Les économies du sud ont été dopées par le passage à l’euro, car elles ont eu des entrées de capitaux peu coûteux en termes de taux d’intérêt réel. C’est grâce à ces capitaux bon marché qu’est apparue la bulle immobilière en Espagne
Avant la crise, il n’y a pas de divergence de la dette publique. Mais la dette des pays du sud s’envole avec la crise alors que les pays du nord arrivent à contrôler leur dette. Les pays du sud ont une forte dette nette par rapport au reste du monde. Ceux du nord ont de plus en plus de créances nettes. La divergence commence – puis s’accentue – avec le passage à l’euro.
Pourquoi est-on arrivé à cette situation puisque tous les pays industrialisés ont connu la même situation du point de vue de la crise mondiale ? C’est à cause des politiques d’austérité, mais aussi de l’absence de solidarité qui sévit au sein de la coordination des instances européennes.
Les processus de financement
Il faut emprunter à l’étranger pour rembourser, pour payer ce que vous achetez. Mais la nature du déficit grec produit de la richesse ailleurs. Une partie de la féta que l’on mange dans la salade grecque est importée du Danemark, et la Grèce est un importateur de citrons de Californie. Par ailleurs à la veille de la crise, la Grèce était le troisième acheteur d’armes mondial derrière la Chine, la Corée du Nord (tensions avec la Turquie). Elle les achetait aux Allemands et aux Français. Ainsi le déficit de ce pays n’est pas perdu pour tout le monde : les banques françaises prêtent aux acheteurs d’armes. Du coup les dettes s’accumulent et le déficit se creuse !
Quand la crise de 2007 se déclenche, tous les pays décident de faire quelque chose entre 2007 et 2009. A l’époque, Nicolas Sarkozy préside le Conseil européen qui se réunit en France et qui annonce une relance. Mais la nature de cette relance est bien peu vigoureuse. Elle consiste pour l’essentiel en des mesures adoptées par les différents pays, avec un petit supplément de fonds structurels européens voté par la Commission. Au total, on aura une relance d’environ 1,5 % du PIB de la zone euro.
A la même époque le secrétaire d’état des États-Unis déplore que les Européens ne fassent pas une relance adéquate ! Par contraste, les États-Unis procèdent à une relance qui est au niveau de 8 à 9 % du PIB. Et la Chine fait une relance de 15 % du PIB. Donc, la zone euro face à la crise mondiale de 2007 a eu une réaction nettement sous dimensionnée en termes de relance, et ceci avant le déclenchement de la crise propre à la zone euro.
Faiblesses de la construction
Deux autres éléments d’information aident à comprendre la faiblesse de la réponse. Tout d’abord l’UE a choisi de plafonner son budget à 1,1 % du PIB de la zone euro (c’est-à-dire l’équivalent de ce que pourrait être un budget fédéral). Par comparaison les États-Unis ont un budget fédéral qui représente 25 % du PIB du pays. Ce qui signifie que lorsque surgit un problème dans un état de la fédération, alors la fédération a une possibilité d’action à hauteur de 25 % du PIB. L’Europe, quant à elle, a une possibilité d’action réduite à 1,1 % du PIB. Cette distorsion manifeste permet de pointer un énorme problème, à la base de la construction européenne.
Notons que, quand la zone euro a été mise en place, on a fait le choix d’assumer une asymétrie entre un espace monétaire totalement intégré (puisque le pouvoir monétaire est concentré dans la BCE) et un pouvoir budgétaire qui est quasi inexistant (il y a des budgets nationaux et un minuscule budget de l’UE). Une politique mixte qui associerait politique budgétaire et politique monétaire est impossible dans la zone euro puisqu’on a une seule politique monétaire et autant de politiques budgétaires que l’on a de pays. Coordonner tout cela est extrêmement compliqué.
Par ailleurs, le passage à l’euro est en partie lié à un contexte politique particulier. C’est celui de l’effondrement du bloc de l’est et de la crainte qu’il y avait de voir l’Allemagne rompre les amarres de l’Europe et de se trouver en position centrale en Europe. Une des raisons du passage à l’euro était d’arrimer l’Allemagne autour d’un projet politique unificateur. Et pour cela il a fallu donner des gages à l’Allemagne en créant une monnaie commune.
Or l’Allemagne a construit son identité économique après la guerre sur une doctrine appelée l’ordolibéralisme, construite par des chrétiens démocrates anti-nazis. L’expérience nazie leur montrait que l’intervention de l’État dans l’économie était nuisible pour les libertés et qu’il fallait trouver une solution qui ne soit ni l’État, ni le marché. Le mot d’ordre de cette doctrine – économie sociale de marché – a été « autant de marché que possible, autant d’état que nécessaire ». C’est une position centriste qui conduit à privilégier la coordination par des règles et non par une coordination discrétionnaire.
Dans une politique discrétionnaire, le gouvernement dit ce qu’il pense être bon et le fait. Cette conception est très dangereuse pour plusieurs raisons. D’abord l’État ne fait pas toujours ce qu’il faut faire et peut être amené à prendre de mauvaises décisions. Pour éviter cela, l’idée est donc d’imposer des règles. Ainsi, les critères de convergence de Maastricht sont des règles ; le Pacte de Stabilité d’un gouvernement produit de nouvelles règles qui se rajoutent aux précédentes. On a ainsi constaté qu’à chaque fois qu’une crise survient, sous l’influence allemande, on a cherché à renforcer les règles !
On entend parfois l’argument qui consiste à dire que si on n’a pas de règles assez strictes, des passagers clandestins (pays mauvais joueurs) vont apparaître. Argument qui provient de raisonnements fallacieux tels que : « Si on garantit une aide en cas de difficultés des gens du sud (Grecs, Italiens, qui sont enclins à une certaine paresse) ils vont vivre sur les efforts des autres. » Il faut donc un système de règles qui les sanctionnent s’ils se comportent mal. D’où le système de gouvernance qui a été mis en place.
Sur le plan politique, le Traité d’Amsterdam a institué le Pacte de Stabilité et de Croissance. Lionel Jospin a renégocié le Pacte de Stabilité et, de haute lutte, a obtenu qu’on l’appelle Pacte de Stabilité et de Croissance. Le couple Chirac-Jospin a prétendu avoir ainsi emporté une grande victoire. Le traité a de fait été ratifié par Parlement. Deux ans plus tard, Romano Prodi président de la Commission européenne jugeait que ce pacte était stupide, mais qu’il fallait le … respecter ! Quant au Traité sur la Stabilité et la Gouvernance, il a été adopté juste après l’élection de François Hollande, lequel voulait le renégocier : ce n’est toujours pas fait à l’heure actuelle. Et pourtant, environ 80 % des économistes considèrent que ce pacte est une mauvaise chose.
Le consensus des économistes
Lorsque le traité simplifié de Lisbonne est adopté à l’automne 2007, la crise mondiale a débuté avec le crash des premières structures financières, mais on n’est pas encore au plus fort de la crise. Eloi Laurent, économiste français de l’OFCE, publie alors un commentaire sur le Traité de Lisbonne, sous le titre « En attendant la crise» où il décrit pourquoi ce traité nous désarme dans notre possibilité de mettre en œuvre une politique qui permettrait de répondre à une dégradation de la situation économique.
En 2002 Jean Paul Fitoussi, qui est président de l’OFCE à l’époque, professeur à l’IEP de Paris, publie un livre : « La règle et le choix » dans lequel il montre clairement où est le débat. Ou bien nous appliquons les règles et cela signifie que nous renonçons au débat démocratique. Ou bien nous assumons la démocratie et alors il faut dire que les pouvoirs politiques font des choix et qu’ils doivent les soumettre aux citoyens. Il constate de plus, qu’en privilégiant la régulation de la zone euro par les règles, on limite la démocratie puisqu’il n’y a plus rien à débattre et qu’on se prive des outils qui nous permettraient de réponde à une situation de crise.
Et c’est exactement ce que nous avons vu ! Face à la crise qui s’est déclenchée, il a fallu des négociations infinies pour obtenir le déblocage de plans d’aide à la Grèce. La Troïka (CE, BCE, FMI) se rendait à Athènes jouer les gendarmes avec des scénarios de ce style : « Qu’avez-vous prévu pour votre croissance dans les 5 ans à venir ? » Ces inspecteurs sortaient leurs statistiques et leurs calculatrices pour contester les propositions grecques « Là vous avez mis 9,01. Vous vous êtes trompés à la première décimale. Cela ne va pas, c’est 9,5 ! » Et ils repartaient en reportant le déblocage l’aide financière attendue à une visite ultérieure. Cette attitude vexatoire inouïe a été absolument insupportable pour les Grecs.
Avec l’épée de Damoclès de ces règles, on a été dans l’incapacité totale, pour des raisons techniques et politiques, de répondre à la situation. Voila ce que déclarait au Monde le 2 janvier 2011 Axel Weber, qui était à l’époque à la tête de la Bundesbank, et qui a démissionné du conseil de la BCE lorsqu’on a mis en place les premières mesures d’intervention de la BCE sur les marchés financiers : « Il est impossible de justifier auprès des électeurs qu’on aide un autre pays afin que ce dernier puisse s’épargner les douloureux efforts d’adaptation qu’on a soi-même endurés ». Cette déclaration éclaire la logique qui est à l’œuvre à l’intérieur de l’UE. C’est une logique de non solidarité.
Alain Beitone lors de sa conférence à Carnoux le 19 janvier 2015
Il est bien évident qu’on ne peut pas « vendre » la construction européenne en disant « Attention, on ne sera pas solidaires » d’autant que le creusement des déficits macroéconomiques est dû à un certain nombre de choix politiques (opérés ou évités) par les gouvernements concernés. On a appris par exemple que, jusqu’à la crise, les biens d’église, y compris les biens fonciers et immobiliers, n’étaient pas imposés en Grèce. Des choix contestables ont ainsi été soulignés, mais l’essentiel du déséquilibre est lié à ce défaut de construction de la zone euro qui a provoqué la divergence. Et, qui plus est, a laissé des mouvements de capitaux privés gérer cette divergence. Tant que les mouvements de capitaux privés ont compensé le déficit, tout allait bien. Mais le jour où tout a craqué, on ne disposait pas ni des instruments ni de la volonté politique d’y répondre. Et ce qui aggrave cette double incapacité, c’est qu’on a répondu à la crise par un renforcement de cette logique de règles avec le Traité sur la Stabilité et la Gouvernance. On a même ajouté une contrainte budgétaire : aux 3 % de déficit sur le PIB courant, on a rajouté une contrainte de 0,5 % de déficit structurel par rapport au PIB…
Des économistes comme Irving Fisher – qui n’avait rien d’un gauchiste – ont aussi montré que les économies de marché sont instables de façon endogène, puisque les mécanismes de marché produisent nécessairement de l’instabilité et des phénomènes cumulatifs. Irving Fisher a aussi montré que lorsqu’on rentre dans une logique déflationniste, on a énormément de difficultés à en sortir parce que plus on a de déflation, plus c’est coûteux de rembourser. C’est ce cercle vicieux que la BCE cherche a éviter actuellement.
Les économies de marché ont beaucoup d’avantages. Mais elles ont un gros inconvénient : elles produisent beaucoup d’inégalités (cf le rapport d’Oxfam) et elles produisent de l’instabilité. Pour contrer ces effets négatifs, on a imaginé l’existence d’une structure extérieure au marché qui joue un rôle régulateur, c’est-à-dire qui redistribue les revenus pour compenser l’inégalité et qui stabilise l’économie puisqu’elle est endogènement instable. Mais à partir du moment où vous avez un budget réduit à 1,1 % du PIB, vous ne pouvez plus redistribuer dans la zone, et à partir du moment où vous avez un équilibre structurel des finances publiques vous ne pouvez plus stabiliser. On se trouve dans une construction économique bancale.
Les replis nationalistes existent partout. Aux USA, il a aussi des citoyens qui veulent reconquérir leur souveraineté nationale, en « poussant les mexicains dehors » par exemple. Leurs discours sont de même nature que ceux qu’on entend chez nous. Mais la construction européenne ne peut être démocratique et efficace – les deux choses sont liées – que si on redonne à la politique les possibilités d’agir sur le réel. Et sur les questions évoquées ici, on a été très largement privé d’agir sur le réel.
Retour au cas de la Grèce
On a appliqué cette politique en Grèce. Quelles en sont les conséquences à l’heure actuelle ? Le PIB a baissé, le revenu moyen des Grecs a baissé, il y a 25 % de fonctionnaires en moins, et le taux d’endettement de la Grèce est plus fort qu’avant la crise. Entre temps, 60 % de la dette a été annulée, mais elle correspond désormais à 174 % du PIB ! Donc, cette politique d’austérité n’est pas efficace. Certains pensent que ceux qui ont péché et qui n’ont pas fait assez d’efforts, doivent maintenant expier. Mais les chiffres donnés sur les comparaisons zone euro / Union européenne, ou zone euro / Grande-Bretagne montrent tous que cette politique ne fonctionne pas. La Grèce n’en sortira pas si des mesures nouvelles ne sont pas prises.
(A suivre)
Notes inspirées par la conférence, prises par Jacques Tonnelle