov / Adobe Stock / Futura Sciences)

Une chose est sûre, ce sommet, situé à égale distance des villes de Chamonix, en Haute-Savoie, et de Courmayeur, dans le Val d’Aoste italien, est bien le point culminant des Alpes, et de l’Union européenne dans sa configuration actuelle. De là à dire que c’est le sommet le plus élevé d’Europe, tout dépend de ce que cette notion géographique recoupe… Car si l’on considère que la chaîne du Caucase fait partir du continent européen, force est de constater qu’on y trouve une bonne dizaine de montagnes sensiblement plus élevées que notre Mont-Blanc. La plus haute d’entre elles est le mont Elbrouz, situé dans le nord du Caucase, en territoire russe, et qui culmine à 5 642 m d’altitude. Mais on dénombre au moins 6 autres sommets caucasiens qui dépassent les 5 000 m, dont le Dykh Tau, situé en Kabardino-Balkarie, tout comme le Kochtan-Taou, tandis que le Chkhara, le Djanghi-Taou, le Kazbek ou encore le pic Pouchkine sont du côté georgien.

Le mont Elbrouz en Russie et ses 5 642 m d’altitude… (source © Outwild)

Quant à affirmer que le Mont-Blanc est bien sur le territoire français, c’est un point qui n’est pas définitivement tranché… Bien sûr, jusqu’en 1860 la question ne se posait pas puisqu’il faisait incontestablement partie du duché de Savoie alors rattaché au Royaume de Sardaigne. Mais en 1858, le premier ministre sarde, Camillo Cavour rencontre Napoléon III à Plombières et il est question de permettre le rattachement à la France de la Savoie et du comté de Nice, moyennant une aide militaire française pour aider la Sardaigne à unifier l’Italie contre la volonté autrichienne.

La France participe ainsi aux victoires sardes de Montebello, puis de Magenta et de Solférino, mais au prix de tant de pertes humaines que Napoléon III préfère signer un armistice et se retirer. Ce qui n’empêchera pas la diplomatie de faire son œuvre et d’aboutir, via le traité de Turin, signé le 24 mars 1860, au rattachement à la France de la Savoie toute entière, à l’issue d’un plébiscite largement contesté d’ailleurs. Toujours est-il que le traité se garde bien de définir précisément les frontières, laissant ce soin à une future commission mixte…

Extrait de la carte d’état-major dressée en 1865 par Jean-Joseph Mieulet, avec le tracé de la frontière franco-italienne déporté au niveau du Mont-Blanc de Courmayeur (source © Gallica / BNF)

En toute logique, la frontière finalement délimitée passe par le sommet du Mont-Blanc, qui se trouve donc franco-italien. Un tracé que l’on retrouve encore de nos jours sur les cartes italiennes, mais pas sur les françaises… Dès 1865, la carte d’état-major levée par le capitaine Mieulet repousse le tracé de la frontière plus au sud, au niveau du Mont-Blanc de Courmayeur. Une version qui sera confirmée en 1946, à l’occasion d’un arrêté ministériel pris juste après la guerre, qui confirme ce tracé frontalier et répartit le territoire ainsi indument annexé entre les communes de Chamonix et de Saint-Gervais. Les Italiens protestent à maintes reprises contre ce coup de force et adressent même en 1995 un mémoire aux autorités françaises pour demander de réexaminer ce litige. Mais la France s’abstient purement et simplement d’y répondre et les choses en sont là, pour l’instant !

Le massif du Mont-Blanc vu depuis Combloux, le 15 février 2019 (photo © Christophe Suarez / Biosphoto / AFP / France TV info)

Quant à savoir quelle est l’altitude précise du Mont-Blanc, les scientifiques les plus au fait du sujet auraient tendance à répondre comme l’humoriste Fernand Reynaud jadis au sujet du temps que met le fût du canon à refroidir : « ça dépend… ». A leur décharge, l’exercice n’est pas si facile qu’il n’y paraît. Le premier à s’y colle est le Britannique George Shuckburgh-Evelyn, qui grimpe en 1775 avec le naturaliste genevois Horace Benedict de Saussure au sommet du Môle, au-dessus de Bonneville, ce qui lui permet d’estimer la hauteur du Mont-Blanc à 4 787 m. Après correction de la planimétrie puis intégration d’un coefficient de réfraction, cette mesure sera ajustée en 1840 à 4 806,5 m. Une mesure qui sera affinée entre 1892 et 1894 par les cousins Vallot à 4 807,2 m, laquelle restera longtemps la valeur de référence, confirmée d’ailleurs en 1980 par une campagne photogrammétrique de l’IGN.

Depuis, les techniques de mesure altimétrique ont beaucoup évolué et se font désormais par satellite. Les premières visées de 1986 aboutissent d’ailleurs à une valeur assez proche mais légèrement supérieure de 4 808,4 m. Depuis 2001, dans le cadre d’un partenariat entre la chambre départementale des géomètres-experts de Haute-Savoie et la société Leica Geosystems, des campagnes de mesures sont réalisées tous les deux ans pour tenter de suivre l’évolution de l’altitude du Mont-Blanc. Car contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, celle-ci est loin d’être intangible. De fait, alors que la première mesure en 2001 aboutit à 4810,4 m, la suivante, réalisée en septembre 2003 après une année de forte canicule, montre que le sommet a baissé de près de 2 m ! A cette occasion, un relevé très fin de toute la calotte neigeuse au-dessus de 4000 m est effectué pour servir de référence.

La calotte neigeuse au sommet du Mont-Blanc, en perpétuel mouvement (source © Les exploratrices)

Car le Mont-Blanc, comme son nom l’indique, est recouvert d’une épaisse couche de neige, de 15 à 20 m d’épaisseur. Son sommet rocheux se situe donc plus bas, à 4 792 m d’altitude et est décalé d’une quarantaine de mètres plus à l’ouest par rapport au sommet neigeux. Ce dernier évolue donc au fil du temps, en fonction des cycles de précipitation et des déplacements de la couche de neige sous l’effet du vent. En septembre 2005, le sommet a ainsi regagné 30 cm puis carrément 2,15 m supplémentaire en 2007, date à laquelle le volume du manteau neigeux sommital avait presque doublé de volume par rapport à 2003. En septembre 2011, les mesures indiquaient ainsi un sommet culminant à 4 810,4 m.

Mais depuis, les campagnes les plus récentes ont tendance à montrer une perte progressive d’altitude. En 2019, le sommet était ainsi retombé à 4 806 m. Il est remonté d’un mètre en 2021 et la dernière campagne, réalisée entre le 14 et le 16 septembre 2023 indique une altitude encore inférieure, évaluée à 4 805,59 m. Il ne faut pas nécessairement en conclure pour autant que les 2,20 m de manteau neigeux perdus depuis 2021 et même 4,50 m depuis 2013, sont une résultante directe du changement climatique. Il est en effet trop tôt pour tirer ce type de conclusion sur la base d’une série de mesures aussi brève, alors que la partie sommitale du Mont-Blanc reste en permanence en dessous de 0 °C. Les mesures désormais disponibles montrent que la configuration du manteau neigeux au sommet du Mont-Blanc change très rapidement sous l’effet du vent qui déplace en permanence la neige et remodèle à sa guise le sommet.

État du glacier de la Mer de Glace, ici le 3 février 2021 (photo © Marco Bertorello / AFP / Actu)

En revanche, le réchauffement climatique se fait sans conteste sentir sur les glaciers des Alpes et notamment dans le massif du Mont-Blanc, à l’image de la Mer de Glace qui fond à vue d’œil. En 2022, la fonte mesurée avait atteint 4 m entre fin mai et début juillet, un phénomène qui s’est fortement accéléré depuis le débit des années 1990 et un recul qui devrait atteindre plusieurs kilomètres d’ici 30 ou 40 ans. Dans les Alpes, la disparition des glaciers est déjà considérée comme un phénomène programmé et irréversible…

L. V.

Des complotistes à Carnoux-en-Provence ?

3 octobre 2023

Certains Carnussiens ont eu la surprise de trouver récemment dans leur boîte aux lettres un tract étrange, intitulé « Macron prépare la guerre ». Un tract étrange, parfaitement anonyme et dont l’origine reste un mystère. Les deux illustrations qui figurent en tête de ce document, à l’allure artisanale, proviennent manifestement d’internet, l’une d’un visage cloîtré derrière plusieurs rangées de barbelés, siglée du fournisseur britannique d’illustrations Alamy, et l’autre représentant un individu assis dont le cerveau est branché en direct sur un maelström de données numériques issues d’un écran géant.

Un tract au contenu assez intriguant, distribué à Carnoux-en-Provence le 29 septembre 2023 (photo © CPC)

Des images chocs destinées à alerter contre « des mesures liberticides très dangereuses pour l’avenir de notre pays » !  Le ton du message est dramatique à souhait et vise à mettre en garde chacun de nos concitoyens, pardon « compatriotes », contre un complot qui se trame, animé par le Président de la République en personne, avec bien entendu la complicité des médias et qui concerne des risques de nature à détruire irrévocablement « la liberté d’expression du peuple », rien de moins.

La principale de ces menaces, illustrée par deux extraits encadrés du projet, concernerait la loi de programmation militaire pour les années 2024-2030, adoptée la veille du 14 juillet par un large consensus national puisque 313 députés ont voté en faveur de ce texte et seulement 17 contre, les autres ayant préféré s’abstenir ou se faire porter pâle. Cette nouvelle loi d’orientation, qui a fait l’objet d’un gros effort de communication, adoptée dans le contexte de la guerre en Ukraine et du regain de tensions internationales auxquelles on assiste, prévoit une forte augmentation du budget national consacré aux armées, qui passerait à plus de 400 milliards en 7 ans, sous réserve néanmoins d’une confirmation à l’occasion de l’adoption de chacun des prochains budgets annuels.

Emmanuel Macron, aux côtés du ministre des Armées, Sébastien Lecornu : deux comploteurs ? (photo © SIPA / L’Opinion)

Mais ce n’est manifestement pas cela qui inquiète les auteurs, lesquels focalisent sur l’article 29 de cette loi qui en comporte 71, article qui apporte quelques modifications à des dispositions du Code de la Défense, concernant les modalités de réquisition « en cas de menace actuelle ou prévisible, pesant sur les activités essentielles à la vie de la Nation, sur la protection de la population, sur l’intégrité du territoire ou sur la permanence des institutions de la République ou de nature à justifier la mise en œuvre des engagements internationaux de l’État en matière de défense ».

En période de tension internationale, c’est le moment d’évoquer une augmentation des budgets militaires : un dessin signé Michel Heffe (source © Unité et Diversité)

Cette nouvelle disposition est présentée comme une atteinte grave à la liberté des citoyens, laissant entendre qu’un coup d’État se prépare et que tous les citoyens réquisitionnés d’office se verront immédiatement jetés en prison s’ils refusent de suivre les injonctions gouvernementales. La vérité oblige à dire que le texte est quand même nettement plus restrictif puisqu’il ne concerne que le domaine de la Défense et pas celui du maintien de l’ordre public. Autrement dit, il ne peut s’appliquer qu’en cas de menace de guerre et vise simplement à adapter le régime des réquisitions qui n’avait pas été revu depuis 1959 et qui ne permettait plus de répondre aux caractéristiques des conflits actuels. Il est d’ailleurs curieux de constater que ce sont plutôt des milieux complotistes d’extrême droite qui ont le plus fortement réagi à ce texte alors que la Rassemblement national a voté comme un seul homme la loi de programmation militaire qui, inversement, a été unanimement rejetée par les députés LFI…

L’étendue des libertés individuelles en société, une question d’équilibre ? Une maxime du Chat de Philippe Geluck  (source © Pinterest)

Le tract évoque aussi « de nouvelles lois numériques permettant à l’État d’avoir le contrôle total des données personnelles, mais aussi la censure immédiate de tout message considéré comme haineux ou incitant à une quelconque révolte ». Encore une attaque contre les libertés individuelles digne de Big Brother ! Il s’agit cette fois du projet de loi visant à sécuriser et réguler l’espace numérique, adopté à l’unanimité par le Sénat le 5 juillet 2023 puis en commission à l’Assemblée nationale le 21 septembre.

En fait le risque évoqué ici de maîtrise par le gouvernement des données personnelles de chaque individu n’a pas de rapport avec ce projet. Au contraire, la loi Informatique et liberté, en vigueur depuis 1978 a été actualisée en 2018 par de nouvelles dispositions destinées à transposer une directive européenne de 2016 qui vise justement à généraliser cette protection des citoyens contre la diffusion de données personnelles les concernant. Tout l’inverse en réalité des approches en vigueur dans le monde libéral des GAFAM américaines qui cherchent à exploiter au maximum, y compris sur le plan commercial, ces données individuelles…

Voiture et poubelles incendiées lors des émeutes urbaines, ici le 28 juin 2023 dans le quartier du Mirail à Toulouse (photo © Nathalie Saint-Affre / DDM / La Dépêche)

En revanche, il est bien exact que le texte de loi en cours d’adoption et qui découle lui aussi d’une volonté européenne, le Digital Service Acts adopté dès le 25 août 2023, vise à mieux protéger les internautes des dérives des plateformes numériques gérés notamment par les GAFAM. Le principe est d’y interdire la mise en ligne de tout ce qui est considéré comme illicite dans le monde réel, et notamment les appels à la violence. Une réaction directe au constat fait durant les émeutes de juin 2023 lorsque les réseaux sociaux ont bruissé d’appels à piller les magasins, s’attaquer aux commissariats et brûler les voitures. Le projet de loi vise ainsi à responsabiliser davantage les fournisseurs d’accès en ligne pour limiter certaines dérives qui ne concernent d’ailleurs pas uniquement les appels au meurtre ou à la violence mais aussi la pédopornographie, l’incitation des jeunes aux jeux en ligne, les cyberharceleurs et même les locations de meublés de tourisme !

Les réseaux sociaux, outil indispensable à la vie moderne en société ou menace ? (photo © Pinterest / Être parents)

On a d’ailleurs un peu de mal à croire que des militants d’extrême droite puissent se montrer aussi soucieux de préserver les libertés individuelles de ceux qui, via les réseaux sociaux, appellent au pillage et à la chienlit… Pourtant, l’encadré qui figure sur ce tract et qui relaye les critiques contre l’ouvrage de Klaus Schwab, intitulé The Great Reset, ne laisse guère de doute sur la mouvance de ses auteurs.

Rappelons au passage que l’auteur de cet essai paru en juillet 2020, en pleine pandémie de covid, n’est autre que le directeur du Forum économique de Davos, qu’il avait créé en 1971 pour tenter de rapprocher les dirigeants d’entreprises des préoccupations de la société civile mais qui est devenu, au fil du temps, une opération commerciale où le monde économique débat en circuit fermé.

Klaus Schwab, fondateur et directeur du Forum économique mondial de Davos, et coauteur du livre The Great Reset  (photo © Markus Schreiber / AP / SIPA / Marianne)

Dans son ouvrage, Schwab explique que la mise à l’arrêt de l’économie mondiale du fait du confinement peut être l’occasion de remettre à plat les objectifs du capitalisme et de le réorienter vers un mode de fonctionnement plus équitable et davantage tourné vers le développement durable, incitant notamment à instaurer une taxe carbone pour favoriser le financement de la transition écologique. Pas de quoi fouetter un chat donc, et même de quoi séduire plus d’un écologiste.

Mais nos complotistes l’interprètent très différemment et y voient la main d’une conspiration mondialisée qui aurait créé de toutes pièces cette pseudo-pandémie mondiale, histoire de conditionner les esprits pour les amener à accepter docilement des mesures nécessairement privatives des libertés individuelles. Dans leur délire, ils imaginent que les solutions vaccinales apportées à cette crise sanitaire font partie du complot et qu’elles visent ni plus ni moins qu’à injecter à chaque citoyen et à son insu une puce électronique en vue de la prise de contrôle numérique des populations.

Efficacité économique, justice sociale et liberté politique, ou la quête éternelle d’un équilibre délicat… (source © QQ Citations / Le vide poche)

Nous en serions là de ce plan bien organisé et l’étape suivante qui se dessine via ces quelques projets de loi bien anodin, consisterait donc à instaurer ni plus ni moins que la loi martiale et la terreur pour annihiler toute velléité de révolte. Quant à l’objectif suivant de ce complot mondial, il viserait purement et simplement à supprimer l’épargne et la propriété individuelle tout en dématérialisant l’argent : où l’on reconnaît que les complotistes à l’origine de ce gloubi-boulga craignent avant tout une socialisation de la société au détriment de la liberté individuelle de s’enrichir sans devoir rendre de compte à personne. Une idée force de la droite la plus libérale qui a toujours accordé plus d’importance à la liberté individuelle qu’à la justice sociale : c’est même à ça qu’on la reconnaît diraient certains…

L. V.

Autriche : heureux comme un locataire à Vienne…

13 septembre 2023

A Vienne, la capitale autrichienne, qui compte environ 1,9 millions d’habitant, soit un peu moins que Paris (2,16 millions), 80 % des habitants sont locataires alors que dans la plus grande ville française, cette proportion est de 61 %. Un contraste saisissant, d’autant plus si l’on étend la comparaison à l’ensemble du pays, puisque le taux de locataires en France ne dépasse pas 36 %. D’un pays à l’autre, le rapport au logement diffère donc considérablement. Même au sein de l’espace européen, on constate des écarts très étonnants : la proportion de locataires ne dépasse pas 5 % en Roumanie et 24 % en Espagne, mais elle atteint 49 % en Allemagne et même 58 % en Suisse.

Le centre historique de Vienne, vu depuis la tour de la cathédrale Saint-Etienne (source © Jolis circuits)

Sur l’ensemble de l’Autriche, ce taux est de l’ordre de 55 % et la ville de Vienne, qui concentre un peu plus de 20 % de la population national, fait donc vraiment figure d’exception. Mais ce qui est encore plus étonnant c’est que 61 % des Viennois sont en fait locataire d’un logement social à loyer modéré. On est très loin du taux parisien qui ne dépasse pas 20,8 % aux dernières nouvelles, en dessous du seuil fatidique de 25 % imposé par la loi SRU dans les grandes agglomérations, sachant que ce taux est à peine supérieur à 15 % à l’échelle nationale comme sur la commune de Carnoux.

La ville de Vienne compte ainsi à elle seule pas moins de 440 000 logements sociaux dont 200 000 gérés directement par la municipalité via l’office local d’HLM, Wiener Wohnen, les autres étant gérés par des structures à but non lucratif, qui réinvestissent la totalité de leurs revenus dans l’entretien et l’agrandissement de leur parc. Par comparaison, il n’y a à Paris que 227 000 logements locatifs sociaux et même seulement 20 000 dans une ville comme Montréal qui compte pourtant un peu plus de 2 millions d’habitants également, de quoi attiser la curiosité de bien des urbanistes face à ce modèle viennois étonnant !

Karl-Wrba Hof, une résidence sociale achevée en 1982 à Vienne, avec ses 1038 logements, ses terrains de jeu, son épicerie intégrée et ses deux garderies d’enfants (photo © Thomas Ledl / CC BY-SA 3.0. / Wikimedia)

La principale conséquence de cette situation est que les habitants de la capitale autrichienne dépensent bien moins pour leur logement que leurs homologues parisiens. Le prix moyen des loyers y est inférieur à 10 € le m2, tandis qu’il atteint 27 à 28 € dans des villes comme Paris ou Londres. Même dans une petite commune comme Carnoux, ce coût moyen est de 16 € le m2, presque deux fois plus élevé que dans la capitale autrichienne ! La forte disponibilité en logements sociaux tire en effet vers le bas le prix des loyers du parc privé et explique qu’il n’y ait que 15 000 Viennois en attente d’un logement social alors qu’il y en a plus de 130 000 à Paris et de l’ordre de 60 000 dans une ville comme Marseille où le temps d’attente est de plus de 8 ans en moyenne.

Karl-Seitz Hof, une résidence sociale des années 1930 à Vienne, avec ses 1173 logements et son jardin central (photo © Heinrich Moser / Mein Bezirk)

Une situation qui relève directement de choix politiques initiés il y a bien longtemps et maintenus depuis avec une constance remarquable. Il faut pour cela remonter à 1919, au lendemain de l’effondrement de l’empire austro-hongrois, alors que les élections municipales portent au pouvoir à Vienne des socialistes, qui ambitionnent de réformer en profondeur la vie quotidienne tout en rejetant le bolchévisme. Le pays est alors en crise et les ouvriers comme la classe moyenne se heurtent à une forte pénurie de logements avec des loyers élevés pour des taudis insalubres. La nouvelle municipalité prend le taureau par les cornes, plafonne les loyers et rachète ou municipalise des logements pour lesquels elle lance un programme ambitieux de rénovation, maîtrisant ainsi dès 1923 plus de 66 000 logements sociaux.

En parallèle, elle instaure des taxes sur les biens de luxe, sur les loyers perçus par les propriétaires privés, sur les nouvelles constructions et sur les terrains nus constructibles, pour inciter leurs propriétaires à s’en défaire. Réquisitions, rachats et nouvelles constructions, à raison de 3000 nouveaux logements par an en moyenne, permettent ainsi à la capitale autrichienne de disposer, dès 1934, de plus de 500 000 logements sociaux ! Les propriétaires privés, s’estimant spoliés, menacent d’arrêter de payer leurs taxes et même de couper l’eau et l’électricité. Mais les locataires ripostent en s’organisant en comité d’immeuble, si bien que les propriétaires bailleurs échouent à imposer leur loi…

L’ensemble de logements sociaux du Karl-Marx-Hof, achevé en 1930 au nord de Vienne (photo © Joe Klamar / AFP / Le Figaro)

De cette époque date la construction de résidences emblématiques comme le Karl-Marx-Hof, achevé en 1930, vaste ensemble art déco aux façades de couleurs ocre, qui s’étend sur 1 km de long dans le quartier de Heiligenstadt, organisé autour de 3 cours intérieures et d’une vaste place, comprenant à sa construction 1382 logements pourvus de tout le confort moderne. 3500 personnes y vivent actuellement, payant des loyers très accessibles et offrant une véritable mixité sociale.

Car c’est une autre particularité des logements sociaux viennois : quasiment tout le monde y a accès, même en gagnant le double du revenu moyen, ce qui permet de mixer effectivement population modeste et classes moyennes, d’autant que lorsqu’on accède à un logement social, c’est pour la vie et même au-delà. Les personnes dont les revenus finissent par excéder les seuils éligibles peuvent s’y maintenir et le bail peut être aisément repris par les enfants en cas de décès, ce qui explique que l’on retrouve nombre de personnes à revenus intermédiaires dans ce logements sociaux viennois : un système garant d’une certaine paix sociale et d’un mode de vie plus apaisé. A Vienne, l’adresse d’un quidam ne donne aucune indication sur son niveau social : bien des habitants des quartiers nord de Marseille aimeraient pouvoir en dire autant !

Hundertwasserhaus, ensemble original de 50 logements sociaux achevé en 1986 par l’architecte Friedenreich Hundertwasser rue Kegelgasse, à Vienne (source © Pretend)

Cette politique de construction de logements à marche forcée a permis à la gauche de se maintenir au pouvoir à Vienne, dans une Autriche très conservatrice, jusqu’aux affrontements de février 1934 qui voient justement l’armée bombarder le Karl-Marx-Hof où s’étaient réfugiés les socialistes assiégés. Après l’épisode nazi qui s’ensuit, les sociaux-démocrates reviennent à la tête de la municipalité dès 1945 et les dernières élections d’octobre 2020 confirment leur forte implantation dans la Ville qu’ils dirigent sans discontinuer depuis cette date, poursuivant inlassablement cette politique de gestion d’un parc social exceptionnellement étendu et de grande qualité.

Contrairement à ce qui a été observé un peu partout, la ville de Vienne n’a pas bradé au privé son parc de logements sociaux et n’a eu de cesse de le compléter. Dans les années 1970 a ainsi été construit le grand ensemble dénommé Wohnpark Alterlaa, achevé en 1985, avec ses 3180 appartements répartis dans 9 tours à l’architecture futuriste. Des logements hauts de gamme, avec saunas et piscines sur les toits et en sous-sol, gymnase et courts de tennis, garderie et terrains de jeux pour les enfants, vastes loggias arborées, avec station de métro en pied d’immeuble et le tout pour des loyers défiant toute concurrence : 850 € pour un T4 avec double terrasse !

Piscine sur les toits dans le complexe de logements sociaux d’Alterlaa à Vienne (photo © Isabelle Ducas / La Presse)

Des résidences de ce type ont été édifiées par des sociétés à but non lucratif, sur des terrains cédés par la commune à bas prix, avec obligation de réinvestir tous les revenus dans l’entretien des bâtiments. Pour y accéder, les futurs locataires doivent verser une mise de fonds de l’ordre de 20 000 €, ce qui contribue à financer l’opération. Cette somme leur est reversée lorsqu’ils quittent la résidence (après déduction de 1 % par an), ce qui les aide à disposer un apport propre s’ils souhaitent devenir propriétaires. Un modèle qui permet à la municipalité viennoise d’envisager avec sérénité la poursuite de son programme de construction de logements sociaux, pour faire face à une augmentation démographique qui ne faiblit pas, preuve s’il en était besoin qu’une ville, pour rester attractive, se doit d’offrir à sa population des conditions de logement favorables et à des prix abordables…

L. V.