Le détroit de Gibraltar, c’est cette porte étroite ouverte entre le Maroc et l’Espagne, par laquelle les eaux de l’Atlantique communiquent avec celle de la Méditerranée. Connue sous le nom de Colonnes d’Hercule dans l’Antiquité, elle doit son nom actuel à une déformation de l’Arabe Djebel Tariq, autrement dit, la montagne de Tariq, en référence au général Tariq ibn Ziyad, ce stratège militaire berbère qui, en avril 711, fit traverser ses troupes omeyyades pour partir à l’assaut de la péninsule espagnole.
Large tout juste de 14 km dans sa partie la plus étroite, mais profond d’environ 800 m, ce détroit s’est ouvert il y a seulement 5,3 millions d’années, à la faveur d’une faille sismique qui s’est peu à peu élargie entre la plaque ibérique et le nord de l’Afrique. Il y a un peu moins de 6 millions d’années, à la fin du Miocène, la mer Méditerranée s’était en effet progressivement asséchée, sous l’effet conjugué de l’émergence d’un arc volcanique et de la glaciation alors en cours. Les apports d’eau des principaux fleuves méditerranéens (le Nil, le Rhône et le Pô notamment) étant insuffisants pour compenser l’évaporation de la Méditerranée, le niveau de celle-ci va baisser d’environ 1500 m ! Les cours d’eau côtiers voient leur lit s’inciser de plus en plus profondément, créent progressivement de véritables canyons à leur embouchure, dont les calanques sont les vestiges actuels.
A la fin du Miocène, la réouverture du détroit de Gibraltar se serait traduite par le déferlement assez brutal des eaux de l’Atlantique dans la Méditerranée alors quasi totalement asséchée et recouverte d’épaisses couches de sel. Une belle chute d’eau comme en rêvent tous les concepteurs d’ouvrages hydroélectriques ; Et d’ailleurs, justement, dès 1928, l’architecte allemand Herman Sörgel, projetait très sérieusement d’édifier un immense barrage hydroélectrique de 35 km de long et 300 m de hauteur à l’emplacement du détroit de Gibraltar, pour créer une dénivelée entre les deux masses d’eau et produire du courant.
Son idée, très utopique, était non seulement de fournir de l’électricité mais de baisser ainsi artificiellement le niveau de la Méditerranée, d’environ 100 m dans sa partie occidentale et même de 200 m dans sa partie orientale, grâce à deux autres ouvrages, également sources de production hydroélectrique, l’un formant un seuil entre la Sicile et les côtes tunisiennes, et l’autre barrant le détroit des Dardannelles pour retenir l’eau de la mer de Marmara. Un projet totalement pharaonique, baptisé du nom d’Atlantropa et que Sörgel défendra avec beaucoup d’enthousiasme jusqu’à sa mort en 1952, qui se serait traduit par l’assèchement de plus de 660 000 km² de terres ainsi gagnées sur la mer, soit plus que la superficie totale de la France.
Herman Sörgel avait pensé à tout, même à creuser un canal artificiel permettant de relier Venise, désormais loin dans les terres, ou à prolonger le canal de Suez autant que nécessaire. Il avait même prévu de doubler ce projet d’un gigantesque barrage hydroélectrique sur le fleuve Congo pour développer en parallèle ce continent désormais rendu plus accessible. Effrayé par la montée du nazisme et face à l’impuissance de la Société des Nations à réguler les conflits naissants, son idée était de rapprocher les pays européens (avec leurs possessions coloniales africaines d’alors) dans une communauté de destin liée à la mise en œuvre et à la gestion (par un organisme supranational) de ce vaste projet. Sörgel avait ainsi calculé que la construction du supercontinent nouveau exigerait de chaque membre de tels investissements que ces derniers n’auraient plus assez de moyens pour financer une guerre. Et en cas de menace d’un des pays membre, il suffirait pour le calmer de lui couper l’alimentation en électricité depuis la centrale de Gibraltar : redoutable !
Curieusement, les pays européens n’ont pas mis en œuvre le projet de Sörgel et ont préféré se faire la guerre… Mais voilà que l’idée d’ériger un barrage à Gibraltar revient sur le tapis, justifiée désormais par la montée du niveau des mers ! Aux dernières nouvelles, en 2016, le niveau de la Méditerranée s’était déjà élevé de 16 cm depuis le début du XXe siècle, et celui de l’Atlantique d’environ 31 cm, mais le mouvement est en train de s’accélérer et on s’attend désormais sur les côtes méditerranéennes à une élévation d’environ 30 cm d’ici 2050 et au moins 60 cm voire 1 m d’ici la fin du siècle…
De quoi inquiéter sérieusement les populations des villes côtières qui se retrouvent ainsi exposées à une érosion accrue à chaque nouvelle tempête. Chacune entreprend ainsi des travaux de plus en plus titanesques, érigeant pour se protéger des digues toujours plus hautes, des épis en enrochements et même, comme à Venise, des systèmes de portes pour se protéger de la mer. Une course contre la montre aussi coûteuse que vaine, que certains imaginent donc désormais de remplacer par des investissements communs, un peu comme l’avait proposé Herman Sörgel en son temps…
Et l’on voit donc resurgir l’idée d’un barrage à Gibraltar, pour protéger de manière globale la Méditerranée contre l’élévation du niveau moyen des océans. C’est notamment le biologiste marin, Alexandre Meinesz, qui, dans son dernier ouvrage intitulé Protéger la biodiversité marine, publié aux éditions Odile Jacob, s’inquiète des effets dévastateurs sur la flore et la faune méditerranéenne de l’augmentation de la température mais aussi de l’acidité de l’eau, sous l’effet de nos émissions de gaz à effet de serre.
Il propose, pour y remédier, d’édifier en travers du détroit de Gibraltar un barrage muni d’écluses pour la navigation, afin de réguler les apports de l’Atlantique de manière à compenser l’évaporation tout en maintenant le niveau de la Méditerranée à celui du siècle dernier, c’est à dire 20 cm en dessous de sa cote actuelle. Le raisonnement n’est pas absurde puisque cela permettrait d’économiser d’innombrables ouvrages de protection disséminés tout le long du littoral et sans cesse rehaussés dans une course perdue d’avance contre le réchauffement climatique. Il faudrait d’ailleurs prévoir aussi un dispositif similaire au niveau du canal de Suez pour limiter l’intrusion des eaux de la mer Rouge.
En 2014, un jeune élève-ingénieur de l’École polytechnique fédérale de Lausanne, Ha-Phong Nguyen, a étudié la faisabilité d’un tel projet, prévoyant d’implanter un barrage dans la partie la moins profonde du détroit de Gibraltar, longue de 27 km et qu’il suffirait de fermer partiellement pour maintenir le niveau actuel de la Méditerranée malgré l’élévation attendue de l’Atlantique, tout en laissant le passage sur 1 km pour la navigation et la faune marine. Cerise sur le gâteau, l’ouvrage permettrait, en accélérant les courants, de produire autant d’électricité qu’une petite centrale nucléaire…
Un projet repris en 2016 par Jim Gower, de l’Institut des sciences de la mer du Canada, qui publiait dans la revue Natural Hazards le fruit de ses études, estimant le coût d’un tel ouvrage de 25 km de long, implanté à 284 m sous la mer, à la bagatelle de 45 milliards d’euros.
De quoi titiller l’esprit inventif de nos voisins hollandais toujours à l’affût d’un projet d’aménagement hydraulique et inciter le docteur Sjoerd Groeskamp, océanographe à l’Institut royal néerlandais pour la recherche en mer, à publier en février 2020 avec son collègue suédois Joakim Kjellson de GEOMAR, dans le Bulletin of the American Meteorological Society, une étude imaginant cette fois la construction de 2 barrages : l’un de 161 km de long entre les côtes bretonnes et le sud de l’Angleterre, et l’autre de 475 km entre le nord de l’Écosse et les côtes norvégiennes. Ces ouvrages permettraient d’empêcher l’élévation du niveau de la mer du Nord et de protéger ainsi les côtes, souvent très urbanisées, de tous les pays concernés, pour la modique somme de 250 à 500 milliards d’euros, soit à peine 0,1 % du PNB de l’ensemble de ces pays sur 20 ans : qui a dit que l’adaptation au changement climatique allait nous coûter cher ?
L. V.