De nouvelles analyses de la part du groupe de lecture Katulu ? pour sa réunion de décembre 2015 – janvier 2016. Retrouvez l’intégralité des articles dans le compte-rendu complet (Katulu47).
LA SEPTIEME FONCTION DU LANGAGE
Qui a tué Roland Barthes ?
Laurent Binet
Les deux titres de ce livre posent d’emblée la question du sujet réel de ce roman, sans compter l’avertissement de l’auteur : « La vie n’est pas un roman. C’est du moins ce vous voudriez croire » !
Roman policier. Le sujet du roman est une enquête : mort avec vol d’un document au contenu mystérieux mettant en jeu la sécurité nationale. Le lecteur va vite être entraîné dans des aventures rocambolesques. Nous plongeons dans les coulisses d’une élection présidentielle car le monde politique n’est jamais bien loin des têtes intellectuelles.
Du monde politique, l’auteur ne peut s’empêcher d’y dénoncer le cynisme, le pragmatisme, les compromis voire les compromissions. Du monde intellectuel, il écorche par exemple les soirées mondaines véritables carnages, aux échanges de traits acérés, des débats immortels, des commentaires sportifs et surtout des petites trahisons sexuelles !!!
Des mystères, des rebondissements, des courses poursuites, le complot est international, Bulgares, Japonais, Russes sont réunis. Tout cela nous transporte d’ailleurs à Bologne, Venise, Ithaca (USA ), Naples . Nous pénétrons dans une Société Secrète : le LOGOS CLUB.
Laurent Binet (photo H. Assouline / Opale / Leemage)
Leçon de linguistique : les maîtres sont cités Barthes, Saussure, Jacobson Foucault, Deleuze, Derrida. Les figures de style savamment démontrées, les six fonctions du langage rappelées et la fameuse 7ème la fonction magique : INCANTATOIRE. La force est dans la maîtrise du Langage : on gouverne sur la Crainte ; le but est toujours le POUVOIR, Dire c’est FAIRE…
Dans l’admiration du LOGOS l’auteur n’hésite pas à nous démontrer la puissance de la langue, jusqu’à la violence extrême mais la langue est aussi ce qui nous fait exister, dompter la mort. Le réel tient par le seul pouvoir de la langue qui l’analyse, le décrypte mais aussi l’invente, le déduit, l’imagine
En résumé ce livre est un hymne à l’écriture, c’est aussi un hymne à la parole, LA SEPTIEME FONCTION DU LANGAGE, sa MAGIE : LE POUVOIR.
Nicole
D’après une histoire vraie
Delphine de Vigan
Situation d’un écrivain qui connaît un mal-être et une difficulté à écrire, paniquée devant le vertige de la page blanche… Dans cette période de malaise elle rencontre, par hasard, une jeune femme L. qui peu à peu prend de l’emprise sur elle ! Elle la diminue psychologiquement et fait un travail de sape pour la déstabiliser un peu plus chaque jour en lui faisant perdre sa confiance ! Elle s’installe chez elle, l’imite dans sa façon de s’habiller, prétend qu’elles étaient ensemble à l’école, à la Fac ! Un mimétisme s’installe puisqu’elle prend même sa place lors d’une séance de présentation d’un livre dans une école !
Delphine de Vigan
Le suspens s’intensifie, c’est haletant ! Mais plus l’emprise de L. est forte et plus l’héroïne perd ses capacités… Elle s’inquiète de cette domination, sans se révolter. Mais peu à peu, comme François, son compagnon, on doute parfois de la réelle présence de L. à ses côtés : serait-ce un effet de ses troubles psychologiques, sa dépression, sa solitude ? Cette L. n’est-elle pas un double d’elle-même qui assume très bien ce qui l’effraie ? Un double qui est partisan d’un autre genre littéraire : elle défend l’autobiographie quand elle-même croit davantage en la fiction, mais malgré tout le doute s’installe, le lecteur est désorienté, que faut-il en penser ? Où est le vrai du faux ?
C’est un autre aspect de ce roman : l’opposition entre ces deux personnages du roman sur ce qu’est la littérature et c’est cela l’intérêt principal du livre. Je ne révélerai pas la suite pour vous permettre de découvrir ce livre passionnant et qui, en plus, est très bien écrit !
Josette J.
Jérusalem
Gonçalo M. Tavares
Jérusalem, un livre kafkaïen, un univers entre raison et folie, où la violence est au centre ; des personnages dont le destin se croise dans cette folie et cette violence allant jusqu’au meurtre.
Une vision du monde réaliste, cruelle, prémonitoire où l’espérance perce encore, envers et contre tout. Theodor, médecin, personnage central, fait un travail de recherche documentaire, à travers les siècles, sur la relation entre l’horreur et le temps. Il veut parvenir à une formule qui résume les causes du mal qui existe sans intervention de la peur (donc les temps de guerre sont exclus), mal terrible car il n’est pas justifié. Cette courbe de l’horreur montrera si celle-ci est en progression, si elle diminue, si elle est stable et dans ce dernier cas cela signifiera un entretien de la normalité de l’horreur qui ne laisse plus place à aucun espoir.
Gonçalo M. Tavares
Cette recherche expliquée au début du roman trouvera son apogée dans les dernières pages. C’est le fil rouge du livre : la fascination du bien et du mal. Résumer ce livre est impossible… Il faut entrer dans son univers, un univers qui donne à réfléchir sur la place de l’homme dans ce monde, ce monde de violence et de folie. N’est-il que cela ? C’est peut-être la question que l’on se pose, une fois la dernière page tournée. « Si je t’oublie Jérusalem, que ma droite se dessèche ». « Et à vrai dire il est impossible d’oublier ».
Marie-Antoinette
Le chardonneret
Dona Tartt
Le héros qui dit « je », est Théo Decker, 13 ans, qui vit seul avec sa mère, le père, un acteur minable, buveur et joueur les ayant abandonnés peu avant le début de l’histoire. Le gamin a une relation très fusionnelle avec sa mère. Un matin fatal où ils ont un rendez vous au collège de Théo, la mère et le fils sont en avance. Ils décident donc de passer un moment au Metropolitan museum de New York. Un attentat à l’explosif (Dona dit avoir été inspirée par l’attentat de Oklahoma city ) va priver Théo de sa mère..
Dans les salles couvertes de gravats, il rencontre un vieux monsieur mourant qui le supplie de mettre en lieu sûr un petit tableau peint au XVII° par un flamand : sur un fond jaune un chardonneret est attaché sur un perchoir. Le tableau, est, évidemment symbolique de la condition humaine, solitude, manque de liberté, et néanmoins, une certaine joie de vivre …
Dona Tartt
A partir de ce moment, le tableau va suivre le jeune Théo dans ses pérégrinations à travers le monde, New York, Las Vegas, Amsterdam… Enfant abandonné ou presque par un père indigne, Théo va devenir une sorte d’Oliver Twist du 21° siècle. Le roman s’achève sur une fin très ouverte : Théo, qui a désormais 25 ans, rendra t-il le tableau au musée auquel il appartient ?
Dans ce roman, Dona Tartt a su créer un monde avec ses bons et ses méchants, ses tentations, ses deuils (il y a beaucoup de morts dans Le chardonneret ! ). Elle a peint un héros dans la lignée des enfants martyrs de Dickens ou d’ Hector Malot, mais ce sont des enfants de notre siècle, sans religion ni principes moraux, qui n’hésitent ni devant le vol ni devant le crime et qui sont cependant aussi pitoyables que le petit chardonneret de C Fabritius, dont la patte filiforme est attachée par un fil de cuivre et qui ne pourra jamais goûter à la liberté à laquelle il aspire.
Annie
L’Exercice de la médecine
Laurent Seksik
« L’histoire des Thérapeutes était devenue comme une seconde légende familiale. Depuis son plus jeune âge, Léna avait entendu son père la raconter ». C’est cette légende que nous raconte l’auteur à travers Léna Kotev, cancérologue, la dernière de la lignée, descendante de Pavel-Alexandrovitch, l’aïeul russe, Mendel, le grand-père allemand, Tobias, le père français.
« La médecine avait toujours été l’autre religion des Kotev… Guérir c’était servir Dieu, et si Dieu n’existait pas c’était servir l’humanité ». C’est tout ce poids du passé, de la destinée que Léna porte en elle… Ce poids de la Destinée, Léa pourra-t-elle s’en dégager et choisir sa liberté ?
Laurent Seksik (photo D. Ignaszewski / Koboy ©Flammarion)
L’histoire de chaque personnage s’inscrit dans l’Histoire : survol de l’histoire du peuple juif soumis à l’oppression quel que soit le siècle ou le pays : lois antisémites d’Alexandre III et Nicolas II en Russie, terreur nazie des années 30 en Allemagne, des années 40 en France, de la répression stalinienne des années 50. Les pages sur l’exercice de la médecine, que ce soit celles de Pavel en 1904 jusqu’à celles de Léa en 2015, sont magnifiques. Il en est de même de celles sur la mélancolie de l’âme juive ou celles en fin de livre sur l’enterrement du père.
Un livre à l’écriture agréable, très prenant par l’histoire racontée, très fort dans la réflexion sur « l’âme juive », sur la destinée du peuple juif.
Marie-Antoinette
L’Herbe des nuits
Patrick Modiano
Jean, le narrateur, arpente les rues de Paris, de Montparnasse à la Cité universitaire, et en rive gauche. Pour retrouver les lieux de son passé, dans les années soixante, il déchiffre des notes prises autrefois sur un cahier à couverture noire, lorsqu’il avait 20 ans. Les notes parlent d’un autre temps, du Paris d’avant 1968, à l’époque de la décolonisation, dans une atmosphère trouble, un monde disparu. Il part ainsi à la recherche d’une jeune femme, Dannie qui évoluait dans les milieux de la sécurité marocaine. Il arpente les rues de Paris qu’il fréquentait, jeune étudiant effacé, en compagnie de Dannie, jeune fille sans pedigree qui cachait sa véritable identité et un secret plus pesant qui lui valut de sérieux ennuis avec la police.
Patrick Modiano (photo J. Creedy Smith / ©Madame Figaro)
Sa rencontre avec le commissaire Langlais, de la brigade des mœurs, et chargé de l’enquête autrefois, lui permet de recouper ses souvenirs avec les pièces du dossier de l’affaire classée sans suite, et dont il est vraisemblablement le dernier témoin.
Pour la plupart, le temps non rempli, est du temps perdu, non vécu. Pour Patrick Modiano, il n’y a pas de vide à combler, le temps qui passe ne semble pas chronométré mais perçu comme une entité qui peut changer de dimension et apporter par elle-même des sensations. Entre ce qui a eu lieu, ce qui n’est qu’hypothèse, ce qui vient du songe, la frontière est de plus en plus difficile à tracer. Modiano se fait le détective de sa propre vie, sa recherche mêle le passé et le présent. Le temps n’étant pas linéaire, il est dompté. L’écrivain semble ainsi maître de son temps, il sait superposer hier et aujourd’hui.
Antoinette
Meursault contre-enquête
Kamel Daoud
De ce roman, j’ai aimé la rage, la violence. Ce ton emporté, passionné, cette fièvre, cette ardeur, cette révolte. Il s’agit d’un cri contre l’injustice, toutes les injustices. Un cri comme une révolte contre l’Absurde, contre le Gratuit. K. Daoud interpelle Camus ! Camus, prix Nobel, a parlé dans L’étranger de « l’Arabe » mais L’Arabe n’était pas son sujet. Son livre est un chef d’œuvre « Or : il a nié toute identité toute humanité au mort, à l’Arabe !! ». K. Daoud écrit donc une suite, une contre-enquête. Il donne un nom au mort, une famille mais cela vaut-il identité ? Ce mort ne reste-t-il pas une ombre et certainement pas un reflet pour nous ?
Karim Daoud
K. Daoud, en répondant à Camus, ne se contente pas de faire le contre point de « Maman est morte » en écrivant « Maman est encore vivante ». Il dresse le portrait de l’Algérie. Il oppose les hommes entre eux, de part et d’autre, « roumis » « djounoud », moudjahid, colons, arabes. Ce mélange si subtil de deux cultures. Il nous parle avec émotion de son pays hanté par ses morts, ses guerres coloniales puis religieuses. Il confie sa fascination du passé colonial et son amour de la langue française.
Le style est brillant, un coup de poing contre le convenu. Il ose se mesurer à Camus et s’offrir un éclairage nouveau. Il défie un chef-d’œuvre ! Il répond à l’écho éclaté, démultiplié, lancinant entêtant de notre condition Notre absurde destin, L’acte gratuit insignifiant, jamais puni. Il reproduit l’écho assourdissant sans fin du coup de feu qui a tué… L’Homme, ETERNEL SISYPHE.
Nicole
Profession du Père
Sorj Chalandon
C’est l’histoire d’un petit garçon, Émile Choulans, un enfant de 12 ans en 1960, asthmatique, gentil, quelque peu introverti entre une maman totalement soumise, uniquement préoccupée par sa maison, ses repas, et un père qui le terrifie. Le père, un homme ahurissant, d’une dureté extrême, violent, égoïste et hystérique !
Émile est passionné de dessin, c’est un artiste, on l’appelle Picasso, souvent triste, c’est un enfant isolé sans camarade. La maison est un « labyrinthe », une prison face au minotaure qui est le père ! On le bat, on le méprise. Même sa mère ne le comprend pas, ne le défend pas et accepte qu’il soit privé de repas.
Sorj Chalendon (photo M. Ollivier)
Nous sommes en 1961, en pleine guerre d’Algérie. Le père explique à l’enfant de 12 ans qu’ « il a été chanteur, footballeur, parachutiste, conseiller personnel du Général de Gaulle ». Le Général qu’il a conseillé est devenu son pire ennemi : il veut le tuer et son fils devra l’aider !!! Le père le persuade qu’il l’entraîne physiquement pour qu’il soit à la hauteur, pour sauver l’Algérie ! Pourquoi ce titre Profession du Père ? « C’est ce que l’on demande aux enfants à l’école lors de la rentrée scolaire et lui ne savait que dire ! Il ne savait pas exactement mais son père qu’il aimait le fascinait et le terrorisait à la fois ! ».
Ce roman est majoritairement le reflet de la réalité mais comporte une part d’imaginaire ! A travers ces rappels des événements dont le père s’approprie la « paternité », de Gaulle, le nouveau Franc, la guerre d’Algérie, la décolonisation, l’attentat du Petit Clamart, bref tout le XXème siècle défile !
« Le printemps n’entrait pas ici. La lumière restait à la porte, épuisée par les volets clos ».
Josette J.
Le désert des Tartares
Dino Buzzati
Un jeune lieutenant, Giovanni Drogo, rejoint sa première affectation, le vieux fort Bastiani perdu non loin de la frontière avec un ennemi qui restera vague et, pourrait-on dire « virtuel », les Tartares. Dans ce vieux fort isolé, la vie est faite d’horaires, de gardes, de longues journées où il ne se passe rien et où on cherche surtout à tuer le temps.
Extrait du film réalisé en 1976 par Zurlini : Le désert des Tartares
Toute sa vie, Drogo va aller d’échec en échec, tant avec ses collègues que dans sa vie amoureuse. Il va attendre sans fin la venue de ces ennemis dont il espère qu’ils lui apporteront la gloire et, au moment où, enfin, sur les confins de l’horizon, leur armée se montre, la maladie et la vieillesse vont l’empêcher de participer à la bataille qu’il a souhaitée toute sa vie. On le voit, un thème assez depressif, poignant, à ne pas lire un soir de solitude et de tristesse !
Annie