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Un précurseur antique du chemin de fer

16 Mai 2024

Il est bien connu que l’invention du chemin de fer a largement contribué à l’essor de l’industrialisation en Europe au début du XIXe siècle. Associant un système de rails métalliques pour le guidage et des wagons tractés par une locomotive à moteur, ce nouveau mode de déplacement a connu un essor spectaculaire à partir de 1840 et s’est imposé pendant plus d’un siècle, jusqu’au lendemain de la seconde guerre mondiale comme le mode de transport prépondérant, pour les marchandises comme pour les voyageurs. La première ligne commerciale fut ouverte en 1825, dans le comté de Durham, au nord-est de l’Angleterre et reliait le port fluvial de Stockton-on-Tees à la ville de Darlington, permettant la desserte de plusieurs houillères pour en faciliter le transport du charbon extrait.

Le jour de l’inauguration, c’est l’ingénieur britannique Georges Stephenson en personne qui est aux commandes de la locomotive à vapeur qu’il a lui-même construite et baptisé Locomotion n°1, laquelle tracte un wagon de musiciens, ce qui ne l’empêche pas d’atteindre en descente la vitesse fabuleuse à l’époque de 40 km/h. Stephenson n’en est pas à son coup d’essai, ayant conçu un premier prototype de locomotive à vapeur dès 1814 et faisant fonctionner depuis 1817 un engin capable de tracter 70 tonnes de charbon dans la houillère où il est employé. C’est lui qui a eu l’idée de tester une locomotive à vapeur sur cette ligne où il était initialement prévu une traction hippomobile, et c’est lui encore qui concevra en 1829 La Fusée, une locomotive innovante pour la nouvelle ligne reliant Manchester à Liverpool.

La locomotive Rocket (La Fusée) conçue par l’ingénieur britannique Georges Stephenson en 1829 (photo © Wiliam M. Connolley / Science Museum London / Wikimedia Commons)

Si ce mode de transport sur rails a connu un tel succès et continue encore à être très largement utilisé de nos jours malgré sa contrainte liée à la nécessité de suivre toujours le même trajet, c’est parce qu’il permet de réduire fortement les frottements et facilite ainsi le transport de lourdes charges. Avant même l’invention de la locomotive à vapeur, ce système de rails était ainsi déjà largement utilisé, notamment dans les mines, parfois depuis le XVIe siècle, mais plutôt sous forme de rainures taillées dans la roche, remplacées ensuite par des gorges en bois recouvert de fer pour réduire l’usure.

Wagonnets poussés par des enfants dans une mine de charbon dans les années 1800 à 1850 (source © Fossilraptor)

Un tel dispositif de chemin guidé destiné à minimiser l’énergie nécessaire pour déplacer des charges remonte en fait à l’Antiquité. Le modèle le plus abouti date des Grecs anciens et est connu sous le nom de Diolkos, ce qui fait référence à la notion de portage. Il s’agit d’une voie dallée, de 3,5 à 6 m de largeur, creusée de deux sillons parallèles et qui avait été aménagée sans doute à la fin du VIIe siècle avant J.-C., pour relier le golfe de Corinthe, à l’ouest, au golfe Saronique, du côté de la mer Egée. Cette voie pavée avait été conçue pour faciliter le transfert des marchandises par voie terrestre via l’isthme de Corinthe, une bande de terre qui ne fait pas plus de 6,4 km de largeur à son point le plus étroit et qui permet de relier la presqu’île du Péloponnèse à la Grèce continentale.

Tronçon encore bien conservé du Diolkos antique, sur une base militaire grecque, au nord du canal de Corinthe (source © Arkeonews)

C’est probablement Périandre, tyran de Corinthe, qui est à l’origine de l’aménagement de cette voie remarquable, aménagée en courbe de niveau pour minimiser les dénivelées et dont la pente est en moyenne de 1,5 % sans jamais dépasser 6 %. Ses vestiges sont encore bien visibles du côté du golfe de Corinthe où l’on peut voir l’ancien quai d’amarrage des navires et la rampe qui permettait de tracter les navires sur la terre ferme. Selon les reconstitutions archéologiques qui ont pu être faites, les bateaux étaient déchargés et les marchandises acheminées à travers l’isthme terrestre sur des sortes de chariots roulants halés au moyen de cordes, et guidés par les deux gorges taillées dans le calcaire dur selon un espacement de 1,60 m.

Reconstitution du fonctionnement de la voie de transbordement des bateaux à travers l’isthme de Corinthe (source © YouTube)

L’opération permettait un transbordement rapide depuis la mer Ionienne vers la mer Egée sans avoir à faire tout le tour du Péloponnèse par une navigation souvent périlleuse au passage de certains caps réputés particulièrement traîtres. Dans certains cas, c’était même le navire tout entier qui était ainsi halé à terre pour le faire passer rapidement d’une mer à l’autre. Un système de treuils à cabestan était probablement utilisé pour tirer les lourds navires de guerre à terre et les faire pivoter pour les orienter dans l’axe des rails, après les avoir allégés au maximum. En 428 avant J.-C., les Spartiates avaient prévu de faire transiter leur flotte par le Diolkos pour attaquer Athènes et en 411, ils y firent transiter toute une escadre en direction de Chios. En 220 av. J.-C., Démétrios de Pharos y fit passer une cinquantaine de navires de guerre vers le golfe de Corinthe et, trois ans plus tard, c’est Philippe de Macédoine qui l’utilisa pour 38 de ses vaisseaux tandis que le reste de sa flotte contournait le Péloponnèse. Le Romain Octave emprunta lui aussi cette voie terrestre avec une partie de ses birèmes après sa victoire à Actium en 31 av. J.-C., pour pourchasser plus rapidement son adversaire Marc Antoine. On raconte même que le général byzantin Nicétas Oryphas l’utilisa encore en 868 après J.-C. et y fit transiter sa flotte de 100 navires venus au secours de la ville italienne de Raguse alors assiégée par les Arabes, ce qui signifierait que cette voie terrestre aura servi pendant au moins 1500 ans !

Bataille d’Actium, bas-relief exposé au musée de l’Ara Pacis à Rome, copie d’originaux en marbre issus d’un temple dédié au culte impérial d’Auguste, conservés aujourd’hui à Cordoue (photo ©  G. Collognat / Odysseum)

Une belle longévité pour un ouvrage, dont le péage fit la fortune de la ville de Corinthe et qui a d’ailleurs été probablement bien davantage utilisée à des fins commerciales, pour transporter des pondéreux, y compris des blocs de marbre ou des bois d’œuvre, que pour un usage militaire, même si c’est ce dernier dont on a surtout gardé trace dans les chroniques anciennes.

An l’an 67 de notre ère, l’empereur Néron, alors en tournée en Grèce, inaugure en grande pompe avec l’aide d’une pelle en or, le chantier du futur canal de Corinthe, destiné à permettre un transfert maritime plus rapide à travers l’étroit isthme. Mais le chantier, jugé excessivement onéreux par Galba, qui lui succède à sa mort en 68, sera rapidement abandonné. Il faudra attendre 1829 pour que le géologue français Pierre Théodore Virlet d’Aoust, participant à l’expédition de Morée à la fin de la guerre d’indépendance de la Grèce, dresse de nouveaux plans pour reprendre ce vieux projet de canal.

Le canal de Corinthe, large de 24 m, quelque peu sous-dimensionné pour le transit des paquebots modernes (source © Apostolos Kaknis / Blog-Croisiland)

Les travaux ne débuteront cependant qu’en mars 1882 et se révéleront bien plus ardus que prévu. La société concessionnaire fera d’ailleurs faillite en 1889 et l’inauguration de l’ouvrage ne se fera qu’en juillet 1893 pour une première traversée en janvier 1894, par un bateau battant pavillon français, le Notre-Dame du Salut, bien avant la traversée toute récente du Bélem rapportant la flamme olympique. Le canal débute d’ailleurs côté ouest juste à côté de l’antique Diolkos et son creusement est sans doute à l’origine de la destruction des vestiges d’une bonne partie de cette voie de halage particulièrement ingénieuse pour son époque, prémices, selon certains, des futures voies ferrées du XIXe siècle.

L. V.

Changement climatique : la plongée dans l’inconnu…

14 Mai 2024

Chacun sait désormais que la concentration des gaz à effet de serre dans l’atmosphère terrestre, n’arrête pas d’augmenter, alimentant un réchauffement climatique global de plus en plus visible. Les bonnes résolutions prises, année après année, par les quelques responsables politiques qui font mine de s’intéresser au sujet le temps des COP, n’y changent malheureusement rien : malgré un court répit lié au ralentissement momentané de l’activité économique en 2020 pour cause de pandémie mondiale et malgré les efforts de certains pays, dont la France fait partie, qui ont réussi à diminuer progressivement (mais encore très timidement) leurs émissions de gaz à effet de serre, les rejets de ces gaz dans l’atmosphère terrestre, principalement le dioxyde de carbone et le méthane, continuent d’augmenter d’année en année !

Malgré toutes nos belles paroles, nos émissions de CO2 continuent d’augmenter : pas besoin de construire un mur, il existe déjà et se rapproche à grande vitesse… : un dessin signé Wingz

Mesurer la concentration de CO2 dans l’air ambiant ne pose pas de difficulté technique et il est donc assez facile de suivre ce paramètre. Mais ce dernier fluctue énormément dans le temps car directement influencé par l’activité biologique végétale et par les conditions météorologiques. En 2019, la Ville de Paris avait ainsi encouragé des chercheurs du Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement à installer un réseau de mesures sur l’ensemble du territoire métropolitain avec notamment une station de mesures sur le toit de l’université de Jussieu, pour établir mensuellement une météo locale du carbone permettant de suivre les évolutions de ce paramètre dans le temps et aider à évaluer les politiques publiques engagées.

Toute la difficulté est en effet d’analyser ces fluctuations dans le temps et dans l’espace pour en tirer des conclusions globales sur des tendances à long terme. C’est notamment ce qui avait été fait dans une étude publiée en 2019 dans la revue scientifique Science Advances par une équipe de chercheurs allemands qui avaient estimé, sur la base d’une modélisation numérique alimentée par de nombreux points de mesures, que la concentration moyenne de CO2 dans l’atmosphère terrestre était alors de 412 ppm (partie par million, autrement dit, pour chaque million de molécule de gaz dans l’air ambiant, en moyenne 412 sont des molécules de dioxyde de carbone).

Prélèvement d’une carotte glaciaire en 1984 dans le cadre du programme Vostok (source © Fonds Lorius / CNRS)

En soi, ce chiffre n’est guère parlant. Il l’est davantage lorsqu’on le compare aux situations antérieures que notre planète a connues et que l’on peut reconstituer en analysant les bulles de gaz piégées dans certains sédiments marins enfouis ou dans des carottes glaciaires prélevées en profondeur. On constate dès lors qu’il faut remonter à la fin du Pléistocène, il y a 3 millions d’années pour retrouver de telles concentrations de CO2 dans l’atmosphère terrestre, supérieures à 400 ppm. A l’époque, notre lointain ancêtre, Australopithecus africanus, commençait tout juste à peupler les savanes africaines. La température moyenne à la surface du globe était supérieure de 3 à 4°C, les arbres poussaient dans l’Antarctique et le niveau des océans était plus haut de 15 à 20 m par rapport à ce que nous connaissons.

Évolution des concentrations de CO2 mesurées à la station de Mauna Loa depuis 1958 et comparées à des données issues de carottes glaciaires (source © The Economist)

Depuis cette lointaine période que l’homme n’a pas connue, la concentration moyenne de CO2 à la surface du globe est toujours restée à une moyenne très inférieure, ne dépassant jamais 280 ppm, du moins jusqu’au début du XXe siècle. Pour suivre ces fluctuations, la station de référence est celle du Mauna Loa, à Hawaï, car c’est la plus ancienne où ce paramètre est suivi en continu, en l’occurrence depuis 1958, ce qui correspond à une période où le développement industriel était déjà largement amorcé mais où ses impacts environnement mondiaux commençaient tout juste à être perceptibles.

La concentration en dioxyde de carbone suit une fluctuation saisonnière régulière avec un maximum en mars, juste avant le démarrage du cycle végétatif. Les enregistrements de la station d’Hawaï, connus sous le nom de « Keeling Curve » sont accessibles en temps réel et montrent une tendance très nette et ininterrompue à l’augmentation, avec un nouveau record battu le 9 mai 2024 à un niveau jamais atteint de 427,7 ppm. Mais ce qui inquiète surtout les scientifiques, c’est la vitesse à laquelle ces valeurs augmentent. Entre mars 2023 et mars 2024, l’augmentation est en effet de 4,1 ppm, ce qui représente la plus forte croissance annuelle jamais enregistrée depuis la mise en service de la station en 1958. Non seulement la concentration en CO2 de l’atmosphère terrestre atteint des records que la Terre n’a pas connus depuis plus de 3 millions d’années et que l’Homme n’a jamais vécu, mais surtout cette augmentation se fait à une vitesse inégalée et qui continue d’accélérer d’année en année, comme si la machine était en train de s’emballer.

Une accélération qui est d’ailleurs encore plus sensible pour les rejets de méthane. En effet, le service Copernicus de l’Union européenne sur le changement climatique révélait, dans sa dernière synthèse pour l’année 2022, que cette année-là les concentrations moyennes de gaz à effets de serre avaient augmenté par rapport à leur niveau de référence du XIXe siècle, de 50 % pour le dioxyde de carbone (passant de 278 à 417 ppm) mais de 162 % pour le méthane (passant de 0,72 à 1,9 ppm), sachant que l’impact de ce dernier gaz sur le réchauffement climatique à court terme est très supérieur à celui du CO2 (84 fois supérieur sur 20 ans, même si la durée de vie de ce gaz dans l’atmosphère est inférieur, ce qui en atténue l’impact sur le long terme).

Estimation de la température moyenne de l’atmosphère terrestre selon différentes sources et comparaison par rapport à la période de référence 1859-1900 (source © État du Globe 2022 / Copernicus)

Ces données factuelles n’ont donc rien de rassurant et se traduisent d’ores et déjà par un réchauffement climatique mondial supérieur à 1,2 °C par rapport à l’ère préindustrielle, ce qui laisse penser que le seuil fatidique de 1,5 °C qui servait de référence lors de la COP 21, sera très rapidement atteint. Un sondage effectué par le média britannique The Gardian auprès de nombreux scientifiques ayant participé aux travaux du GIEC et publié le 8 mai 2024, montre d’ailleurs que 80 % de ces chercheurs estiment que l’augmentation de température moyenne atteindra très vraisemblablement 2,5 °C d’ici 2100. Les trois-quarts d’entre eux se montrent désespérés par l’inertie de nos responsables politiques et par l’importance majeure du lobby économique, notamment issu de l’activité pétrolière.

L’actualité récente semble d’ailleurs plutôt leur donner raison à en croire les dernières révélations du Washington Post qui indiquait, le 11 mai 2024, que l’équipe de campagne de Donald Trump, possible nouveau Président des États-Unis à l’issue des prochaines élections de novembre 2024, aurait promis, à une vingtaine de dirigeants de grosses entreprises du secteur pétrolier de mettre fin aux réglementations à caractère environnemental qui gênent le développement de leur activité, s’il devait être réélu.

Donald Trump, champion du lobby pétrolier : un dessin signé Georges Chappatte, publié en juin 2017 par The New York Times, et toujours d’actualité

Alors que les entreprises du secteur auraient déjà versé 6,4 millions de dollars pour financer sa campagne, Donald Trump espère obtenir 1 milliard de dollars de leur part, leur assurant que le retour sur investissement leur sera favorable du fait des avantage fiscaux et réglementaires qu’il compte leur accorder en cas de réélection, s’engageant notamment à faciliter l’exportation de gaz naturel liquéfié, à accorder de nouvelles concessions de forages pétroliers dans le Golfe du Mexique et à alléger les restrictions de forage en Alaska. Certains sont restés dans l’histoire pour avoir promis leur trône contre un plat de lentilles ; nos responsables politiques le resteront sans doute pour avoir rendu la vie humaine impossible sur Terre en échange de leur réélection…

 L. V.

La nouvelle guerre des mondes

10 Mai 2024

Publié en 1898 et traduit en français en 1900 seulement, le célèbre roman d’anticipation du Britannique H. G. Wells raconte l’invasion de la Grande-Bretagne par des extraterrestres en provenance de Mars. L’histoire, supposée se dérouler en 1894, débute par l’observation de nombreuses explosions incandescentes à la surface de la planète rouge, suivie par une pluie de météores, puis, quelques jours plus tard par l’arrivée de premiers objets cylindriques non identifiés qui s’écrasent sur Terre.

Il en sort d’étranges machines à trois pieds, pourvues d’un rayon ardent et d’un gaz toxique qui ravagent tout sur leur passage. L’armée est rapidement débordée et les populations terrorisées s’enfuient dans un monde devenu chaotique, traqués par les créatures martiennes tentaculaires qui pompent le sang des rescapés tandis qu’une herbe rouge se répand en étouffant toute végétation. Un vrai cauchemar, jusqu’à s’apercevoir que les envahisseurs martiens ont fini par succomber aux microbes terrestres, venus malgré eux aux secours d’une humanité en déroute…

Une histoire, mainte fois reprise et adaptée, y compris par le réalisateur Steven Spielberg en 2005, et par bien d’autres depuis, qui, dans le contexte de l’époque, était une manière pour l’auteur d’attirer l’attention sur la vulnérabilité de l’Empire britannique, alors au sommet de sa gloire, et dont l’emprise territoriale et économique s’étendait sur toute la planète.

C’est évidemment en référence à cette œuvre littéraire devenue un grand classique, que le géopoliticien français, Bruno Tertrais, vient de titrer son dernier ouvrage, publié en octobre 2023 aux éditions de l’Observatoire, La guerre des mondes – Le retour de la géopolitique et le choc des empires

Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique et conseiller scientifique auprès du Haut-commissaire au Plan, est un spécialiste de la géopolitique et des relations internationales. Il a écrit de nombreux ouvrages et vient d’ailleurs de récidiver en publiant aux éditions Odile Jacob son dernier essai, intitulé Pax atomica : théorie, pratique et limites de la dissuasion, paru en janvier 2024. Dans son ouvrage précédent, il n’évoque pas d’invasion martienne mais la remise en mouvement de la tectonique des plaques géopolitiques, quelque peu figées depuis la guerre froide, et ceci sous l’impulsion de ce qu’il nomme des néo-empires émergents, à savoir la Chine, la Russie, l’Iran et la Turquie.

Bruno Tertrais (source © Fondation pour la recherche stratégique)

Il observe ainsi comment le monde occidental libéral auquel l’Europe appartient, se retrouve confronté à ces nouveaux empires eurasiatiques, dirigés par des pouvoirs autoritaires et qui cherchent à s’imposer et à imprimer leur propre vision du monde, sous forme de revanche après des décennies de domination occidentale. De quoi alimenter bien des foyers de confrontation voire de conflits, en Ukraine comme à Taïwan ou au Proche-Orient, mais aussi sur le continent africain ou dans la compétition pour l’accès aux ressources naturelles dont le lithium, voire pour la maîtrise de l’espace ou des fonds sous-marins.

Une confrontation analysée avec beaucoup de finesse, dans un ouvrage très documenté et qui tord le cou à bien des idées simplistes. La supposée stratégie de joueur d’échec de Vladimir Poutine y est quelque peu battue en brèche, ce dernier étant plutôt présenté comme un autocrate paranoïaque et sans scrupules, dont le régime n’hésite pas à manipuler le peuple russe en s’appuyant sur des mythes messianiques et l’invocation de la famille traditionnelle et de la religion orthodoxe. Tertrais se montre sceptique sur la capacité de la Russie à vaincre en Ukraine et note une certaine vassalisation de la Russie vis-à-vis de la Chine, maintenant qu’elle semble avoir définitivement coupé les ponts avec l’Occident.

L’armée chinoise à la manœuvre, une force émergente de premier plan (source © Démocratie nouvelle)

Une Chine qui, en revanche, semble un adversaire autrement redoutable. Elle n’hésite plus désormais à revendiquer ouvertement et par l’intimidation si nécessaire la maîtrise complète des mers jusqu’au ras des côtes de ses voisins vietnamiens ou philippins et s’immisce partout où elle le peut pour développer ses nouvelles routes de la soie, investissant dans des ports ou des infrastructures qu’elle s’accapare lorsque les États hôtes s’avèrent incapables de rembourser. Entrée sans réelle réciprocité dans l’OMC, la Chine est en passe de s’imposer comme la première économie mondiale, prédatrice en matière de propriété intellectuelle et ne se contentant plus d’être l’atelier mondial fabriquant et exportant tout ce que les occidentaux consomment, mais devenu aussi le laboratoire où se testent les techniques les plus sophistiquées de contrôle social numérique des populations.

Le géopolitique qu’est Bruno Tertrais observe avec une certaine inquiétude cette arrogance retrouvée des dirigeants chinois qui préparent activement l’annexion de Taïwan pour les années à venir et ne devraient guère hésiter à le faire par une opération militaire un peu musclée, à la manière de l’opération spéciale engagée par la Russie sur le territoire ukrainien en février 2022. Il n’est cependant pas persuadé qu’une telle invasion sera aussi facile qu’il n’y paraît malgré l’écrasante supériorité numérique de l’armée chinoise, laquelle n’a cependant pas d’expérience récente d’un tel conflit armé. Il pense même qu’un tel conflit dans le Pacifique ne pourrait laisser les États-Unis indifférents, créant le risque d’un affrontement direct entre des puissances militaires et nucléaires de premier plan…

Site de forage de gaz de schiste à St Marys en Pennsylvanie  (photo © SIPA Press / L’Opinion)

Car l’auteur reste confiant dans la capacité des États-Unis à jouer un rôle majeur dans l’ordre mondial en pleine reconfiguration, malgré l’isolationnisme récurrent de ses dirigeants, estimant que ce pays fait preuve d’un dynamisme démographique très supérieur à celui de la Chine ou de la Russie, a désormais retrouvé le chemin de son indépendance énergétique grâce à l’exploitation à outrance des gaz de schistes, catastrophique sur le plan environnemental mais très profitable économiquement, et reste largement en tête de la course mondiale aux brevets et à l’innovation technologique.

La démocratie, force ou faiblesse de l’Europe ? (source © L’Indépendant)

Quant à l’Europe, objet de nombreux débats en cette période pré-électorale, Bruno Tetrais rappelle aux plus pessimistes qu’elle continue de peser un quart du PNB mondial et que les démocraties, malgré leurs faiblesses inhérentes liées à la nécessite de prendre en compte leur opinion publique parfois bien versatile vire pusillanime, peuvent se montrer plus résilientes qu’il n’y paraît face à des régimes autocratiques dirigés par des satrapes entourés de courtisans aux ordres, à condition toutefois de se débarrasser de sa naïveté originelle qui l’a transformée en « herbivore au milieu des carnivores » et à nouer avec la Chine notamment, une relation plus équilibrée que celle qui a consisté jusque-là à « fermer les yeux sur le néo-impérialisme de Pékin en échange de biens de consommation pas chers ». Une évolution que l’auteur appelle de ses vœux et qui concerne en particulier l’Allemagne, moteur de l’Europe et trop longtemps persuadée qu’elle pouvait sans risque « miser sur l’Amérique pour sa sécurité, la Russie pour son gaz et la Chine comme marché ».

Un nouvel ordre mondial est peut-être effectivement en train d’émerger sous nous yeux, en espérant qu’il sera plus équilibré et moins source de tensions que les précédents : rien n’est moins sûr !

L. V.

Corée du Sud : des législatives aux petits oignons

12 avril 2024

On votait, ce mercredi 10 avril 2024, en Corée du Sud, pour renouveler les 300 membres de l’Assemblée nationale. Une élection dont les résultats ne font manifestement pas les affaires du Président de la République, l’ancien procureur et très conservateur Yoon Suk-yeol, qui avait été élu de justesse à ce poste, il y a tout juste 2 ans, en mai 2022, sort nettement affaiblie de ces élections. Alors que son parti « Pouvoir au Peuple » détenait 103 sièges dans le parlement sortant, il n’en détient plus que 90 tandis que le bloc progressiste, déjà largement majoritaire, se retrouve avec 176 députés, manquant de peu la majorité des deux-tiers qui lui aurait permis de concrétiser la menace de destitution qui pèse désormais sur le président.

Le président de la République de Corée du Sud, Yoon Suk-yeol (photo © Reuters / Firstpost)

Il faut dire que celui-ci est arrivé au pouvoir dans un contexte de crise économique et sociale, même si la Corée du Sud reste la quatrième puissance économique mondiale. L’accès au logement est notamment devenu un vrai souci pour les Sud-Coréens. Alors qu’en 2017 un jeune Coréen achetant un appartement arrivait à rembourser son emprunt immobilier en 20 ans, il lui faut désormais 40 ans pour y arriver !

Et la politique menée par le président Yoon Suk-yeol depuis son arrivée au pouvoir ne fait qu’exacerber ces difficultés sociales. Se positionnant d’emblée du côté du patronat, il a ainsi affirmé que maintenir la semaine de travail à 52 heures lui paraissait intenable et plaidant pour le passage à 69 heures de travail hebdomadaire, bien loin des 35 heures en vigueur en France…

En juillet 2023, des syndicalistes sud-coréens protestent contre la répression syndicale du gouvernement (source © Industriall Global Union)

Faisant face en novembre 2022 à une grève des camionneurs, il a été jusqu’à menacé les grévistes de peines de prison ferme et d’amendes records de dizaines de milliers d’euros pour entrave à la vie économique du pays, tandis qu’il accordait sa grâce présidentielle à plusieurs hommes d’affaires condamnés pour corruption, dont le président du groupe Samsung. Yoon Suk-yeol n’avait pas hésité à déclarer publiquement que, selon lui, « les gens qui font grève sont aussi dangereux que les ogives nucléaires nord-coréennes ». Un discours tout en nuance que les syndicats n’avaient guère apprécié…

En quelques mois, sa cote de popularité s’était effondrée, d’autant qu’il faisait montre en parallèle d’une position extrêmement rigide et belliqueuse envers le voisin nord-coréen, se rapprochant des États-Unis et rompant tout dialogue, estimant même nécessaire d’envisager des frappes préventives en cas de menace, avivant ainsi la tension entre les deux Corées.

Le président sud-coréen Yoon Suk-yeol et son entourage faisant mine de découvrir des bottes d’oignons verts à un prix défiant toute concurrence (photo © AFP / Huffington post)

Et voila que le Président, alors en pleine campagne des législatives, le 18 mars dernier se rend dans un magasin de fruits et légumes à Séoul, pour y constater le prix des denrées alimentaires et tordre le cou à l’idée largement partagée que la population fait face à une forte inflation du coût des produits de base. Avisant une botte d’oignons verts, un légume particulièrement prisé dans la cuisine coréenne, le président fanfaronne devant les caméras en affirmant que pour 875 wons, le prix est très accessible. De fait, cette somme représente à peine 60 centimes d’euros… Sauf que les Coréens sont tombés des nues car eux paient quotidiennement trois à quatre fois plus cher leur botte d’oignons !

Après enquête, les journalistes se sont ainsi rendus compte que tout ceci n’était en réalité qu’une mise en scène, le commerçant, prévenu à l’avance, ayant volontairement affiché pour les besoins de la cause, des étiquettes avec des prix défiant toute concurrence… De quoi alimenter les sarcasmes envers un président totalement déconnecté des réalités et qui prend vraiment ses concitoyens pour des imbéciles. Il n’en fallait pas davantage pour doper l’opposition qui dès lors s’est mis à brandir des oignons verts à chacun de ses meetings. La cébette est ainsi devenue le symbole de l’opposition au président conservateur !

Des militants brandissant leur botte d’oignons en signe de protestation contre la morgue du président, Yoon Suk-yeol, à Sejong, le 25 mars 2024 (photo © Yonhap / AFP / BFMTV)

Au point que la commission nationale électorale s’en est inquiété et a décrété, deux jours avant les élections, l’interdiction de se promener avec des oignons verts à proximité des bureaux de vote, considérant gravement, dans un communiqué officiel, que « détourner une certaine chose de sa fonction initiale pour en faire un moyen d’expression est susceptible d’affecter le scrutin ». De quoi déclencher l’hilarité générale et mettre en verve tout ce que la Corée du sud compte d’esprits espiègles qui se sont dés lors mis à rivaliser d’imagination pour détourner cette loi anti-oignons. Et l’on a vu ainsi fleurir les bandeaux et les écharpes couleur vert oignon ainsi que les porte-clés en forme de ciboulette.

Une ambiance plutôt bon enfant mais qui a du coup suscité un fort engouement pour cette échéance électorale qui a fortement mobilisé, avec un taux de participation record de 67 % et un score peu amène pour les partisans de Yoon Suk-yeol qui, pour avoir mal évalué l’oignon, en a gros sur la patate : quand on raconte des salades, il arrive qu’on fasse chou blanc…

L. V.

CETA : c’est à n’y rien comprendre…

25 mars 2024

A trois mois des prochaines élections au Parlement européen, le rejet par le Sénat du traité de libre-échange entre le Canada et l’Union européenne, constitue un véritable camouflet pour le gouvernement. Il faut dire que ces accords commerciaux, négociés en catimini par la Commission européenne, ont tendance à focaliser les critiques de tous les acteurs démocratiques ! Le sort du TAFTA, ce fameux traité de libre-échange transatlantique, pour lequel les négociations ont repris en 2019 après avoir été gelées fin 2016 suite à l’élection de Donald Trump, illustre à quel point ce type d’accord peut susciter un rejet viscéral. D’ailleurs, la France continue à s’opposer officiellement au projet pour lequel les discussions se poursuivent néanmoins, mais en excluant désormais les marchés publics et surtout l’agriculture qui focalise le plus d’inquiétudes.

L’accord de libre-échange avec le Mercosur, potentiel accélérateur de la déforestation en Amazonie ? Un dessin signé Plantu, datant de juillet 2019

Le gouvernement français est également officiellement opposé à l’accord de libre-échange négocié entre l’Union européenne et le Mercosur, ce marché commun qui regroupe la plupart des pays d’Amérique du Sud. Lancées en 2000 et interrompues en 2004, les négociations avaient repris en 2014 et abouti à un accord en 2019, mais le Parlement européen avait rejeté le projet en octobre 2020, suite au désaccord exprimé ouvertement par la France et du fait des réticences de l’Allemagne, toutes les deux inquiètes des impacts environnementaux d’un tel accord.

Un dessin signé Marc R., publié en 2017 sur son site Marker

Avec le Canada, l’accord économique et commercial global, CETA selon son acronyme anglais (Comprehensive Economic and Trade Agrement), a été négocié à partir de 2009 et conclu dès 2014. Il a suscité alors tant de débats qu’il a fallu attendre 2 ans avant que la Commission européenne ne finisse par l’adopter en juillet 2016 avant de demander aux 27 pays membres (qui étaient alors encore 28, avant le Brexit) de le ratifier. Les pays membres l’ont signé le 30 octobre 2016, après un premier cafouillage car la Wallonie avait formellement refusé de donner son accord pour que l’État fédéral de Belgique puisse signer le document ! Le Parlement européen s’était à son tour prononcé en faveur de ce texte le 15 janvier 2017, mais en excluant le volet lié au dispositif chargé de régler les différents entre États et investisseurs, qui ne relève pas de la compétence de l’UE mais des États.

Ces mécanismes d’arbitrage par lesquels les multinationales arrivent à attaquer les législations en vigueur dans certains pays et jugées défavorables à leurs intérêts propres constituent de fait un des points de cristallisation des critiques majeures contre ces traités de libre-échange. Les exemples sont en effet désormais nombreux de multinationales, principalement américaines, qui arrivent ainsi à remettre en cause des dispositions législatives pourtant démocratiquement décidées, en matière de protection de l’environnement, de la santé ou des droits des travailleurs…

Des agriculteurs bloquent l’autoroute près de Mulhouse le 8 octobre 2019 et protestent notamment contre les traités CETA et Mercosur (photo © Sébastien Bozon / AFP / Le Monde)

Depuis 2017, l’accord CETA est considéré comme signé et il a été ratifié par 17 des États membres de l’UE, ainsi que par l’ensemble des parlements fédéraux et régionaux du Canada, lesquels se sont empressés de le faire dès 2017. La Grande-Bretagne elle-même, toujours friande de plus de libéralisme économique, l’avait ratifié avant de claquer la porte de l’Union Européenne ! De fait, le traité est désormais officiellement en vigueur depuis le 21 septembre 2017, à la seule exception des clauses, finalement assez marginales, qui concernent les investissements et le règlement des différends entre des entreprises européennes et canadiennes (tribunaux d’arbitrage) qui relèvent d’une compétence partagée entre l’UE et ses États membres. 

En revanche, si un seul des pays membres refuse de ratifier le texte et le notifie à l’UE, c’est l’ensemble du dispositif qui s’écroule puisque le texte est présenté comme un accord global. C’est déjà le cas puisque le parlement chypriote a rejeté l’accord le 1er août 2020, mais Chypre n’a pas notifié officiellement cette décision à l’UE et chacun fait donc comme si de rien n’était…

Le 23 juillet 2019, les députés français avaient voté en faveur de la ratification du CETA, malgré les exhortations de l’activiste suédoise, Greta Thunberg, venue leur parler le matin même… Un dessin signé Deligne (source © Urtikan)

En France, où les oppositions contre cet accord de libre-échange sont nombreuses, Emmanuel Macron a tenté de faire passer le vote en catimini, en pleine trêve estivale, le 23 juillet 2019. A l’époque, il disposait pourtant d’une large majorité présidentielle à l’Assemblée Nationale, mais le texte avait suscité une véritable fronde de la part de certains des députés de son propre camp et n’avait alors été adopté qu’à une assez faible majorité de 266 députés alors que 213 d’entre eux se prononçaient contre. Le projet aurait dû être présenté au Sénat dans la foulée mais depuis, le gouvernement procrastine, craignant un rejet qui mettrait à mal tout l’édifice, et attendant que d’autres pays se prononcent à leur tour, dont l’Italie, où l’opinion n’est pas non plus très favorable.

Résultat du vote au Sénat le 21 mars 2024 aboutissant au rejet de la ratification du CETA : le centre mou était manifestement aux abonnés absents… (source © Sénat / La France agricole)

Mais cette course de lenteur a fini par prendre fin à l’initiative du groupe communiste au Sénat qui a profité de sa niche parlementaire pour remettre le dossier sur la table et obliger les sénateurs à sortir de leur ambiguïté. Et le résultat a confirmé que les craintes du gouvernement étaient bien fondées puisque le 21 mars 2024, le Sénat a très largement rejeté toute idée de ratification de cet accord par 211 voix contre 44. Une véritable claque pour le gouvernement ! Certes, c’est l’Assemblée Nationale qui aura le dernier mot mais on voit mal comment une majorité pourrait s’y dessiner désormais en faveur de la ratification de ce texte dès lors qu’il sera soumis à l’ordre du jour…

Il faut dire que cette affaire était bien mal emmanchée dès le début. Avant même l’entrée en vigueur de cet accord, le Canada était déjà un partenaire commercial de premier plan pour les pays européens, au 11e rang des exportations européennes et en 16e position pour nos importations, tandis que l’Europe constituait le 2e partenaire commercial du Canada derrière les États-Unis. La Commission européenne imaginait que le CETA allait faire progresser de 25 % les échanges commerciaux avec le Canada. Elle brandit d’ailleurs des chiffres tendant à montrer que ces échanges ont bondi de 37 % depuis l’entrée en vigueur de l’accord en 2017. Sauf que cette augmentation s’explique en presque totalité par l’inflation des prix ! En volume, l’augmentation ne représente que 9 % et elle bénéficie surtout au Canada, les exportations européennes ayant, quant à elles, plutôt diminué depuis !

Évolution des échanges avec le Canada en volume (source © Eurostat / Le Monde)

Objectivement, les éleveurs européens ont plutôt profité jusqu’à présent de cet accord puisque les exportations européennes vers le Canada de viande bovine et surtout de fromages ont fortement augmenté depuis. Mais leur crainte est que les éleveurs canadiens ne profitent de ce cadre favorable pour investir en masse le marché européen avec leur bœuf aux hormones produit selon des normes environnementales et sanitaires nettement moins contraignantes qu’en Europe.

C’est là tout l’enjeu de ces accords de libre-échange qui profitent surtout aux grosses multinationales implantées dans des pays où les normes sanitaires et environnementales sont les plus laxistes, et qui ont donc pour effet une moindre protection des consommateurs, une concurrence accrue au détriment des petits producteurs locaux et une augmentation des flux internationaux de marchandises, ce qui va à l’encontre des efforts entrepris pour réduire nos émissions de gaz à effets de serre et notre impact sur la biodiversité. C’est bien pour cette raison que la Convention citoyenne pour le climat s’était exprimé contre cet accord en juin 2020. Emmanuel Macron ne l’a pas entendu alors que même les sénateurs, pourtant réputés comme peu progressistes, ont fini par le comprendre…

L. V.

Projet Nestor : EDF vend son âme au diable…

11 mars 2024

C’est une enquête de Géraldine Hallot, de la cellule d’investigation de Radio France, qui a mis le doigt sur le malaise en train de se développer au sein des équipes d’EDF Hydro et d’EDF Renouvelables, une holding créée en 2004 et dénommée ainsi depuis 2018, filiale à 100 % d’EDF, et qui est axée surtout sur le développement de projets d’énergie éolienne, de solaire photovoltaïque et de stockage de l’électricité.

Cette filiale, forte de 3000 agents dans le monde, est implantée dans de nombreux pays dont l’Arabie Saoudite où elle exploite déjà, en consortium avec la société émiratie Masdar et le conglomérat saoudien Nesma Company, la centrale solaire de South Jeddah, d’une capacité de 300 MW, et le plus grand parc éolien en activité du Moyen-Orient, à Dumar Al Jandal. Elle vient aussi de remporter l’appel d’offre pour développer, construire et exploiter, à partir de 2025, la future centrale solaire d’Al Henakiyah, d’une capacité de 1,1 GW.

Maquette de la centrale solaire de 300 MW implantée au sud de Jeddah (photo © Masdar / PV Tech)

Des projets dont le groupe EDF peut légitimement tirer une certaine fierté, tout comme la mise en service, prévue cette année, de l’usine hydroélectrique de 420 MW sur le fleuve Sanaga, à Nachtigal, au Cameroun, et bien d’autres projets dans le monde et en France où EDF Hydro ambitionne d’augmenter de 2000 MW supplémentaires sa capacité de production hydroélectrique via l’optimisation de ses installations existantes et par le développement de stations de transfert de l’énergie par pompage (STEP), qui permettent de fait de stocker de l’énergie en remplissant des réservoirs en hauteur lorsque la production électrique est excédentaire, réservoirs dont l’eau peut ensuite être turbinée pour produire de l’électricité à la demande. Autant de projets qui contribuent à l’alimentation en électricité des populations et à la décarbonation de nos sources d’énergie.

Le prince Mohamed ben Salman faisant la promotion de son projet de ville futuriste « The Line » en 2021 (photo © Bandar al-Jaloud / Saudi Royal Palace / AFP / France TV Info)

Mais EDF s’est lancée en parallèle dans une aventure, toujours en Arabie Saoudite, qui est loin de susciter le même enthousiasme au sein de ses équipes. Il s’agit ni plus ni moins que de concevoir en plein désert une usine hydroélectrique et son réservoir de stockage, afin de garantir l’approvisionnement en électricité d’un projet urbain aussi farfelu que démesuré, tout droit sorti de l’imagination délirante du prince héritier d’Arabie Saoudite, Mohamed ben Salman, qui s’est mis en tête de créer ex nihilo, dans la province désertique de Tabuk, au nord-ouest du pays, une mégapole du nom de Neom, dont la superficie devrait approcher celle de la Belgique toute entière…

Vue d’artiste du projet « The Line », un immense gratte-ciel horizontal sur 170 km de long en plein désert (source © Neom / Vert-eco)

Ce projet pharaonique, dont la promotion est assurée à grands coups de clips hollywoodiens, prévoit notamment l’aménagement d’une station de ski en plein désert, où le prince a prévu d’organiser les jeux asiatiques d’hiver en 2029, ainsi qu’une île pour séjours touristiques de luxe sur la mer Rouge et un port flottant, mais surtout une ville-immeuble totalement futuriste. Baptisée « The Line », cette immense barre de 170 km de long sur 200 m de largeur culminera à 500 m de hauteur, nettement plus haut donc que la tour Eiffel. Dans cette ville verticale du futur, destinée à accueillir pas moins de 9 millions d’habitants, tous richissimes, les déplacements se feront tout simplement en taxis volants, tout comme dans le film de Luc Besson, « Le cinquième élément ».

Esquisses de la ville futuriste « The Line », un immense gratte-ciel horizontal sur 170 km de long en plein désert (source © Gerson Cardosso / Neom / La Republica)

Et bien entendu, pour rester dans l’air du temps, cette cité utopique au pays de l’or noir, ne consommera que de l’énergie renouvelable, à base de solaire et d’éolien. Seul petit hic : ces sources d’énergie étant par nature intermittentes, il faudra bien prévoir un dispositif de stockage pour éclairer tout ce beau monde la nuit, d’où la présence d’EDF qui a offert son expertise au prince héritier et ceci dès le mois d’octobre 2018, alors que le monde entier s’émouvait d’apprendre qu’un journaliste saoudien, Jamal Khashoggi, venait d’être assassiné et proprement démembré dans les locaux de l’ambassade d’Arabie Saoudite à Istambul sur ordre de ce même Mohamed ben Salman, par moment un peu irascible.

En 2021, EDF remettait un premier inventaire des sites potentiellement favorable à l’implantation de la future STEP et engageait dans la foulée les études de faisabilité désormais bien avancées de ce qui est devenu le projet Nestor. Bien entendu, construire une centrale hydroélectrique en plein désert en l’absence d’eau présente quelques menues contraintes. Pas plus cependant que d’y aménager une station de ski… Le problème a d’ailleurs été vite réglé et il suffira de prélever l’eau acheminée par pipe line depuis une usine de dessalement, quitte à construire une nouvelle usine sur la mer Rouge si la première se montre insuffisante.

Maquette du futur lac artificiel de la station de ski Trojana, intégrée dans le projet Neom (source © Neom / AFP / Libération)

Car forcément, même si la future « Line » se veut à la pointe de l’innovation et devrait présenter un mode de fonctionnement exemplaire, sa construction n’est pas neutre en termes d’empreinte environnementale. Autant le reconnaître, c’est même une totale aberration. La seule construction de la future cité nécessitera des volumes inimaginables d’acier et de béton qu’il faudra acheminer en plein désert et devrait produire à elle-seule de l’ordre de 1,8 milliard de tonnes de CO2, soit l’équivalent de quatre fois les émissions annuelles d’un pays comme la Grande-Bretagne…

Maquette des futurs immeubles d’habitation de « The Line » (source © Neom / The Line)

Et ceci pour un bénéfice social très discutable, car forcément, jouer au golf et skier dans le désert tout en se déplaçant en taxi volant ne sera pas donné à tout le monde. Au-delà de flatter l’ego de l’ambitieux prince héritier, la future Neom, si elle voit effectivement le jour, sera naturellement réservée à une élite richissime, par ailleurs soigneusement triée sur le volet et fliquée en permanence. Car on ne rigole pas avec l’autorité au pays de Mohamed ben Salman. Plusieurs membres de la tribu des Howeitat, qui ont la malchance de vivre sur le territoire du futur projet et qui se montrent quelque peu récalcitrant à céder leurs terrains ont déjà été assassinés ou arrêtés et, pour cinq d’entre eux, jugés à huis clos et condamnés à la décapitation, officiellement pour « atteinte à la sûreté d’État ».

De quoi faire tousser certains agents d’EDF, embarqués malgré eux dans ce projet délirant et bien éloigné de l’idéal de service public qui anime cet organisme depuis sa création. Une majorité d’entre eux a exprimé ses réticences et une alerte éthique a même été lancée auprès de la direction d’EDF dès 2022, tant le projet paraît à l’antithèse des objectifs de responsabilité sociétale et environnementale prônés par EDF. Mais la direction ne veut pas entendre ces doutes et, selon l’enquête menée par Radio France, un climat malsain est en train de se développer au sein des équipes, mélange de pression amicale et de menaces voilées, histoire que chacun comprenne qu’il est bien entendu libre de ses opinions mais que s’il n’est pas en phase avec le projet, il vaudrait mieux qu’il aille voir ailleurs : ambiance, ambiance…

L. V.

La sécheresse s’installe en Catalogne

9 mars 2024

« La Catalogne souffre de sa pire sécheresse depuis un siècle » a annoncé le 1er février 2024 Pere Aragonès, président du gouvernement régional catalan, avant de déclencher l’état d’urgence pour Barcelone et sa périphérie, soit plus de 6 millions d’habitants directement concernés. Depuis 3 ans, le littoral catalan, tant en France qu’en Espagne, connait en effet un déficit pluviométrique majeur, le plus important jamais observé depuis le début des observations météorologiques locales en 1916. A Barcelone, les pelouses des jardins publics, qui ne sont plus arrosées depuis des mois, sont totalement desséchées, de même que les voies enherbées des tramways. Plus de 500 arbres d’alignement sont morts l’an dernier du fait de la sécheresse et on déplore même la mort d’une jeune femme tuée par la chute brutale d’un palmier à bout de souffle…

Le lac réservoir de Sau, partiellement asséché en février 2024, avec son église du XIe siècle actuellement émergée (photo © Lluis Gene / AFP / Sud Ouest)

L’approvisionnement en eau potable de la métropole catalane, située dans une zone de plus en plus aride, sans ressources hydrographique majeure, a toujours été problématique, mais il devient un véritable casse-tête pour les autorités. La principale source d’approvisionnement est le lac-réservoir de Sau, planifié dès 1931 mais mis en service en 1963 seulement, sur le fleuve Ter, avec deux autres aménagements, ceux de Susqueda, en aval, et celui de Pasteral, destinés à alimenter notamment Barcelone, Gerone et la Costa Brava.

Long de 17 km, le lac de Sau contient un volume total de 177 millions de m3. Mais début février, le réservoir ne contenait plus que 16 % de sa capacité, ce qui a entraîné le déclenchement du seuil d’alerte. Et depuis, la situation ne fait que s’aggraver malgré les quelques pluies de ces derniers jours, le seuil de remplissage étant descendu sous la barre des 10 % début mars. Le 7 mars 2024, la commission sécheresse de la Generalitat de Catalogne s’est donc de nouveau réunie pour décider du passage à la phase 2 de l’état d’urgence du plan sécheresse, qui se traduit par un net durcissement des restrictions, concernant pour l’instant uniquement 12 communes du nord-est de la Catalogne.

Le lac réservoir de Darnius-Boadella en temps normal (source © M2lux) et fin février 2024… (photo © generalitat de Catalunya / France TV info)

Celles-ci dépendent d’un autre barrage-réservoir, celui de Darnius-Boadella, un ouvrage de 63 m de haut, achevé en 1969 sur la rivière Muga et qui ne contient plus que 7 millions de m3, soit à peine 11 % de sa capacité totale de stockage ! En phase 2 de l’état d’urgence du plan sécheresse, la consommation maximale d’eau autorisée par habitant est réduite à 180 litres par jour et il est totalement interdit d’arroser les jardins ou les espaces verts. Même les douches des installations sportives sont désormais interdites d’utilisation !

Pour les 227 autres communes qui restent au niveau 1, les restrictions sont déjà très conséquentes. L’agriculture doit réduire sa consommation habituelle d’eau de 80 %, les éleveurs de 50 % et l’industrie de 25 %, tandis que le plafond maximum autorisé est de 200 litres par jour et par habitant. Cette dernière valeur reste d’ailleurs plutôt confortable, la consommation moyenne quotidienne des Barcelonais se situant autour de 106 litres alors qu’elle est de l’ordre de 150 litres en France mais qu’elle dépasse allègrement les 250 litres dans les zones touristiques…

Piscine de l’hôtel GHT à Tossa de Mar sur la Costa Brava (source © Trip advisor)

C’est justement la question des piscines qui fait débat. Dès le niveau 1 du plan sécheresse, il est en principe interdit de remplir et même d’ajuster le niveau des piscines. Mais des assouplissements ont d’ores et déjà été accordés face à la bronca des hôteliers qui s’alarment de ces mesures de restriction à quelques semaines du démarrage de la saison touristique.

Le syndicat des hôteliers de Lloret de Mar, une station balnéaire très fréquentée de la Costa Brava qui accueille chaque année près d’un million de touristes, a ainsi annoncé son intention d’investir dans l’achat d’une station de dessalement de l’eau de mer. Installée à même la plage et alimentée par un puits creusé dans le sable, l’usine permettra de produire 50 m3 d’eau douce à l’heure, de quoi alimenter les 40 000 piscines des établissements hôteliers concernés, pour la modique somme de 1,5 million d’euros… Un tel projet fait débat mais les hôteliers ont prévu de reverser leurs surplus d’eau dessalinisée dans le réseau d’eau potable de la ville, ce qui devrait achever de convaincre les autorités de leur donner le feu vert malgré les réticences de l’Agence de l’Eau catalane.

En 2008 déjà, Barcelone avait dû être alimentée en eau potable par bateaux-citernes (photo © Joseph Lago / AFP / Sud Ouest)

Déjà en 2008, la Catalogne avait dû faire face à une sécheresse intense et avait alors fait venir de l’eau par bateaux-citernes depuis Tarragone et même depuis Marseille : de l’eau prélevée dans le Verdon par la Société du Canal de Provence et revendue ainsi pour alimenter les piscines et les golfs de la Costa Brava alors que les éleveurs des Alpes de Haute-Provence restreignaient leur consommation. Pourtant, en 2008, le niveau de remplissage des 6 principaux barrages-réservoirs de Catalogne n’était pas descendu en dessous de 21 % de leur capacité maximale alors qu’il est désormais en dessous du seuil critique de 16 % !

Usine de dessalinisation de l’eau de mer près de Barcelone (source © France TV info)

Une usine de dessalinisation de l’eau de mer avait d’ailleurs été construite dans la banlieue sud de Barcelone, à la suite de cette sécheresse de 2008. Elle produit 200 000 m3 d’eau douce par jour grâce à la technique de l’osmose inverse, mais ce n’est qu’une goutte d’eau par rapport aux immenses besoins de la métropole catalane et de son littoral touristique surfréquenté. Il est d’ailleurs question désormais de faire venir par bateau de l’eau douce issue d’une autre usine de dessalinisation située à Sagunto près de Valence.

Une solution prônée en dernier ressort par le ministère espagnol de la transition écologique qui doit faire face en parallèle à un épisode de sécheresse et de pénurie d’eau tout aussi inquiétant dans le sud du pays, en Andalousie et qui n’a pas trouvé d’autre solution que d’organiser des transferts d’eau douce par bateaux citernes probablement depuis l’usine de dessalinisation d’Escombreras, près de Carthagène.

La culture intensive sous serres en Andalousie, près d’Alméria, dans une région soumise à une forte tension des ressources en eau (source © Mr Mondialisation)

C’est le ministère central qui assumera les coûts de dessalinisation tandis que l’exécutif régional se chargera de régler la facture du transport maritime vers les ports d’Alméria, de Malaga, de Cadix, et d’Algésiras, pour un coût de l’ordre de 60 à 70 centimes par m3 d’eau ainsi transporté. Une facture qui devrait s’élever à plus de 20 millions d’euros pour cet été, de quoi faire réfléchir le gouvernement régional andalou à la nécessité d’adapter son agriculture pour réduire sa consommation d’eau dans un secteur en voie de désertification avancé mais qui continue d’inonder toute l’Europe avec ses fruits et légumes produits sous serres…

L. V.

La région face à la mondialisation et aux nouveaux défis de l’innovation (1ère partie)

6 mars 2024

La chronique ci-après a été publiée le 25 février 2024 par GoMet, un média tout numérique qui traite de l’actualité locale sur la métropole Aix-Marseille-Provence en s’efforçant de mettre en avant les réussites et les expertises présentes sur le territoire, notamment dans les domaines de l’innovation technologique, mais aussi politique, sociale, économique et culturelle.

Souhaitant revenir sur les différentes initiatives prises localement en faveur de la recherche appliquée et du développement technologique, GoMet a sollicité Jacques Boulesteix, astrophysicien, ancien directeur de recherches au CNRS et élu à la mairie de Marseille de 1989 à 1995, alors chargé du développement des technopôles et des universités. Président-fondateur de POPsud en 2000 puis d’Optitec en 2006, il créa également le Comité national d’optique et photonique regroupant les pôles régionaux en optique ainsi que les industriels de la filière. A la fin des années 2000, administrateur de la plateforme européenne Photonics 21, il crée le réseau Optique Méditerranéen, ainsi que l’European Network of Optical Clusters (ENOC). Il dirigea de 2010 à 2018 le fond régional d’investissement Paca Investissement, aujourd’hui Région Sud Inves. Il a aussi été le premier président du Cercle progressiste carnussien et a été élu au Conseil municipal de Carnoux en 2020.

Cette chronique est le premier volet d’une réflexion plus vaste retraçant le parcours des différentes structures mises en place localement pour accompagner et favoriser ce développement technologique, entre mondialisation assumée et souhait d’un ancrage social de proximité… Les deux autres volets de cette série, seront publiés ultérieurement, en décalé avec leur diffusion sur GoMet

Jacques Boulesteix dans les locaux de GoMet à Marseille le 16 février 2024 (photo © JYD / Gomet)

1970-2000 : le fait technopolitain

La première initiative de mutation technologique de l’économie française s’est matérialisée par la naissance des technopôles, conçus comme des espaces protégés, consacrés aux hautes technologies, basés sur une stratégie territoriale simple et efficace : (re)localiser les entreprises technologiques sur un territoire susceptible d’accélérer leur développement en proximité d’écoles d’ingénieurs et de laboratoires de recherches. Sophia Antipolis constitua, dès 1969, un précurseur largement financé par l’État (Datar), suivi de Grenoble en 1971. Ils ne faisaient que s’inscrire dans le sillage de laRoute 128 (le “demi-cercle magique” de Boston), apparu à la fin des années 50 à proximité de l’Université de Harvardet du MIT, et de la Silicon Valley en Californie dans les années 60 autour des entreprises de semi-conducteurs et de l’Université de Stanford. 

Les technopôlessont donc avant tout, à cette époque, des lieux structurés pour favoriser les relations université-recherche-entreprises, avec l’idée simple de « transformer l’intelligence en richesse ». Dans les Bouches-du-Rhône, trois technopôles virent ainsi le jour. 

Premier en date, le technopôle de Luminy fut structuré en 1985 autour des bio-techs sur un site universitaire développé dans les années 1970 autour des mathématiques, de la physique, de l’architecture et du sport. Il s’étend sur une centaine d’hectares. 

Entrée du Laboratoire d’astrophysique de Marseille sur le technopôle de Château-Gombert (photo © Gomet)

Le technopôle de Château-Gombert date, lui, du début des années 1990 et correspondait plutôt à la thématique des sciences de l’ingénieur. Il fit l’objet d’une action à la fois financée par l’État avec la création de l’Institut Méditerranéen de Technologie (IMT) et par la ville de Marseille avec une opération foncière touchant 180 ha. L’implication de l’État, avec le déménagement d’écoles d’ingénieurs et celle de la Chambre de Commerce, avec la création de la Maison du Développement Industriel (MDI), furent déterminantes. Le scientifique et ministre Hubert Curien fut d’ailleurs président du Groupement d’Intérêt Public créé à cet effet.

Le technopôle de l’Arbois démarre, lui, en 1995, avec l’installation du Centre de recherche et d’enseignement de géosciences de l’environnement (CeReGE) dans les locaux rénovés de l’ancien sanatorium. Il se développe vraiment dans les années 2000, sur 75 ha, autour de la thématique de l’environnement.

Le salon Envirorisk sur le technopôle de l’Arbois, reconnu par le label Parc+ (photo © Christian Apothéloz / Gomet)

De 1970 aux années 2000, la structuration du monde de l’innovation en France est donc marquée par la création de divers “technopôles” (au masculin), de “technopoles” (au féminin), de “parcs technologiques”, de “parcs scientifiques”, de “zones d’innovations”, de “vallées scientifiques”, de “polygones technologiques”, qui, quel que soit le vocable, se réfèrent tous au même concept : un espace spécifique protégé à vocation scientifique et technologique. Il y en a une cinquantaine en France.

Les technopôles : un bilan positif, mais contrasté

Le bilan de ces 40 années d’existence est contrasté. Bâtis sur le modèle américain de la Silicon Valley, ils sont loin d’avoir eu son dynamisme. Selon le réseau Retis et une enquête du journal Les Echos en 2022, les 43 technopôles référencés regroupent 14 000 entreprises et 180 000 salariés. C’est évidemment bien loin des 504 000 emplois du secteur de l’innovation localisés dans la Silicon Valley (auxquels il faudrait rajouter 571 000 emplois dans l’innovation en Californie du Sud). En fait, si les technopôles français ont largement contribué à développer les synergies entre les entreprises innovantes et la recherche publique, ils n’ont jamais vraiment réussi à concentrer les outils et les moyens de leur développement.

L’une des critiques est que la concentration d’activités technologiques les isole de fait du reste de la vie économique. Le croisement vertueux de la connaissance y reste limité. Les technopôles peinent à rayonner sur l’ensemble du tissu économique local. Les initiatives communes des différents acteurs publics et privés se heurtent rapidement aux clôtures-même du technopôle : il y a ceux qui sont à l’intérieur et ceux qui sont à l’extérieur. Le développement du concept, théoriquement plus ouvert, de technopôles urbains (comme Château-Gombert) n’a pas pleinement répondu à cette difficulté.

Le campus de la faculté des sciences et du sport à Luminy, en bordure des Calanques (photo © Gomet)

Le second problème est que les technopôles n’ont pas réussi (à quelques exceptions près) à attirer un financement suffisant pour le développement de leurs entreprises. D’ailleurs, même aujourd’hui, si en France comme en Europe, la valeur des investissements en capital-risque a triplé en 10 ans, le fossé continue de se creuser avec les États-Unis où cet effort est plus du triple de celui de toute l’Europe et se concentre particulièrement sur les zones technologiques peu nombreuses, hébergées sur une dizaine d’États seulement. De plus, la part du capital-risque consacrée à l’innovation scientifique et technologique est inférieure à 50 % en Europe et supérieure à 85 % aux USA. Et la seule Silicon Valley concentre 20 à 25 % de tout l’investissement capital-risque américain en matière d’innovation…

Les politiques locales sont aussi parfois contestées : concernant les technopôles français, si les opérations foncières à maîtrise publique ont été déterminantes, elles ont été bien souvent, pour des raisons de rentabilité à court terme, alimentées par des opportunités de relocalisations d’entreprises existantes au détriment de l’aide aux startups. Même si les lieux d’hébergement dédiés (espaces de coworking, pépinières, incubateurs, accélérateurs) se multiplient, la fragmentation existe et elle n’est pas toujours favorable à l’innovation.

Les technopôles ne pouvaient donc répondre seuls au défi de l’innovation. D’ailleurs, les acteurs eux-mêmes l’avaient bien compris. En Provence, il y aurait eu place à un technopole marin et portuaire ou à un autre dans le domaine de l’aéronautique. Ces deux secteurs étaient développés, dynamiques, localisés et avaient besoin d’innovation. Mais dès les années 2000, le vent avait tourné. Le développement de réseaux, de nouveaux pôles, non localisés semblait plus prometteur.

J. Bx.

Russie : Poutine réécrit l’Histoire et tend les frontières

26 février 2024

Le président russe Vladimir Poutine, ancien officier du KGB au pouvoir depuis le 31 décembre 1999, il y a donc bientôt un quart de siècle, s’apprête à se faire réélire pour un nouveau mandat présidentiel lors des prochaines élections prévues du 15 au 17 mars 2024. Une simple formalité, jouée d’avance, surtout après le décès suspect au goulag, de son seul opposant politique déclaré, Alexei Navalny, déclaré mort par les autorités russes le 16 février 2024, un mois avant l’échéance électorale.

Pour la première fois depuis le début de l’invasion russe en Ukraine, il y a tout juste 2 ans, Vladimir Poutine vient de se livrer à un exercice peu fréquent en acceptant de se faire interviewer, au Kremlin, le 6 février dernier, par un journaliste occidental, en l’occurrence l’Américain Tucker Carlson, ex-animateur de Fox News et proche de Donald Trump. Une interview qui a en réalité tourné au monologue, le journaliste laissant le président russe déployer sa propagande, avec notamment un argumentaire de 23 minutes sans interruptions, au cours duquel Poutine a largement réécrit l’histoire de l’Ukraine, présentée comme le berceau de l’empire russe et un État totalement artificiel, manipulé par les volontés expansionnistes de l’OTAN et que la Russie s’emploie actuellement à dénazifier.

Le président russe Vladimir Poutine face au journaliste américain Tucker Carlson, au Kremlin, le 6 février 2024 (photo © President of Russia Office / Apaimages / SIPA / 20 minutes)

Vladimir Poutine n’a pas hésité pour cela à remonter jusqu’au IXe siècle, à l’époque où se met en place l’État de la Rus’, qui englobe le nord de l’Ukraine actuelle, la Biélorussie, et une petite partie occidentale de la Russie. Sa démonstration pseudo historique lui a d’ailleurs attiré un petit rappel à l’ordre de la part de l’ancien président de la Mongolie, Tsakhia Elbegdorj, qui s’est permis de lui rappeler, cartes à l’appui, que ses ancêtres Mongols, à la suite d’ailleurs des Tatars, envahirent au XIIIe siècle l’essentiel de ce territoire et fondèrent un des plus vastes empires du monde.

L’expansion de l’empire russe et son extension maximale en 1914 (source © L’Histoire)

Il fallut alors aux Russes attendre 1462 pour reconquérir Moscou et sa région, et finalement l’avènement de Pierre-le-Grand, au XVIIIe siècle pour que l’empire russe débute son expansion territoriale qui a marqué son apogée à la veille de la Première guerre mondiale. Le fait que la Russie ait alors fortement perdu de son emprise territoriale à la suite de la révolution bolchévique de 1917 et de la guerre civile qui s’en est suivie, est de fait soigneusement occultée par le pouvoir actuel qui a une fâcheuse tendance à vouloir réécrire l’Histoire.

Une scène de la guerre du Caucase, peinte par Franz Roubaud, une guerre coloniale menée par l’Empire russe entre 1775 et 1864 (source © Areion24)

La démarche n’est pas nouvelle et Staline avant Poutine l’a pratiqué à grande échelle. Mais elle est désormais institutionnalisée depuis la réforme constitutionnelle de 2020 qui a permis, outre le maintien au pouvoir de Vladimir Poutine jusqu’en 2036, d’acter le devoir impérieux de « défendre la vérité historique » et de « protéger la mémoire de la Grande Guerre Patriotique » qui désigne pour les Russes la Seconde guerre mondiale. Selon le discours officiel, ceux qui s’écartent du narratif officiel sont « les équivalents modernes des collaborateurs nazis ». Sous le régime de Poutine, on ne fait pas dans la dentelle et on ne s’encombre guère des nuances qui font toute la richesse de l’analyse historique… Pour le Kremlin évoquer le pacte germano-soviétique de 1939, le massacre de Katyn auquel se sont livrés les Russes contre des officiers polonais en avril-mai 1940, ou encore la présence de hauts dignitaires nazis sur la place Rouge pour le défilé militaire du 1er mai 1941, et surtout l’occupation brutale des pays d’Europe de l’Est par les forces armées soviétiques après 1945, relève de la provocation et du révisionnisme antipatriotique.

Parade militaire sur la place Rouge à Moscou le 7 novembre 2019, en souvenir du départ des troupes russes en novembre 1941 pour contrer l’invasion allemande suite à la rupture du pacte germano-soviétique (photo © Dimitar Dilkoff / AFP / L’Express)

Une position qui répond manifestement à l’attente d’une majorité de la population qui cherche à renouer avec la grandeur passée de l’Empire Russe, et que le pouvoir de Vladimir Poutine entretient consciencieusement. En 2009 a ainsi été créée la Commission présidentielle de la Fédération de Russie de lutte contre les tentatives de falsifier l’histoire, puis en 2012 la Société historique militaire russe, destinées à entretenir au sein de la population une vision historique glorieuse et quelque peu biaisée de l’histoire du pays, dans l’optique d’accréditer l’idée que les Russes ont besoin d’un pouvoir fort, héritier d’une tradition militaire conquérante.

De nouvelles lois mémorielles ont été promulguées qui pénalisent non seulement l’apologie du nazisme mais simplement « l’irrévérence envers les symboles de la gloire militaire russe, le fait de répandre des informations qui manquent de respect envers les jours fériés liés à la défense du pays, ou le fait de diffuser consciemment des fausses informations sur les activités de l’URSS pendant la Seconde Guerre mondiale ». Un arsenal législatif qui a été notamment utilisé pour condamner des internautes qui s’émouvaient des interventions militaires russes en Syrie ou en Crimée.

Soldats russes en répétition avant le défilé militaire prévu le 9 mai 2022 sur la place Rouge à Moscou (photo © Maxim Shipenkof / EPA-EFE / Ouest France)

La guerre de conquête et d’annexion que mène actuellement la Russie en Ukraine s’inscrit assez clairement dans cette volonté expansionniste que Catherine II elle-même avait exprimée dès la fin du XVIIIe siècle, déclarant alors « je n’ai d’autres moyens de défendre mes frontières que de les étendre ». Une analyse qui s’appuie sur une réalité géographique, faute de frontières naturelles à l’ancien Empire Russe, mais que ne renierait pas Vladimir Poutine, lui qui, en 2016, alors qu’il remettait des prix dans les locaux de la Société russe de géographie, reprenait un écolier qui énumérait avec brio les frontières actuelles du pays, le reprenait en ces termes : « Non, non les frontières de la Russie ne s’arrêtent nulle part ! ».

Etat actuel des relations frontalières de la Russie avec ses 14 voisins (source © Le Monde)

De fait, une infographie publiée récemment dans Le Monde et analysée notamment sur France Culture, met en évidence que sur les 20 000 km de frontières de la Russie actuelle, avec pas moins de 14 pays, une bonne partie fait l’objet de relations tendues. Seules la Chine, la Corée du Nord, l’Azerbaïdjan et la Biélorussie (par où les troupes russes ont pénétré en Ukraine) entretiennent de bonnes relations stratégiques avec leur voisin russe. A l’ouest en revanche, et sans même parler de l’Ukraine en guerre, la frontière est désormais totalement fermée avec les pays baltes mais aussi avec la Pologne et même avec la Finlande depuis que cette dernière a pris peur et cherche la protection de l’OTAN. Même la Géorgie, qui dispose pourtant depuis 2022 d’un gouvernement ouvertement prorusse, s’inquiète du bellicisme de son voisin qui a purement et simplement annexé les deux enclaves d’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie. Il ne fait pas bon vivre trop près de la tanière de l’ours russe quand il sort de sa torpeur…

L. V.

Il y a 80 ans, le dernier épisode de la bataille de l’eau lourde

21 février 2024

Il arrive parfois que des événements historiques soient tellement rocambolesques qu’ils dépassent les meilleurs scénarios de fiction. Ils en deviennent par conséquent une source d’inspiration inépuisable pour les auteurs de thrillers et de films d’action. C’est le cas de ce qui est resté dans l’Histoire comme « la bataille de l’eau lourde ». Cet épisode a inspiré dès 1947 un premier film franco-norvégien du même nom, sorte de docu-fiction dans lequel la plupart des vrais protagonistes jouent leur propre rôle. C’est aussi la toile de fond du film sorti en 1965 et intitulé Les héros de Telemark, dans lequel jouait notamment Kirk Douglas, mais aussi de celui réalisé en 2003 par Jean-Paul Rappeneau et intitulé Bon voyage. Une série norvégienne Les soldats de l’ombre, diffusée en 2015 en 5 épisodes, relate également en détail cette histoire qui a inspiré bien d’autres auteurs…

Extrait de la série norvégienne Heavy Water War : les soldats de l’ombre (source © Bulles de culture)

Pour se remettre dans le contexte, rappelons que les principes de la fission nucléaire, pressentis de manière théorique par Enrico Fermi et son équipe dès 1934, sont réellement décrits dans une publication cosignée par l’Allemand Otto Hahn, le 17 décembre 1938, lequel précise ensuite, début 1939, les résultats du bombardement d’un atome d’uranium par des neutrons. Le physicien danois Niels Bohr, alerté par les Autrichiens Lise Meitner, ancienne collaboratrice d’Otto Hahn, et son neveu Otto Frisch, évoque le sujet avec Albert Einstein, alors installé à Princeton après avoir fui l’Allemagne nazi.

Les physiciens Niels Bohr et Albert Einstein, ici en 1930 (source © P. Ehrenfest / Futura Science)

Ces scientifiques voient en effet se dessiner les impacts militaires d’une réaction de fission nucléaire qui dégage une énergie importante, au point qu’Albert Einstein, pacifiste convaincu, décide de cosigner le 2 août 1939 une lettre au président Roosevelt, l’alertant sur le risque d’une telle arme nucléaire sur laquelle travaillent les Allemands. On sait désormais que ces derniers n’ont jamais été en mesure d’aller au bout de ce projet mais qu’en revanche, les Américains en ont saisi rapidement l’intérêt et ont aussitôt créé l’Uranium Committe qui aboutira en 1942 au projet Manhattan puis à la première bombe atomique larguée sur Hiroshima le 6 août 1945. Au point que le physicien Albert Einstein regrettera publiquement avoir ainsi attiré l’attention du président américain…

En février 1939, c’est le Français Frédéric Joliot-Curie qui, avec Hans Halban et Lew Korwarski, démontre expérimentalement que la réaction en chaîne liée à la fission nucléaire peut se produire. Dès le mois de mai 1939, son équipe dépose plusieurs brevets qui sont, ni plus ni moins, que ceux du principe de la bombe atomique. Passé directement sous la houlette du ministère des armées alors que la France est d’ores et déjà en guerre avec l’Allemagne, Frédéric Joliot-Curie s’emploie à assurer l’approvisionnement de la France en uranium via un contrat avec l’Union minière du Haut-Katanga.

Frédéric Joliot (à gauche), Hans Halban et Lew Korwaski en 1933 (source © Wikipedia)

Mais il a aussi besoin d’eau lourde, dans laquelle les atomes d’hydrogène sont remplacés par son isotope, le deutérium, car cet élément est nécessaire pour contrôler la réaction en chaîne et éviter l’emballement en laboratoire. Les filières civiles des réacteurs nucléaires, dites à eau pressurisée, utilisent désormais de l’eau ordinaire comme modérateur de neutrons car ils fonctionnent avec de l’uranium enrichi, mais à l’époque, l’eau lourde est considérée comme le modérateur idéal pour limiter les collisions stériles avec l’uranium 238.

Il existe alors une seule usine au monde capable de produire de l’eau lourde, située à Vemork, en Norvège, et appartenant à la compagnie Norsk-Hydro, un opérateur d’hydro-électricité par ailleurs fabricant d’engrais azoté et qui a développé depuis 1935 la production commerciale d’eau lourde comme un sous-produit de son activité industrielle. En février 1940, le ministre français des armées, Raoul Dautry, organise donc une mission secrète et envoie des émissaires en Norvège pour négocier le rachat de la totalité du stock d’eau lourde disponible, soit 185 kg répartis dans 26 bidons. La Norvège est alors neutre mais l’Allemagne s’apprête à l’envahir et a été informée des projets français alors qu’elle-même souhaite s’approvisionner en eau lourde pour ses propres projets.

Salles d’électrolyse pour la production de l’eau lourde à l’usine de Vemork (source © Association du fort de Litroz)

Le précieux liquide est finalement rapporté en Écosse en mars 1940 après avoir été planqué dans la légation française à Oslo grâce à l’aide de résistants norvégiens. Rapatrié en France, le précieux chargement ne peut y rester suite à l’invasion allemande et le 18 juin 1940, Frédéric Joliot-Curie expédie à Londres ses deux précieux collaborateurs d’origine juive, Hans Halban et Lew Korwarski, qui parviennent à embarquer à Bordeaux à bord d’un navire charbonnier britannique, avec les bidons d’eau lourde et les brevets de la bombe atomique…

Mais ce n’est que la première manche de la bataille de l’eau lourde… Les Allemands ayant finalement envahi la Norvège contrôlent désormais l’usine stratégique de Vémork qui continue à produire de l’eau lourde et ils comptent bien s’en servir comme modérateurs à neutrons pour leurs expériences en vue de produire une bombe au plutonium. Alertés par la Résistance norvégienne, les services secrets britanniques décident de détruire l’usine.

Les résistants norvégiens en éclaireurs pour aller saboter l’usine, extrait du film La bataille de l’eau lourde, tourné en 1947 par Jean Dréville et Titus Vibe-Müller (source © L’heure de la sortie)

En octobre 1942, ils parachutent sur place 4 éclaireurs norvégiens, suffisamment loin de la zone pour ne pas être repérer. Ces derniers mettront d’ailleurs 15 jours pour rejoindre le site à ski et déclencher la seconde phase du plan qui consiste à envoyer 2 planeurs avec les commandos destinés à faire sauter l’usine. Lancée le 19 novembre 1942, l’opération est une succession de catastrophes. Les deux avions tracteurs et les planeurs s’écrasent les uns après les autres loin de leur cible et les seuls qui survivent aux crashs successifs sont capturés par les Allemands qui les exécutent : c’est un fiasco total, d’autant que les Allemands découvrent quelle était la cible et renforcent aussitôt la sécurité.

Les Anglais ne se découragent pas pour autant et préparent une nouvelle action. Ils larguent de nouveaux parachutistes qui rejoignent les éclaireurs restés sur place et le 27 février 1943, neuf d’entre eux parviennent à pénétrer dans l’usine grâce à un complice. Ils placent des charges sous les cuves à électrolyse et détruisent partiellement les installations ainsi qu’un stock de 500 kg d’eau lourde, parvenant même à s’échapper et à rejoindre la Suède après un périple de 400 km à ski en plein hiver !

Mais la production reprend et en novembre 1943, les Britanniques décident de renouveler l’opération. Cette fois, ils ne font pas dans la dentelle et envoient une véritable armada de 143 forteresses volantes pour un bombardement massif de l’usine. Le raid aérien est un échec total : les bombes ratent totalement leur cible et font 21 victimes civiles : un véritable désastre…

Le ferry D/F Hydro à l’embarcadère du lac Tinnjå en 1942 (source © Le Populaire)

Face à un tel acharnement, les Allemands décident de rapatrier en Allemagne le précieux stock d’eau lourde qui est alors de 16 tonnes. Le 19 février 1944, les bidons sont chargés discrètement dans un ferry, le D/F Hydro pour leur faire traverser le lac Tinnsjå. Mais les résistants norvégiens ont eu vent de l’opération et deux d’entre eux parviennent à s’introduire dans le bateau transbordeur pour y placer des charges explosives. Le bateau appareille au matin du dimanche 20 février 1944 et coule au milieu du lac par 430 m de fond. Son épave sera d’ailleurs retrouvée par un sous-marin en 1993 et des prélèvements ont même été effectués dans les bidons qui se trouvaient à bord, confirmant qu’il s’agissait bien d’eau lourde.

Il semble néanmoins que les Allemands s’étaient méfiés et ont pu malgré tout rapatrier à Berlin l’essentiel du stock du précieux liquide qui a ainsi été au cœur d’une lutte sans merci pendant tant d’années, alors que l’on sait maintenant qu’il n’a manifestement pas suffi au régime nazi pour mener à bien son propre programme de bombe atomique…  

L. V.

Donald Trump de nouveau à la Maison Blanche ?

17 février 2024

Aux États-Unis, les prochaines élections présidentielles, les soixantièmes depuis que le pays existe, ne sont prévues que dans près de 9 mois, le 5 novembre 2024 et d’ici-là tout peut arriver. Pourtant, on croit déjà savoir, avec un degré élevé de certitude, qui seront les deux prétendants à cette fonction qui n’a rien d’anodin, les USA restant à ce jour la première puissance militaire et économique mondiale, même si la Chine commence à la talonner mais avec un PIB par habitant qui reste trois à quatre fois plus faible que celui des Américains.

Côté Républicains, la qualification de Donald Trump, qui a annoncé sa candidature pour un second mandat dès novembre 2022, ne fait plus guère de doute même si les primaires sont loin d’être terminées. Le gouverneur de Floride, Ron DeSantis, qui semblait avoir le plus de chance de le contrer, a jeté l’éponge dès le 21 janvier et les candidats encore en lice face à Donald Trump ne font manifestement plus le poids. Seule une décision de la Justice pourrait encore l’arrêter sachant que les condamnations successives qui l’ont frappé récemment ne font s’accroître encore sa popularité auprès d’un électorat populaire et antisystème qui le plébiscite.

2024 : un duel au sommet entre un Trump imprévisible et un Biden incohérent ? Un dessin signé Oli

Le 19 décembre 2023, la Cour Suprême du Colorado, suivi depuis par celle du Maine, avait décidé qu’il ne pouvait concourir à la primaire dans cet État, une inéligibilité qui découle de son rôle actif de soutien aux milliers de sympathisants qui avaient pris d’assaut le Capitole, le 6 janvier 2021, deux mois après les élections présidentielles qui avaient mis fin à son mandat en consacrant la victoire de son adversaire Démocrate, Joe Biden.

Une victoire que Donald Trump avait eu bien du mal à reconnaître, faisant même vaciller la démocratie américaine lors de cette folle journée qui avait vu ses partisans se déchaîner contre les symboles du pouvoir fédéral. C’est la Cour Suprême des États-Unis qui devra trancher ce sujet sensible mais on voit mal comment elle pourrait empêcher le très populaire Donald Trump de concourir pour un nouveau mandat alors que tous les sondages le donnent actuellement en tête face à un président sortant vieillissant et affaibli.

Kamala Harris et Joe Biden à la Maison Blanche (source © Monmouth University)

Lors des précédentes élections, en 2020, le Démocrate Joe Biden s’était beaucoup appuyé sur sa colistière, Kamala Harris, devenue Vice-Présidente des États-Unis et on aurait pu penser que cette dernière reprenne le flambeau à l’occasion de l’échéance de 2024 pour laquelle Joe Biden aura atteint l’âge plus que respectable de 82 ans. Mais Kamala Harris n’a manifestement pas réussi à s’imposer et soutient donc de nouveau la candidature de Joe Biden qui n’a pas de vrai adversaire dans le camp démocrate, même si Robert Kennedy Junior s’est lancé dans la course, sans grandes chances de succès.

Pour autant, beaucoup s’interrogent sur les réelles capacités du président sortant à assumer pleinement la fonction pendant encore quatre longues années, lui dont les bourdes et les absences défrayent la chronique. Déjà lors de la campagne de 2020, son air souvent éteint et ses multiples incohérences avaient fait l’objet de nombreuses spéculations sur son état de santé, alors qu’il avait déjà subi deux attaques cérébrales, une embolie pulmonaire et une thrombose veineuse profonde. Donald Trump, pourtant aujourd’hui âgé de 77 ans, s’était moqué à moult reprises du manque de dynamisme de son adversaire qu’il surnomme cruellement « Sleepy Joe ».

Joe Biden, ici en juillet 2022, prononçant un discours sur le droit à l’avortement (photo © SIPA / Shutterstock / Est Républicain)

Le fait est que la situation ne s’est pas arrangée depuis, Joe Biden multipliant les faux pas et les pertes de mémoire en public. On l’a vu trébucher à de nombreuses reprises, s’étalant lamentablement en montant la passerelle de l’avion présidentiel Air Force One et racontant des inepties, évoquant par exemple ses entretiens, au début de son mandat, avec le président de l’Allemagne, un certain Mitterrand… De quoi laisser ses interlocuteurs abasourdis, comme lors de cette conférence de presse en septembre 2023, à l’occasion d’un voyage officiel au Vietnam, au cours de laquelle il a tenu des propos totalement décousus, évoquant un film de John Wayne et des histoires d’indiens Apache alors qu’on le questionnait sur le réchauffement climatique, avant d’annoncer qu’il allait se coucher, obligeant son attaché de presse à interrompre la séance en catastrophe…

Blanchi dans l’affaire de la mauvaise gestion de documents classifiés par un rapport plutôt bienveillant du procureur spécial qui évoque comme excuses sa « mauvaise mémoire », Joe Biden a réagi vertement en convoquant illico une conférence de presse en pleine nuit, ce jeudi 8 février 2024, mais sans se montrer très convaincant avec sa démarché hésitante, son air éteint et accumulant encore les gaffes en évoquant le nom du maréchal al-Sissi pour parler du Président mexicain !

Un dessin signé Patrick Chappatte, publié le 10 février 2024 dans Le Temps de Genève

Du pain béni pour son futur adversaire Donald Trump dont on connait certes les multiples incohérences et approximations, mais dont personne ne semble s’offusquer. Le bilan économique de Joe Biden est pourtant plutôt favorable et le plan de relance qu’il a impulsé après la pandémie de Covid a permis à l’économie américaine de repartir avec un taux de croissance de 2 % dès 2022 et un taux de chômage très faible à 4 %, mais au mépris d’un retour de l’inflation et d’une augmentation des inégalités sociales. De fait, les sondages montrent qu’une large majorité des Américains font davantage confiance à Donald Trump pour redresser l’économie du pays. Sur le plan international, le retrait piteux par Joe Biden des troupes américaines d’Afghanistan a marqué défavorablement les esprits même si l’isolationnisme semble faire un large consensus chez les Américains. De fait, le soutien apporté par les USA aux alliés ukrainiens suite à l’invasion russe s’essouffle et Joe Biden a désormais bien du mal à masquer que ce n’est plus une priorité américaine.

Donald Trump en campagne pour les Primaires dans l’Iowa (source © AFP / Ouest-France)

Si Donald Trump devait remporter les prochaines présidentielles américaines, cet isolationnisme américain risque de se renforcer encore davantage. Lors de son premier mandat, il avait été fortement freiné dans ses élans par les scrupules et l’inertie de la haute administration et du commandement militaire américain. Mais il a retenu la leçon et saura en cas de réélection faire rapidement le ménage.

C’est d’ailleurs sans doute ainsi qu’il faut comprendre sa récente répartie à un journaliste lui demandant : « Promettez-vous à l’Amérique ce soir, que vous n’abuserez jamais de votre pouvoir pour vous venger de qui que ce soit ? », ce à quoi Donald Trump a répondu tout à trac : « Sauf le premier jour… Je veux fermer la frontière et je veux forer, forer, forer ». On ne serait être plus clair et au moins les Américains savent à quoi s’attendre, et les Européens aussi car ce sont manifestement ce que veulent entendre la majorité de nos alliés outre Atlantique…

L. V.

Des législatives mouvementées au Pakistan

11 février 2024

On votait au Pakistan ce jeudi 8 février 2024, pour élire les 336 membres de l’Assemblée nationale de cette république islamique, coincée entre l’Inde, la Chine, l’Iran et l’Afghanistan. Créé en 1947 d’une partition de l’Inde, suivie d’émeutes sanglantes qui ont fait plusieurs centaines de milliers de morts, avant d’être amputé en 1971 de sa partie occidentale devenue le Bengladesh, le Pakistan fait partie de ces pays à la vie politique mouvementée. Les épisodes démocratiques qu’il a connus ont été marqués par une forte instabilité politique avec, par exemple, 7 Premiers ministres qui se succèdent entre 1947 et 1958, et ont été entrecoupés par trois coups d’État militaires, avec une armée toute puissante qui fait et défait les gouvernements.

Le général Pervez Musharraf, arrivé au pouvoir par un coup d’Etat militaire en 1999 (source © AFP / la Tribune de Genève)

Le dernier putsch militaire en date est celui conduit par le général Pervez Musharraf en 1999, qui destitue le Premier ministre d’alors, Nawaz Sharif. L’armée reste au pouvoir jusqu’en 2008, confrontée à des insurrections violentes des talibans dans le Nord-Ouest du pays, puis à un mouvement de contestation populaire animé par des avocats et des juges. L’ancienne Première ministre Benazir Bhutto ayant été assassinée en 2007, son mari accède à la Présidence de la République en 2008 mais en 2013 c’est son rival de la Ligue musulmane, Nawaz Sharif, qui revient au pouvoir pour la troisième fois. Inculpé par la Cour suprême pour corruption et évasion fiscale, il doit quitter le gouvernement en 2017…

L’ancien Premier ministre pakistanais Imran Khan, désormais en prison, ici en juin 2021 (photo © Saiyna Bashir / Reuters / Paris Match)

A l’issue des dernières législatives en 2018, c’est un ancien joueur international de cricket, Imran Khan, fondateur et président du PTI, le Mouvement du Pakistan pour la Justice, qui accède au poste de Premier ministre. Mais il est renversé dès 2022 et remplacé à son poste par Shehbaz Sharif, le propre frère de son prédécesseur ! Des centaines de cadres de son parti sont arrêtés par la police et plus de 100 procédures judiciaires sont lancées à son encontre pour le neutraliser. Il échappe le 3 novembre 2022 à une tentative d’assassinat par balles puis à plusieurs tentatives d’arrestations, avant d’être enlevé violemment par des paramilitaires en pleine salle d’audience du tribunal, le 9 mai 2023. Il croupit depuis en prison et a été encore condamné le 30 janvier 2024 à 10 ans de prison et 5 ans d’inéligibilité, puis, le lendemain, à 14 ans de prison ferme supplémentaires !

Partisans de l’ancien Premier ministre Imran Khan à Islamabad le 8 février 2024 (photo © Charlotte Greenfield / Reuters / Le Monde)

Non seulement Imran Khan n’avait pas la possibilité de se présenter lors de ces élections législatives du 8 février 2024, mais son parti n’était pas autorisé non plus à concourir, ce qui obligeait ses candidats à se présenter comme indépendants. L’un d’entre eux a par ailleurs été assassiné en pleine campagne électorale, au cours de laquelle la police a attaqué certains meetings du PTI, procédant à de multiples arrestations arbitraires.

Une ambiance délétère qui s’explique en partie par l’état alarmant du pays, exposé au risque d’un défaut de paiement de la dette extérieure et qui a subi entre juin et octobre 2022 des inondations catastrophiques ayant affecté plus de 33 millions d’habitants et causé au moins 1700 morts et la destruction de plus de 250 000 maisons. Dans ce pays très jeune, où 50 % de la population a moins de 22 ans, les perspectives économiques ne sont guère encourageantes avec un taux d’inflation qui dépasse les 40 % et des difficultés d’approvisionnement en céréales du fait de la guerre en Ukraine.

Policiers pakistanais en faction devant un bureau de vote à Peshawar le 8 février 2024 (photo © Fayaz Aziz / Reuters / Le Monde)

Pas étonnant, dans ce contexte, que les élections du 8 février 2024 aient été émaillées de multiples incidents. Plusieurs attentats à la bombe et des fusillades ont éclaté près de bureaux de vote. Des membres des forces de l’ordre ont été tués et les irrégularités du scrutin semblent particulièrement nombreuses. Surtout, le scrutin a été marqué par une absence totale de réseau de téléphone mobile et d’internet, officiellement pour cause de panne, mais en tout cas de nature à perturber fortement les opérations de contrôle.

Sous prétexte de cette panne de réseau, il a fallu attendre longuement pour connaître les premiers résultats du vote, dont la sincérité est jugée douteuse par de nombreux observateurs. Alors que le parti de l’ancien Premier ministre Nawaz Sharif, opportunément rentré de son exile londonien en octobre 2022, était donné comme largement vainqueur, ses partisans ne remportent que 71 sièges contre 100 aux candidats du PTI d’Imran Khan. Mais ceux-ci ne pourront prétendre à diriger le gouvernement puisqu’ils se présentaient de fait comme indépendants. Leurs résultats ne sont pas non plus pris en compte pour l’attribution, à la proportionnelle, des 70 sièges réservés aux femmes et aux minorités, encore une spécificité du mode de scrutin pakistanais…

Nawaz Sharif, qui pourrait bien être, de nouveau et pour la quatrième fois, Premier ministre du Pakistan à l’issue de ces élections (photo © AFP / NDTV)

L’inoxydable et très libéral Nawaz Sharif a donc d’ores et déjà prononcé son discours de victoire, avant même la proclamation définitive des résultats électoraux, tendant la main à d’autres partis, y compris le Parti du Peuple Pakistanais de Benazir Bhutto, qui a fait un score très honorable avec au moins 53 élus. Le Pakistan risque donc d’être gouverné par une alliance un peu contre nature, destinée à barrer le chemin à l’ancien joueur de cricket qui risque fort de finir ses jours en prison. La politique au Pakistan est loin d’être un long fleuve tranquille…

L. V.

Un pigeon voyageur accusé d’espionnage…

6 février 2024

En ces temps troublés de tensions internationales et de conflits armés, les accusations d’espionnage ne sont pas à prendre à la légère. Un modeste pigeon voyageur vient d’en faire les frais. Capturé en mai 2023 à proximité des installations portuaires de Bombay, il avait été trouvé en possession d’un anneau à chaque patte, auquel était attaché un message écrit en chinois. Un comportement jugé éminemment suspect par les autorités indiennes, très chatouilleuses quant à la souveraineté de leur espace aérien national, et pas en très bons termes avec son voisin chinois avec qui les escarmouches ne sont pas rares. Le cas avait été jugé suffisamment sérieux par la police de Bombay pour qu’une enquête soit diligentée et le volatile placé en détention provisoire dans une clinique vétérinaire locale.

Incarcéré pendant 8 mois pour une accusation d’espionnage, les risques du métier de pigeon voyageur (source © Shutterstock / Peuple animal)

Après 8 mois d’enquête approfondie, il a néanmoins pu être établi que le pigeon en question participait en réalité à une compétition à Taïwan et qu’il s’était malencontreusement égaré sur le sol indien, comme l’a rapporté le Times of India. Même chez les sportifs de haut niveau, connus pour leur sens légendaire de l’orientation, une défaillance est toujours possible. Blanchi de toute accusation d’espionnage, le pigeon voyageur a donc été officiellement relâché par les autorités indiennes le 30 janvier 2024, au grand soulagement de l’association de défense des animaux Péta.

Le pigeon voyageur détenu depuis 8 mois pour accusation d’espionnage a enfin été relaxé et relâché, mardi 30 janvier 2024 (photo © Anshuman Poyrekar / AP / SIPA / 20 minutes)

Mais ce n’est pas la première fois qu’un pigeon se retrouve ainsi incarcéré dans les geôles indiennes pour un tel motif. En 2020 déjà, un pigeon voyageur appartenant à un pêcheur pakistanais avait été capturé par la police du Cachemire sous contrôle indien après avoir illégalement traversé la frontière fortement militarisée qui sépare les deux pays. Lui aussi avait pu être blanchi après enquête qui avait révélé que les inscriptions éminemment suspectes portées sur le message qui lui était attaché étaient en réalité le numéro de téléphone de son propriétaire, pour le cas où l’animal perdrait son chemin. Une sage précaution mais il faut dire que la police indienne est sur les dents et fait preuve d’une extrême méfiance envers les pigeons voyageurs.

Déjà en octobre 2016, la police des frontières indienne avait attrapé et incarcéré plusieurs volatiles de ce type dans la région de Pathankot, au Penjab. L’un d’eux portait accroché à la patte un message clairement menaçant, rédigé en ourdou et adressé au Premier Ministre : « Modi, nous ne sommes plus les mêmes qu’en 1971. Désormais, chaque enfant est prêt à combattre l’Inde ». Une allusion transparente au dernier conflit armé en date entre l’Inde et le Pakistan, qui avait abouti à la sécession du Bangladesh. Considéré comme un dangereux terroriste djihadiste, le pauvre volatile avait immédiatement placé sous les barreaux, de même qu’un autre de ses congénères dont les ailes portaient des inscriptions en ourdou. Chacune des plumes de ce dernier avait été passée aux rayons X par la police scientifique indienne et le suspect enfermé dans une cage surveillée par trois agents selon Le Monde qui rapportait l’incident, mais il semble finalement que le pigeon ait pu être relâché à l’issue de ces investigations.

De telles suspicions paraissent quelques peu démesurées mais les autorités indiennes rappellent à qui veut l’entendre que les pigeons voyageurs, placés entre les mains de terroristes déterminés, constituent une arme redoutable et que les Moghols, qui régnèrent sur une partie du sous-continent indien jusqu’au milieu du XIXe siècle, avaient experts dans l’art de dresser ces oiseaux. Ce n’était d’ailleurs pas les premiers puisque les pigeons voyageurs étaient déjà utilisés par les navigateurs égyptiens, 3000 ans avant notre ère, pour avertir de leur arrivée prochaine au port. Les Grecs en étaient également très friands et les employaient pour communiquer les résultats des Jeux Olympiques, bien avant que les médias internationaux ne se disputent leurs droits de diffusion mondiale.

Lâcher de pigeons (photo © Le Républicain Lorrain)

Les pigeons voyageurs possèdent de fait un sens de l’orientation aiguisé, lié peut-être à la présence de minuscules cristaux de magnétite dans leur cerveau qui leur permettraient de se guider sur le champ magnétique terrestre pour retrouver à coup sûr (ou presque) le chemin de leur colombier. Capables de parcourir rapidement des distances considérables, jusqu’à 1 200 km en 16 heures, avec des pointes à 120 km/h par vent favorable, certains sont restés célèbres pour leurs exploits comme celui qui a parcouru 11 590 km en 24 heures entre Saïgon et le nord de la France. Tout repose sur le fait que quelque soit l’endroit où on les lâche, leur principale préoccupation est de revenir au plus vite au bercail, auquel ils sont particulièrement attachés. Les mâles sont mus, paraît-il par le désir de retrouver leur conjointe et les femelles plutôt par celui de retrouver leurs petits, chacun ses motivations…

Un pigeon équipé avec ses bagues et les numéros de téléphone de contact (photo © Bernard Moiroud / Le Progrès)

Un pigeon peut ainsi aisément transmettre un message, attaché à sa patte, mais aussi un mini appareil de prise de vue, ce qui en fait des auxiliaires précieux pour aller discrètement survoler les lignes ennemies et rapporter quelques clichés stratégiques. Le limite du système est que le voyage ne fonctionne que dans un sens, toujours vers le colombier d’origine, ce qui suppose au préalable de transporter les précieux auxiliaires vers le point de départ des messages, et de ne pas l’y laisser trop longtemps de peur qu’il ne finisse par s’habituer à sa nouvelle demeure ! Les pigeons voyageurs ont ainsi servi à plusieurs reprises pour expédier des messages depuis les villes assiégées, depuis celle de Modène en 43 avant J.-C. jusqu’à celle de Paris en 1870.

Soldats lâchant des pigeons voyageurs munis de messages pendant la Première guerre mondiale (source © Rue des archives / PVDE / 1 jour 1 actu)

Pendant la Première guerre mondiale, l’armée française utilisa ainsi plus de 30 000 pigeons voyageurs pour assurer le service de messagerie aérienne en cas de défaillance (fréquente) des lignes téléphoniques. L’un d’entre eux fut même cité à l’Ordre de la Nation pour avoir vaillamment transporté l’ultime message du commandant Raynal, défenseur du Fort de Vaux à Douaumont en juin 1916. Pendant la Seconde guerre mondiale, ce sont pas moins de 16 500 pigeons qui sont parachutés sur le sol français par les alliés britanniques pour faciliter les transmissions avec la Résistance. L’armée française continue d’ailleurs d’entretenir une petite escouade de pigeons voyageurs au colombier militaire du Mont Valérien et il se murmure que la Chine entretient des dizaines de milliers de pigeons solidement entraînés pour assurer ses transmissions militaires en cas de défaillance technique : on n’est jamais trop prudent…

L. V.

Krafla : quand la fiction devient réalité

13 janvier 2024

« Crack in the World », traduit en français par « Quand la Terre s’entrouvrira » fait partie de ces films de science-fiction catastrophistes dont le cinéma américain est friand. Sorti en 1965 et réalisé par Andrew Marton, celui-là même à qui l’on doit le tournage du morceau de bravoure qu’est la course de chars de « Ben-Hur », ce film est évidemment à replacer dans le contexte de la guerre froide de l’époque où l’on craignait à tout moment le déclenchement d’une guerre thermonucléaire marquant la fin du monde.

Affiche du DVD tiré du film d’Andrew Marton, Crack in the World (source © Toile et moi)

Le film relate les exploits du professeur Sorenson dont le projet scientifique, sur le point d’aboutir, vise, rien de moins qu’à offrir à l’humanité une source d’énergie inépuisable en utilisant le magma en fusion situé sous l’écorce terrestre. Un forage profond a été réalisé mais il se heurte à une barrière infranchissable. Pas découragé pour autant et pressé d’arriver à ses fins car atteint d’un cancer qui ne lui laisse plus beaucoup de temps à vivre, le professeur n’hésite pas une seconde à employer la manière forte en envoyant une bombe nucléaire au fond du forage, malgré les réticences de son adjoint géologue. Forcément, les effets sont catastrophiques, provoquant l’ouverture d’une fissure qui se propage inexorablement à la surface de la Terre. On n’en dira pas davantage pour préserver le suspens car le film est sorti en DVD en 2010…

Mais voilà que soixante ans plus tard, la fiction imaginée dans ce scénario un peu improbable, est en train de devenir réalité. On apprend en effet que 38 équipes de recherche issues de 12 pays dont la France, le Canada, l’Allemagne et les États-Unis se sont associés autour du projet dénommé Krafla Magma Testbed, doté d’un budget de 90 millions d’euros, qui vise à réaliser à partir de 2024 des forages profonds pour atteindre une poche de magma située à 2 km de profondeur sous le volcan Krafla, situé au nord-est de l’Islande.

Image de synthèse illustrant la chambre magmatique sous le site de Krafla (source © KMT)

Située sur la dorsale médio-atlantique, l’Islande connait une activité volcanique très soutenue et a encore fait parler d’elle récemment à ce sujet, à l’occasion des mouvements telluriques qui ont entraîné l’évacuation de la ville de Grindavik, en novembre dernier, après avoir perturbé tout le trafic aérien européen à l’occasion de l’éruption de l’Eyjafjallajökull en 2010, puis à nouveau fait planer une menace similaire en 2014 quand l’un de ses volcans majeurs, le Bardabunga, s’est réveillé à son tour.

Le magnifique maar de Helviti de couleur turquoise (source © Itinari)

Le Krafla, quant à lui, situé au nord de l’Islande, se caractérise par une immense caldeira d’effondrement d’une dizaine de kilomètres de largeur, qui se serait produite il y a environ 100 000 ans, à la suite d’énormes éruptions explosives. L’activité volcanique y est restée très intense dans tout le secteur où s’ouvrent de multiples fissures. En 1724 en particulier, un nouveau cycle éruptif a débuté, avec notamment une explosion phréato-magmatique qui a permis la création d’un autre lac de cratère, le maar de Helviti, dont les eaux présentent une couleur turquoise d’un très bel effet esthétique, liée à la présence d’algues siliceuses. Entre 1975 et 1984, le Krafla a aussi connu plusieurs phases éruptives assez intenses et la région présente de nombreux solfatare et mares de boue bouillante qui témoignent de cette activité volcanique.

Éruption du Krafla en septembre 1984 (photo © Katia et Maurice Kraft / Global Volcanism Program / Smithsonian Institution)

Deux centrales géothermiques ont été installées dans le secteur, dont celle de Bjarnaflag, la première du pays, opérationnelle dès 1969 pour produire de l’électricité à partir de vapeur d’eau bouillante. Désassemblée en 1980 à cause de l’activité volcanique devenue trop intense, elle fut modernisée et a continué à fonctionner jusqu’en 2001. La seconde, celle de Kröflustöð, construite à proximité entre 1974 et 1977, subit de plein fouet la période d’éruption volcanique qui entraîna une rapide corrosion des puits. La première turbine, finalement installée en 1978, ne commença à tourner à plein régime qu’en 1982 et le seconde ne fut installée qu’en 1997.

Vue aérienne de la centrale géothermique de Krafla (photo © Shutterstock / Neozone)

En 2009, alors que les géologues poursuivaient les forages pour développer le champ géothermique, ils sont tombés par hasard, à une profondeur de 2,1 km, sur une poche de magma. La nature de cette lave, proche d’une rhyolite, donc plus riche en silice que les coulées basaltiques qui s’épanchent en surface sur le Krafla a fortement interrogé les scientifiques qui en ont conclu, dans une étude parue en 2011 dans la revue Geology, qu’il s’agirait d’un mélange entre du magma basaltique issu classiquement du manteau et la fusion de basaltes altérés par des processus hydrothermaux.

Toujours est-il que cette découverte inédite et totalement fortuite qui a permis d’accéder directement dans la chambre magmatique du volcan, ouvre des perspectives enthousiasmantes pour les scientifiques. C’est de là qu’est né en 2017 le projet Krafla Magma Testbed, dont l’objectif est avant tout d’explorer ainsi, via de nouveaux forages, le contenu de cette chambre magmatique pour mieux comprendre son fonctionnement alors que les volcanologues n’ont habituellement accès qu’à la lave qui s’écoule en surface mais qui a subi de nombreuses transformations depuis sa sortie de la chambre magmatique, au contact des roches dans lesquelles elles se fraye un chemin.

La centrale géothermique de Krafla et son champ de forage en arrière-plan du maar de Helviti (photo ©  G.O. Fridleifsson et W. Elders / UC Riverside / Futura sciences)

Mais les ingénieurs ne sont pas loin et ils s’intéressent eux aussi à cet accès direct à la chambre magmatique qui pourrait constituer une source d’énergie 10 fois plus puissante que la simple exploitation classique du gradient géothermique. Deux forages sont donc prévus en parallèles, dont la réalisation devrait débuter dès cette année, le premier destiné aux observations scientifiques, et le second pour amorcer une exploitation géothermique innovante.

Une aurore boréale en arrière-plan de la centrale géothermique de Krafla (photo © Landsvirkjun / AFP / Daily Sabah)

La tâche ne s’annonce pas des plus simples car la température de la lave dans la chambre magmatique atteint les 900 °C, ce qui rend les opérations de forage pour le moins périlleuses, surtout à une telle profondeur… En 2009, lorsque les tiges de forage ont percé le toit de la chambre magmatique, la lave s’est engouffrée dans le train de tige et en refroidissant s’est transformé en obsidienne, un verre qui a tout bloqué et empêché miraculeusement la lave de jaillir en surface. A l’époque la chaleur ainsi émise avait permis de produire de l’électricité pendant 9 mois avant que la tête de puits en surface finisse par atteindre une température de 450 °C, obligeant à abandonner le chantier et la foreuse totalement calcinée. Espérons que l’opération qui va débuter et pourrait se concrétiser d’ici 2026 se déroulera sans incident majeur car elle rappelle étrangement les tentatives maladroites et lourdes de conséquence du professeur Sorenson dans le film d’anticipation de 1965…

L. V.

La tension monte en Corée

11 janvier 2024

Décidément, ce début d’année 2024 est particulièrement belliqueux. En pleine trêve des confiseurs et alors que l’usage est de se souhaiter à tous plein de bonheur et une bonne santé, les armes grondent un peu partout à nos portes. En Ukraine, les combats violents se poursuivent depuis 2 ans maintenant et les contre-attaques meurtrières s’enchaînent de part et d’autre dans un conflit qui s’enlise. A Gaza, l’armée israélienne continue de bombarder les civils dans sa folie destructrice, en représailles aux attentats barbares menés par les militants fanatisés du Hamas, chaque camp ne voulant rien céder à l’autre dans sa haine guerrière qui aurait déjà fait de l’ordre de 23 000 morts, pour l’essentiel des civils palestiniens. Quant aux rebelles houthis, insurgés depuis 2014 et largement soutenus par l’Iran, ils s’attaquent de plus belle aux navires de commerce qui s’engagent en Mer Rouge par le détroit de Bab el-Mandeb, menaçant directement le trafic marchand international qui passe à 40 % par cette route.

Attaque des forces houthis contre le navire marchand Galaxy Leader le 19 novembre 2023 (photo © Houthi Media Center / AP / SIPA / 20 minutes)

Et voilà que par-dessus le marché la tension monte de nouveau d’un cran en Corée. Le 18 décembre dernier, la Corée du Nord avait tiré deux missiles balistiques dont l’un de longue portée, capable d’atteindre le sol des États-Unis. Il n’est pas allé jusque-là et s’est abîmé en mer après un peu plus d’une heure de vol, mais quand même ! D’autant que le régime de Pyongyang en est à son quatrième lancement de missile balistique depuis le début de l’année, en violation des résolutions des Nations-Unies dont le Conseil de Sécurité s’est d’ailleurs réuni en urgence suite à cette nouvelle provocation.

Mais la Chine a jugé utile de rappeler à tous, par la bouche du chef de sa diplomatie, son soutien indéfectible au régime nord-coréen tandis que les observateurs avisés faisaient remarquer que le lancement de ce missile balistique de longue portée coïncidait avec l’anniversaire de la mort en 2011 de l’ancien dirigeant nord-coréen Kim Jong-il, le père du président actuel Kim Jong-un : un cadeau d’anniversaire pour célébrer la mort de son papa, quoi de plus touchant en vérité ?

Restes d’un missile en cours d’identification, probablement d’origine nord-coréenne, tiré par l’armée russe sur le sol ukrainien (source © Boursorama)

La Corée du Nord se sent le vent en poupe avec le soutien appuyé de la Chine mais aussi de la Russie à qui elle livre des milliers d’obus pour alimenter sa guerre offensive en Ukraine. Deux porte-containers russes chargés d’armes à destination du front ukrainien multiplient les allers-retours depuis la dernière rencontre officielle qui a eu lieu en septembre 2023 entre Vladimir Poutine et Kim Jong-un. La Corée du Nord aurait ainsi fourni plus de 1000 containers d’armes et de munitions et aurait même fourni des missiles balistiques et des lanceurs de missile comme les Ukrainiens en ont désormais la preuve, l’un de ces missiles ayant été retrouvé dans un champ le 30 décembre dernier.

Lancement d’une fusée contenant le satellite espion nord-coréen Malligyong-1, lancée depuis la province de Gyeongsang du Nord, le 21 novembre 2023 (photo © KCNA / Reuters / Le Figaro)

Un échange de bons procédés puisque, à l’occasion de cette visite à Moscou, le dirigeant nord-coréen a demandé de l’aide pour perfectionner son lanceur de satellite espion, après avoir essuyé deux échecs successifs en mai et en août 2023. Les conseils de tonton Vladimir ont été manifestement judicieux puisque la Corée du Nord a finalement réussi en novembre à placer sur orbite son premier satellite militaire espion, Malligyong-1. Pas forcément très rassurant pour la détente des relations internationales…

Carte de la zone frontalière entre Corée du Nord et du Sud, dans le district insulaire d’Ongjin (source © Wikipedia)

Et voilà que le 5 janvier 2024, Pyongyang s’est mis en tête de bombarder soudainement deux îles proches de ses côtes mais situées de l’autre côté de la frontière maritime ouest qui sépare les deux États, la fameuse Northern Limit Line. Celle-ci avait été tracée lors de la conférence de Yalta en 1945 mais mise en pratique en 1953 seulement, à l’issue de l’armistice qui mit fin à la guerre de Corée. Sa partie maritime a été tracée par les Nations-Unies et les plans ont été adressés au régime de Pyongyang qui n’a jamais daigné répondre mais s’est mis en tête, en 1973, de les contester, souhaitant repousser cette frontière plus au sud car cet espace maritime parsemé de plusieurs îles s’est avéré riche en crustacés. Les deux pays rivaux se le sont âprement disputé depuis, notamment en 1999, à l’occasion de ce qui est resté dans les annales comme « la guerre du crabe »…

Tirs d’artillerie par l’armée nord-coréenne lors d’un exercice, le 6 octobre 2022 (photo © STR / KCNA VIA KNS / AFP / i24)

En novembre 2010, la tension est montée d’un cran lorsque l’armée nord-coréenne s’est mise à bombarder l’île sud-coréenne de Yeonpyeong, située à une dizaine de kilomètre seulement au sud de la frontière et à 115 km de Séoul, faisant 4 morts et 18 blessés parmi la population civile et militaire de l’île, et ceci en protestation contre les exercices militaires engagés par la Corée du Sud. Et voilà que la fièvre est de nouveau monté d’un cran en ce vendredi 5 janvier 2024, date à laquelle la Corée du Nord a tiré pas moins de 200 obus d’artillerie à proximité des deux îles de Yeonpyeong et Baengnyeon, de quoi alarmer les populations civiles qui ont été sommées par les autorités sud coréennes d’évacuer et de se mettre à l’abri, avant que l’armée nationale ne se mette à riposter à son tour en procédant à des tirs d’exercice à munitions réelles au moyen d’obusiers automoteur.

L’armée sud-coréenne prompte à la riposte avec ses tirs d’obusier automoteur (photo © AFP / La Nouvelle République)

Un véritable feu d’artifice donc sur cette malheureuse île de Yeonpyeong qui compte à peine 2000 habitants, le premier du genre depuis novembre 2018, lorsque les deux pays ennemis, dans un rare moment de sagesse, avaient décidé de retirer mutuellement leurs troupes de cette zone frontalière sensible et d’arrêter d’y faire des exercices militaires souvent considérés comme un geste de provocation par le voisin. La Chine toute proche a aussitôt appelé « toutes les parties au calme et à la retenue », tout en rappelant son soutien indéfectible à son allié nord-coréen. Ce qui n’a pas empêché Pyongyang de tirer de nouveau 60 obus supplémentaires, dès le lendemain 6 janvier, toujours à proximité immédiate de l’île de Yeonpyeong.

Kim Yo Jong, petite sœur du dictateur nord-coréen Kim Jong-un et membre du politburo depuis avril 2020, ici aux côtés de son frère (photo © Aflo / ABACA / Le Figaro)

Mais la propre sœur du dirigeant nord-coréen Kim Jong-un, Kim Yo Jong, s’est fendue le lendemain d’un communiqué officiel, laissant croire que les 60 obus tirés la veille n’étaient que des leurres, de simples charges explosives imitant le son du canon, destinés à mettre à vif les nerfs des militaires sud-coréens. Elle a ainsi ironisé sur leur manque de sang-froid et de discernement, en écrivant : « A l’avenir, ils prendront même le grondement du tonnerre dans le ciel du nord pour un tir d’artillerie de notre armée ». L’humour n’étant pas la caractéristique la plus répandue dans les États-majors, surtout en période de forte tension internationale, il n’est pas certains que les généraux sud-coréens aient vraiment goûté à la plaisanterie de leurs voisins un peu trop taquins…

L. V.

Tourbières du Congo : un équilibre en sursis

9 janvier 2024

Le fleuve Congo est considéré comme le deuxième du monde derrière l’Amazone, de par son débit moyen colossal de 41 000 m3/s à la station de Brazzaville, située à environ 700 km en amont de l’embouchure, et de par la superficie de son bassin versant qui s’étend sur 3,68 millions de km2, soit bien davantage que ceux du Mississippi ou du Nil.

La forêt tropicale de part et d’autre du fleuve Congo (source © Greenpeace / Euroactiv)

La majeure partie de cet immense bassin versant qui s’étend de part et d’autre de l’Équateur, se situe dans ce qui est actuellement la République démocratique du Congo, un immense pays, vaste comme quatre fois la France, le plus grand d’Afrique derrière l’Algérie. Propriété privée du roi des Belge à partir de 1885, le pays subi pendant des années une exploitation intensive de sa population soumise au travail forcé dans les plantations d’hévéa et accède à l’indépendance en 1960. Le général Mobutu Sese Seko y prend rapidement le pouvoir, avec l’aide américaine après avoir fait assassiner Patrice Lumumba, et gère d’une main de fer le pays, rebaptisé Zaïre, jusqu’à son éviction en 1997 par Laurent-Désiré Kabila. Assassiné en 2001, ce dernier est remplacé par son fils, Joseph Kabila qui cède le pouvoir en 2019 à Félix Tshisekedi, actuel président de cette république dont les immenses richesses minières en cuivre, cobalt et diamant notamment attirent bien des convoitises.

Exploitation minière de cuivre et de cobalt à Tenke Fungurume, au nord-ouest de Lubumbashi, dans le sud de la République démocratique du Congo, par la société minière China Molybdenum Co. Ltd. en 2013 (source © Amnesty International)

Sur l’aval du bassin versant et en rive droite du fleuve s’étend un autre pays, actuellement dénommé République du Congo et dont la capitale, Brazzaville, se situe juste en face de Kinshasa. Ancienne colonie française devenue indépendante en 1960, un temps appelée République populaire du Congo sous la première présidence de Denis Sassou-Nguesso jusqu’en 1992, cette jeune nation a déjà vécu, comme sa voisine, plusieurs guerres civiles et coups d’État, le dernier en date en 1997 ayant vu le retour au pouvoir du président Sassou-Nguesso toujours en place et encore réélu en mars 2021 avec un peu plus de 88 % des voix, face à un adversaire décédé le lendemain du scrutin…

Au-delà de ces péripéties politiques, le bassin du Congo est surtout caractérisé par l’immensité de sa forêt équatoriale et tropicale, la deuxième la plus vaste du monde derrière l’Amazonie. On y recense plus de 10 000 espèces végétales, 1000 espèces d’oiseaux, 700 de poissons et 400 de mammifères dont l’emblématique gorille des montagnes.

Gorilles dans le Parc national de Bukima en République démocratique du Congo (source © WWF)

Mais cet écosystème particulièrement riche, domaine traditionnel des populations pygmées est fortement menacé. L’exploitation forestière y bat son plein, malgré un moratoire mis en place en 2002, et Greenpeace estime que la République démocratique du Congo pourrait avoir perdu 40 % de son couvert forestier d’ici 2050, sous l’effet des exploitations minières et forestières, aggravées par l’accroissement démographique qui amène les populations locales à défricher toujours davantage pour cultiver et cuisiner au charbon de bois.

Exploitation forestière au Congo (source © Reporterre)

En 2014, Simon Lewis, chercheur en écologie végétale à l’université britannique de Leeds, engage des investigations sur les sols marécageux qui s’étendent de part et d’autre du fleuve Congo, dans cet immense entrelacs forestier encore mal connu. Les conclusions auxquelles il arrive, publiées en 2107 dans la revue Nature, sont ébouriffantes. Il met en effet en évidence que l’on trouve dans ce secteur plus de 167 000 km3 de tourbières tropicales, de loin les plus étendues du monde et que ce territoire stocke à lui seul pas moins de 30,6 milliards de tonnes de carbone, soit autant que toute la forêt  du bassin et l’équivalent de 3 années complètes de nos émissions mondiales de gaz à effet de serre !

La tourbe, qui s’est accumulé sur une épaisseur qui atteint par endroit jusqu’à 6 m, s’est formée par dépôts successifs de bois et de feuilles mortes dans un environnement marécageux. Normalement, l’humus qui se dépose ainsi sous couvert forestier se décompose très rapidement, mais ce n’est pas le cas lorsqu’il est dans l’eau : faute d’oxygène, la décomposition est beaucoup plus lente et les dépôts ligneux, riches en carbone, peuvent alors se conserver, formant ces sols tourbeux bien connus en Écosse ou en Finlande où ils servent de combustibles depuis des millénaires.

Paysage de la forêt congolaise près du village de Lokolama où ont été prélevées des carottes de sols tourbeux pour analyse (photo © Gwenn Dubourgthoumieu / Reporterre)

Depuis cette découverte majeure, les équipes britanniques et congolaise poursuivent leurs investigations scientifiques en analysant, sur des carottes de sols tourbeux prélevés en divers endroits du bassin, l’âge des dépôts, leur degré de décomposition mais aussi la nature et les caractéristiques des pollens conservés pour reconstituer les climats du passé. Il en résulte que l’accumulation de dépôts ligneux dans ce bassin a débuté localement il y a plus de 17 500 ans, mais elle s’est fortement ralentie entre 7 500 et 2 000 ans avant nos jours, du fait probablement d’un assèchement relatif du climat qui s’est traduit par une accélération de la décomposition de l’humus. Au moins 2 m de tourbe auraient ainsi disparu durant cette période mais depuis 2000 ans, le cycle a repris et la zone est redevenue marécageuse, permettant de nouveau l’accumulation de dépôts tourbeux.

Un processus qui est donc éminemment fragile et qui peut s’interrompre dès lors que la zone évolue, sous l’effet de la déforestation et de la progression des plantations et aménagements de toute sorte qui se traduisent inéluctablement par des drainages et un assèchement des espaces marécageux. Un sol tourbeux qui n’est plus inondé et s’assèche à l’air libre, en climat tropical, non seulement subit des processus de décomposition rapide avec relargage de gaz à effet de serre, mais peut aussi prendre feu du fait des pratiques locales de cultures sur brûlis, et provoquer des incendies qui couvent ensuite pendant des années, se traduisant par des rejets massifs de CO2 dans l’atmosphère.

Répartition du couvert forestier et des zones de tourbières dans le bassin du Congo (source © ESA Climate Change Initiative / Reporterre)

Ce processus d’assèchement est justement à l’œuvre dans cet immense bassin forestier jusque-là relativement préservé mais où la population a doublé en 20 ans et continue sa progression démographique au même rythme. Malgré les efforts de régulation, les projets d’exploitation minière se multiplient, l’exploration pétrolière débute, et la déforestation s’accélère, avec de nombreuses concessions désormais accordées à des investisseurs asiatiques notamment. Le bassin du Congo prend le chemin de l’Indonésie où les plantations de palmier à huile ont depuis longtemps remplacé la forêt primaire, transformant ce massif forestier en zone émettrice de gaz à effet de serre.

On considère actuellement que le bassin du Congo est encore un des puits de carbone majeur de notre planète, un des rares endroits encore fonctionnels où la capacité naturelle d’absorption de gaz à effet de serre dépasse les émissions, absorbant chaque année de l’ordre de 1,5 milliards de tonnes de CO2. On considère, selon le dernier bilan du Global Carbon Project qu’en 2023, les émissions mondiales de CO2 ont atteint 40,9 milliards de tonnes de CO2, en hausse depuis 3 ans consécutifs après le petit coup de mou lié à la pandémie de Covid, bien loin des scénarios validés, COP après COP, qui visent tous une réduction drastique de nos émissions de gaz à effet de serre pour contenir le réchauffement climatique. Les tourbières du Congo ne suffiront pas éternellement à absorber un tel flux, surtout si on les laisse se dégrader au rythme actuel…

L. V.

Jérusalem, histoire d’une ville chargée d’Histoire

28 décembre 2023

Une fois n’est pas coutume, nous commenterons une … bande dessinée. Ce style d’expression, parfois littéraire, souvent instructif, peut s’apparenter, lorsqu’il concerne l’histoire ou la société, à un raccourci. Nous sommes bien loin de la caricature politique ou sociétale de Daumier ou Gill au 19e siècle ou des séries un peu infantiles de Tintin ou d’Astérix. La BD se veut aussi aujourd’hui, sérieuse, pédagogique, parfois encyclopédique. C’est toute l’ambition de ce style fortement renouvelé depuis le début des années 2000. Sur les terres d’Horus1, qui se situe à Thèbes, sous le règne de Ramsès II (~1300 av J.C.) ou Les aigles de Rome2, qui nous replonge dans l’antiquité du 1 er siècle, respectaient déjà toutes les exigences d’essais historiques irréprochables. Le summum de ce genre étant sans nul doute l’Histoire dessinée de la France3 composée d’une vingtaine d’albums pilotés par des historiens connus. C’est un fait, la BD aujourd’hui acquis de nouveaux titres de noblesse et s’adresse dorénavant tous.

C’est un raccourci de 260 pages qui nous intéresse aujourd’hui. L’Histoire de Jérusalem4 de Vincent Lemire et Christophe Gaultier nous raconte l’histoire quadri-millénaire et tri-religieuse de cette ville mythique, clé de la compréhension de la tragédie actuelle. Vincent Lemire est un historien universitaire spécialiste de la ville sainte. Il a dirigé le Centre de recherche français à Jérusalem de 2019 jusqu’en août 2023. Cette bande dessinée vaut tous les ouvrages trop érudits ou trop partisans qui ne reflètent souvent que l’un des aspects d’une réalité finalement très complexe.

Au cœur du récit, Zeïtoun, un tranquille olivier installé au sommet du Mont des Oliviers, est en quelque sorte le narrateur de cette histoire universelle. Sa position et son retrait lui permettent de tout voir, tout ressentir, tout vivre. A la fois témoin acteur et victime, il nous conte la longue histoire de la ville et surtout de ses habitants. Les agressions, les massacres, les incompréhensions, les vexations, les impasses. Les solidarités et les exclusions. Les instincts les plus vils comme les plus grandes noblesses.

Tout est passionnant. Les périodes biblique, babylonienne, romaine, byzantine, ottomane, moderne. Six ans de travail méticuleux d’historien5 et de dessins délicats. Un vrai chef d’œuvre ! On est loin des clichés. Le ciel, parfois bleu, varie au gré des saisons, des orages, des tempêtes de sable, voire de neige.

On comprend aussi que Jérusalem n’est pas qu’une ville de pierres ou de monuments empilés, mais s’est aussi construite sur la chair, le sang et les lamentations. Trois religions monothéistes pour une même ville. L’olivier Zeïtoun ne nous dit pas ce qu’il en pense, mais on comprend dans ce livre que ses plaies et ses souffrances sont celles de tous.

J. Bx.

1. Sur les terres d’Horus, d’Isabelle Dethan, 8 volumes, éditions Delcourt, 2001-2010

2. Les aigles de Rome, d’Enrico MARINI, 5 tomes, éditions Dargaud, à partir de 2007

3. Histoire dessinée de la France, en 20 volumes, est le fruit d’une coédition entre les éditions La Découverte et La Revue dessinée. Lancée en 2017, elle est pilotée par l’historien Sylvain Venayre.

4. Histoire de Jérusalem, de Vincent Lemire et Christophe Gaultier, éditions Les Arènes, 2022

5. Un catalogue bibliographique historique et religieux très complet est donné en annexe de la BD

Île de Nauru : un mode de gestion peu durable…

26 décembre 2023

La République de Nauru fait partie de ces micro États dont on a bien du mal à croire en la viabilité en tant que nation souveraine… Ce n’est certes pas le pays le moins étendu ni le moins peuplé du monde. Avec sa superficie hors norme de 0,44 km2 et ses 800 habitants, soit 8 fois moins que la commune de Carnoux, tant en surface qu’en population, le Vatican remporte sans conteste la palme mondiale, mais qui peut se comprendre de par son histoire et sa position si singulière. Quant à Monaco, qui occupe la seconde place mondiale au rang des nations les plus minuscules, avec ses 2,02 km2, la principauté se rattrape largement avec une population qui dépasse désormais les 39 000 habitants, soit davantage que la République de San Marin ou même que le Liechtenstein.

Image satellite de l’île de Nauru prise en 2002 (source © Wikipedia)

Pour autant, la République de Nauru fait quand même figure de confetti, tenant toute entière sur un îlot minuscule de 21,3 km2 qui culmine à l’altitude notable de 71 m au-dessus de la mer, perdu justement dans l’immensité du Pacifique sud, proche de l’Équateur, situé entre les îles Marshall au nord, les îles Salomon au sud et l’archipel des Kiribati à l’est. L’île Banaba, la plus proche voisine de Nauru, se situe à près de 300 km de là, tandis que les îles Salomon sont à plus de 1000 km…

On connait mal l’histoire du peuplement de cette île de Micronésie mais il semble que les populations d’origine, de source mélanésienne voire polynésienne se sont retrouvées mêlées avec d’autres issues des rivages philippins et arrivées vers 1200 avant notre ère. La société Nauru est traditionnellement organisée en 12 tribus, parlant chacune son dialecte et qui sont symbolisées par l’étoile à 12 branches figurant sur le drapeau du pays.

Pêcheurs de Nauru avec une frégate utilisée pour la pêche traditionnelle (photo © Bettmann Archive / Every Culture)

Un capitaine britannique découvre l’île en 1798 mais ce sont des commerçants allemands, accompagnés de missionnaires protestants venus de Brême, qui s’y installent à partir de 1872, alors que l’îlot servait de refuge à des contrebandiers et des déserteurs. Les Allemands commencent à exploiter le coprah car les cocotiers sont nombreux sur l’île, un ancien volcan recouvert de calcaire corallien. En 1900, on découvre que l’île est particulièrement riche en phosphate qui forme par endroit des accumulations sur 7 à 8 m d’épaisseur entre les dépôts de calcaire corallien. L’origine de ce phosphate reste sujet à controverses mais on l’attribue généralement à des résurgences d’eaux profondes riches en phosphore qui ont percolé à travers le massif corallien et précipité sous forme de phosphates.

Le rivage et les fonds marins de Nauru, désormais dévastés par les stigmates de l’exploitation industrielle des phosphates (photo © Winston Chen / Unsplash / Reporterre)

Quoi qu’il en soit, l’exploitation industrielle de ces épaisses accumulations de phosphate débute dès 1906, suscitant la venue de nombreux travailleurs étrangers. En 1914, l’Australie qui faisait partie des Alliés vainqueurs de la Première guerre mondiale, récupère l’île à son profit, malgré les protestations de la Nouvelle-Zélande qui la réclame également. Entre les deux guerres, la demande mondiale en engrais phosphatés explose, sous l’effet du développement de l’agriculture intensive et l’exploitation décolle. Mais en 1940, la marine allemande bombarde les installations, suivie en 1942 par les troupes japonaises qui occupent l’île jusqu’en 1945. Dès 1947, les Nations-Unies réattribuent l’île à l’Empire britannique qui en confie la gestion à l’Australie. Les exploitations de phosphate reprennent alors de plus belle, au point que les Australiens envisagent même en 1964 de déporter la totalité de la population nauruane sur une autre île pour couper court aux velléités d’indépendance de cette dernière…

Exploitation minière de phosphate sur l’île de Nauru (photo © Bettmann Archive / Le Parisien)

Mais en 1968, les Australiens doivent se rendre à l’évidence et finissent par accorder l’indépendance à Nauru qui devient dès lors la plus petite république du monde avec seulement 9000 habitants à l’époque. L’entreprise minière est nationalisée et c’est le jackpot pour la population, d’autant que les cours du phosphate atteignent des sommets dans les années 1970. En 1974, le pays engrange pour 225 millions d’euros de bénéfices et se targue alors du deuxième PIB par habitant le plus élevé au monde, juste derrière l’Arabie Saoudite et loin devant les États-Unis eux-mêmes !

Vestiges d’installations industrielles portuaires sur le littoral de Nauru (source © Population Data)

Les habitants accèdent à la société de consommation et le pays investit massivement sa nouvelle fortune dans l’immobilier, construisant de luxueux buildings à New-York et Melbourne. Un golf somptueux est aménagé sur l’île et une compagnie aérienne est créée, qui rayonne dans tout le Pacifique. Mais dans les années 1990, les réserves minières s’épuisent et il apparaît rapidement que les dirigeants du pays ont très mal anticipé cette perte de revenus pourtant facilement prédictible. La gestion des finances publiques s’avère catastrophique, caractérisée par la corruption et le détournement de fonds, ce qui oblige l’Etat à revendre la plupart de ses actifs détenus à l’étranger. La compagnie aérienne nationale est même cédée à Taïwan, en échange d’un soutien diplomatique appuyé à ce pays…

Paysage lunaire sur l’île de Nauru, suite à l’exploitation de phosphate (photo © Reuters / France TV info)

Nauru fait alors face à une véritable crise économique, mais aussi écologique, l’environnement naturel de l’île ayant été complètement ravagé par une exploitation minière à outrance. La plupart des espèces naturelles ont disparu tandis que les sols sont dévastés par la pollution industrielle et l’érosion, les anciennes exploitations minières ayant laissé la place à un paysage lunaire de cratères. Par-dessus le marché, l’élévation progressive du niveau de la mer commence à menacer chaque jour davantage la survie même de cet îlot minuscule où les seules terres fertiles et la totalité de la population se concentrent sur la frange côtière la plus exposée. A cela s’ajoute une crise sanitaire d’ampleur : les années d’opulence ont développé chez les habitants de très mauvaises habitudes alimentaires et le pays doit faire face à un taux d’obésité qui touche plus de 95 % de la population selon l’Organisation mondiale de la santé : un véritable désastre !

Pêcheur de Nauru (source © Seatizens)

Face au tarissement des rentrées d’argent du pays, ses dirigeants tentent de multiples expédients tels le blanchiment d’argent via la mise en place d’un paradis fiscal, ainsi que la vente de passeports internationaux. En 2001, l’Australie y voit un moyen de traiter la gestion des migrants qui affluent sur ses côtes et que sa marine traque en mer pour les empêcher d’accoster. Deux centres de transit sont aménagés sur l’île de Nauru et la marine australienne y parque des milliers de demandeurs d’asile de toute origine. Le gouvernement de Nauru y voit un intérêt financier non négligeable, recevant des subsides de la part de l’Australie pour l’aider à gérer ce qui est alors dénommé « solution du Pacifique ». Une solution qui génère de multiples protestations internationales et déclenche plusieurs grèves de la faim de réfugiés afghans puis sri-lankais. Début 2008, l’Australie est contrainte de renoncer et de fermer ces camps de transit, mais a depuis réactivé le dispositif dès 2012.

Camp de transit sur l’île de Nauru, réactivé en 2012 (photo © AFP / Le Temps)

Depuis lord, l’île de Nauru végète et ses habitants dépriment. Nul ne sait si cette république atypique a encore un avenir tant sa situation est cauchemardesque. Les caisses de l’État sont vides, l’environnement naturel est dévasté, l’état de santé de la population est déplorable et la survie même de l’île est menacée. Après avoir connu une véritable euphorie et un niveau d’opulence sans égal, la petite république du Pacifique vit un véritable cauchemar, emblématique d’une gestion minière qui consiste à épuiser ses richesses naturelles sans penser au lendemain…

L. V.

Niveau scolaire : la douche PISA…

19 décembre 2023

Publiée le 5 décembre 2023, la dernière étude PISA, portant sur l’année 2022, a fait l’effet d’une douche froide. La France se trouve certes dans la moyenne des 81 pays de l’OCDE qui ont participé à l’étude, avec des résultats assez comparables à ceux de ses voisins allemands, italiens ou espagnols notamment. Elle n’en recule pas moins de 46 points par rapport à 2018, date de la dernière publication de ces tests, et alors même que la dominante pour ce cru 2022 portait sur les mathématiques, un domaine où la France a plutôt bonne réputation avec ses nombreuses médailles Fields et ses filières d’excellence que s’arrachent les start-ups et le monde de la finance anglo-saxonne.

Les résultats PISA 2022 : la douche froide pour le ministre Gabriel Attal… Un dessin signé Kak, publié dans l’Opinion le 5 décembre 2023

Un score tellement alarmant que le ministre de l’Éducation nationale, le fougueux Gabriel Attal a jugé nécessaire d’annoncer le même jour une série de mesures choc, destinées à accréditer l’idée qu’il prend le sujet à bras le corps et va y remédier fissa ! Une fois de plus, le ministre annonce une refonte totale des programmes tout en exigeant désormais que l’enseignement des mathématiques se fasse exclusivement selon la méthode dite « de Singapour » qui aurait fait ses preuves, du moins pour les bons élèves. Il propose aussi la création de groupes de niveau et le retour du redoublement à l’initiative des enseignants.

De mauvais résultats en mathématiques, mais pas seulement… Un dessin signé Chaunu, publié dans Ouest-France

Des mesures diversement appréciées du milieu enseignant lui-même et qui ne semblent guère répondre aux failles de notre système scolaire telles que les tests PISA les décèlent. Notons d’ailleurs au passage que la France n’est pas la seule à perdre des points au classement PISA, par rapport à 2018. La tendance est même générale, avec des dégringolades spectaculaires comme celles de la Norvège ou de la Finlande qui a longtemps fait figure d’élève modèles que tous les autres pays européens s’acharnaient à vouloir copier. Seuls les dragons asiatiques que sont notamment Singapour, le Japon ou la Corée du Sud, s’en tirent haut la main, eux qui caracolent en tête du classement et qui gagnent encore des points.

Extrait du classement PISA 2022 des pays de l’OCDE (source © Vie Publique)

Il faut bien dire que l’écart est spectaculaire et guère reluisant pour l’école française. Rappelons que ces tests PISA (qui signifie « Programme international pour le suivi des acquis des élèves »), lancés en 1997, ont concerné en 2022 pas moins de 690 000 élèves de 15 ans, dont 7 000 Français, ce qui leur confère une représentativité indéniable. Basés sur des exercices à traiter sur ordinateur, ils portent sur les mathématiques, au travers d’exercices pratiques de la vie courante, sur la compréhension de textes et sur les sciences.

Des domaines dans lesquels les élèves français ne brillent donc guère. Les meilleurs élèves, qui atteignent le niveau 5 voire 6 en mathématiques sont très minoritaires dans notre pays, ne dépassant pas 7 % alors que leur proportion atteint 41 % à Singapour, ce qui donne une idée du décalage de niveau ! De surcroît, la France s’illustre aussi comme étant l’un des pays où l’origine sociale est la plus discriminante, le système scolaire ayant beaucoup de mal à réduire l’impact de l’origine socio-économique des élèves. C’est aussi, avec le Cambodge, l’un de ceux où les directeurs d’établissements signalent le plus d’enseignants non remplacés…

Le redoublement n’est pas forcément la panacée… Un dessin signé Nom, publié en 2017 dans le Télégramme

De tels résultats sont bien évidemment à relativiser, de même d’ailleurs que l’effet des mesures phares annoncées illico par notre ministre de l’Éducation nationale. Lorsque les études PISA ont été lancées, elles avaient mis en évidence que la France était la championne du monde du redoublement, plus de 40 % des élèves de 15 ans ayant déjà redoublé au moins une fois, sans que cela ne se traduise dans les résultats de notre pays qui a, depuis, presque totalement abandonné le recours au redoublement. On se doute bien que le fait d’y revenir ou de faire des groupes de niveau ne va pas avoir une incidence très significative sur les résultats de la prochaine étude PISA…

Les mauvais résultats de la France aux tests PISA, déjà en 2013 : serait-ce lié au niveau des enseignants ?… Un dessin signé Vissecq (source © Pointe à mines)

Le fait que les résultats baissent dans la plupart des pays de l’OCDE montre d’ailleurs, s’il en était besoin, que le phénomène est loin d’être franco-français. Le décrochage de la Finlande par exemple, qui s’aggrave d’année en année depuis 2011, s’explique en partie par une pénurie croissante d’enseignants et des inégalités socio-économiques qui augmentent, en lien direct avec l’arrivée de nombreux enfants allophones issus de l’immigration et souvent de milieux sociaux défavorisés.

Des constats qui s’appliquent aussi en France où l’école a le plus grand mal à corriger les inégalités sociales. Mais à cela s’ajoutent des handicaps liés plus spécifiquement au mode de recrutement et de formation des enseignants, voire de rémunération de ces derniers. La France a en effet de plus en plus de mal à recruter des enseignants de bon niveau, surtout dans les matières scientifiques, en lien sans doute avec une valorisation sociale insuffisante de ces métiers par ailleurs de plus en plus exposés à des problèmes de discipline dans les classes. Ce dernier point est d’ailleurs l’une des caractéristiques qui ressort de ces études PISA, la moitié des collégiens français se plaignant du bruit et du désordre qui règne trop souvent en classe, alors que ces situations paraissent nettement moins répandues dans la plupart des pays de l’OCDE. Les élèves français se sentent aussi moins soutenus par leurs professeurs que dans la plupart des autres pays, ce qui là encore revient à pointer la question de la qualité pédagogique des enseignants français.

Le niveau des enseignants français serait-il insuffisant ?… Un dessin signé Ransom (source © Le Parisien)

Il n’y a certainement pas de recette magique pour rendre l’école française plus performante et s’aligner sur les systèmes qui cartonnent, à l’image de celui de l’Estonie qui se classe en tête des pays européens en 2022, avec pourtant un niveau de rémunération de ses enseignants inférieur à celui de la France et très loin de celui de l’Allemagne ou du Luxembourg, champions en la matière. La formation des enseignants, leur mode de recrutement, l’autonomie qui leur est laissée pour s’adapter au mieux aux besoins et au niveau des élèves, mais aussi la valorisation de leur place dans la société, semblent néanmoins des paramètres à prendre en compte pour tenter d’améliorer l’efficacité de notre système scolaire : un beau chantier en perspective !

L. V.

COP 28 à Dubaï : quel bilan ?

17 décembre 2023

Organisée par les Émirats Arabes Unis à Dubaï du 30 novembre au 13 décembre 2023, la 28e Conférence des parties, 8 ans après la COP 21 de Paris, s’est donc terminée et beaucoup s’interrogent sur le bilan de cette nouvelle grand-messe planétaire qui se réunissait, comble du paradoxe, dans un pays qui doit toute sa prospérité à l’exploitation de ses réserves en hydrocarbures fossiles, gaz et pétrole, dont il détient les 7e réserves les plus importantes de la planète.

Derniers préparatifs avant la COP 28… Un dessin de Georges Chapatte, publié dans le Temps (source © X)

Celui qui présidait aux destinées de la COP 28, Sultan al-Jaber, est d’ailleurs un acteur incontournable et iconique de l’exploitation pétrolière à l’origine du réchauffement climatique planétaire qu’il s’agit désormais de contenir pour que l’humanité ait encore une chance de survivre. Président de l’Adnoc, la toute-puissante compagnie pétrolière nationale émiratie, il a étudié le génie chimique et pétrolier et le droit des affaires aux États-Unis, ce qui ne le prédisposait guère à piloter cette réunion de la dernière chance dont les scientifiques attendaient beaucoup… La société civile était d’ailleurs très sceptique quant à la capacité de Sultan al-Jaber de conduire cette nouvelle COP vers de réelles avancées malgré ses grandes ambitions en matière de développement des énergies renouvelable et de décarbonation de l’exploitation pétrolière elle-même.

Avant de commencer, autant se poser les bonnes questions… Un dessin signé Hermann, publié dans la Tribune de Genève (source © Cartooning for Peace)

Elle avait probablement raison d’être inquiète car, objectivement, à l’heure du bilan, celui de la COP 28 qui vient de s’achever est plutôt mitigé… La présence sur place de pas moins de 2500 lobbyistes de l’industrie pétrolière n’était certes pas de nature à rassurer ceux qui comptaient sur ce grand raout mondial pour acter une sortie de la dépendance aux énergies fossiles à l’origine de l’essentiel des émissions de gaz à effet de serre, surtout quand le secrétaire général de l’OPEP, le Koweitien Haithman al-Ghais, profite de l’événement pour inviter solennellement ses membres et leur représentants à la COP 28 à rejeter toute proposition qui viendrait gêner l’exploitation des hydrocarbures : on ne saurait être plus clair !

Offre spéciale COP 28… Un dessin signé Adene (source © X)

Le président de la COP 28, Sultan al-Jaber lui-même, s’est d’ailleurs distingué dès la première semaine en affirmant qu’il n’existait aucune preuve de l’impact des énergies fossiles sur le réchauffement climatique global, puis en indiquant que sortir de l’ère du pétrole impliquerait de revenir à l’âge des cavernes : une appréciation tout en nuances qui n’a pas dû faire beaucoup rire les scientifiques du GIEC…

Et pourtant, tous les observateurs ont salué une avancée réelle, dès le premier jour de la COP 28, sur le dossier du Fonds pour les pertes et dommages, dont la création avait été décidée lors de la COP 27, l’an dernier à Charm el-Cheikh. Depuis 1 an, les 24 pays en charge de sa préfiguration n’avaient jamais réussi à tomber d’accord quant à la manière de le rendre opérationnel et surtout de l’abonder pour aider financièrement les pays les pauvres à faire face aux dommages irréversibles causés par les sécheresses, inondations et autres cyclones devenus de plus en plus fréquents et dévastateurs.

Après les inondations en Inde près de Darrang, en août 2023, des dommages en lien direct avec le réchauffement climatique global (photo © AFP / Les Echos)

Voilà donc ce fonds doté d’engagements financiers à hauteur de 700 millions de dollars, dont 100 millions d’euros annoncés de la part de la France qui fait donc plutôt figure de bon élève en la matière… Et en parallèle, le Bureau des Nations-Unies pour la réduction des risques de catastrophes a décidé d’héberger le secrétariat du Réseau de Santiago, destiné justement à éviter les pertes et dommages consécutives aux risques naturels conséquences du changement climatique. Comme quoi, il est toujours plus facile de se mettre d’accord pour aider les victimes des catastrophes naturelles que de lutter contre l’origine même de ces risques, surtout si cela va à l’encontre des intérêts économiques majeurs…

L’heure du bilan… Un dessin signé Gobi (source © Facebook / Noirs Dessins)

De ce point de vue, les avancées issues de la COP 28 sont plutôt d’ordre sémantique que réellement engageantes. Il y a été rappelé, comme lors de la COP 26 à Glasgow, qu’il serait bien de sortir progressivement du charbon, mais sans réelle engagement. Et pour la première fois depuis que les COP se réunissent, il a été évoqué la question d’une sortie progressive du recours aux énergies fossiles. Les mots de l’accord final ont été soigneusement choisis pour éviter de froisser ceux qui tirent leurs ressources de l’exploitation des hydrocarbures, se contentant d’affirmer des objectifs finaux tels que la neutralité carbone d’ici 2050, qui reste la finalité de la COP 21, mais sans trop préciser comment y parvenir.

Sous l’influence de Sultan al-Jaber, il est évoqué un scénario qui continue de tirer le meilleur profit des hydrocarbures tout en supposant que les avancées technologiques permettront de développer rapidement des procédés de séquestration du CO2, de telle sorte que l’impact carbone de l’industrie extractive pétrolière sera considéré comme neutre pour la planète. Une utopie qui n’est guère étayée par l’état actuel des avancées scientifiques, mais qui a le mérite de permettre la poursuite du busines as usual

La climatisation contre le réchauffement climatique… Un dessin de Georges Chapatte, publié dans The Boston Globe (source © Chatillonnais en Bourgogne)

La COP 28 a aussi annoncé son ambition de tripler d’ici 2023 le recours aux énergies renouvelables, même si cette démarche reste ambiguë car l’expérience montre que ces énergies ne font que s’ajouter à celle issues des hydrocarbures et du charbon, sans s’y substituer, si bien que les émissions mondiales de gaz à effet de serre, loin de diminuer, continuent à augmenter d’année en année ! Quant à la France, elle s’enorgueillit d’avoir réussi, avec une vingtaine d’autres pays dont les USA et les Émirats Arabes Unis, à promouvoir l’énergie nucléaire comme la panacée universelle en vue de réduire les émissions de gaz à effet de serre sans pour autant renoncer au gaspillage énergétique auquel on s’est si bien habitué. On sent que l’humanité a fait incontestablement un grand pas en avant à l’occasion de cette COP 28 au pays de l’or noir…

L. V.