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Optitec : naissance, vie et fin d’un technopôle de la photonique

31 mars 2024

La chronique ci-après a été publiée le 17 mars 2024 par GoMet, un média tout numérique qui traite de l’actualité locale sur la métropole Aix-Marseille-Provence en s’efforçant de mettre en avant les réussites et les expertises présentes sur le territoire, notamment dans les domaines de l’innovation technologique, mais aussi politique, sociale, économique et culturelle. Le pôle de compétitivité Optitec a été absorbé début janvier 2024 par le pôle Solutions communicantes sécurisées (SCS) et la photonique provençale n’existe donc plus en tant que telle. C’est une aventure d’un quart de siècle qui se termineJacques Boulesteix, astrophysicien, ancien directeur de recherches au CNRS, président-fondateur de POPsud en 2000, d’Optitec en 2006, puis du réseau Optique Méditerranéen, mais aussi premier président du Cercle progressiste carnussien, revient ici sur la genèse de l’un des précurseurs des pôles de compétitivité, le premier impliquant, à l’échelle de notre région, tous les acteurs académiques et industriels d’une même thématique sectorielle.

Jacques Boulesteix dans les locaux de GoMet à Marseille le 16 février 2024 (photo © JYD / Gomet)

La photonique est la science et la technologie des photons, ces éléments constitutifs de la lumière, à la fois ondes et particules. Mais la photonique est en fait beaucoup plus que la lumière. Car la photonique se trouve derrière de très nombreuses technologies de la vie quotidienne. Et si l’éclairage, l’optique, la vision ou l’image restent des secteurs traditionnels de ce secteur technologique, d’autres applications majeures comme les télécommunications, la biophotonique, l’énergie ou la productique, lui ont donné un grand coup de booster depuis une trentaine d’années. Aujourd’hui, les liaisons internet, les smartphones, les ordinateurs portables, la médecine et la chirurgie, la robotique, ont vécu de véritables révolutions technologiques grâce à la photonique qui s’est révélée une source d’innovations considérable.

Présentation d’Optitec le 16 mars 2003 (source © Gomet)

La photonique, la science du XXIe siècle

C’est un volumineux rapport du National Research Council (NRC) américain qui lança en 1998 l’essor de la photonique mondiale. « Harnessing Light : Optical Science and Engineering for the 21 st Century » récapitulait les inventions (lasers, fibre optique, cristaux liquides, scanners médicaux, panneaux photovoltaïques, vision nocturne, couches minces, disques optiques, LEDs, …) au regard des potentialités de leurs utilisations (communications, informatique, écrans, santé, éclairage, détecteurs, défense, spatial, processus industriels, …). Selon ses conclusions, non seulement l’économie induite devait croître très rapidement, mais la photonique était promise à devenir la science du XXIe siècle, tout comme l’électronique fut celle du siècle précédent.

À la fin des années 1990, un bouillonnement est effectivement apparu dans certains pays et les premiers clusters de photonique avaient déjà vu le jour. En Amérique du Nord, plusieurs pôles se structuraient (Californie, Tucson, Québec). En Europe, l’Allemagne avait pris un peu d’avance avec deux associations industrielles régionales traditionnellement à forte composante optique (Jena, Berlin). En France, c’est d’abord en Île-de-France (Optics Valley), en Bretagne (Lannion autour des télécoms) et en Provence Alpes Côte d’Azur avec POPsud que le mouvement était le plus visible.

Présentation d’Optitec le 16 mars 2003 (source © Gomet)

Le pôle optique et photonique POPsud 

La genèse de POPsud a sans doute été la plus originale, puisqu’elle a eu lieu autant à l’initiative de chercheurs universitaires et du CNRS, que de responsables ou cadres d’entreprises d’optique. La situation locale était tout à fait particulière : les principaux acteurs se connaissaient de longue date ! Les relations se regroupaient autour de deux grands sujets : l’astronomie et l’espace d’une part, la physique des matériaux de l’autre. Concernant la physique, par exemple, beaucoup d’entrepreneurs avaient gardé un lien avec le laboratoire où ils avaient étudié, suivi un stage, été parfois salariés, alors qu’une partie non négligeable de la recherche publique était financée sous contrats.

Présentation d’Optitec le 16 mars 2003 (source © Gomet)

Le cas du spatial et de l’astronomie était différent. Les astronomes provençaux étaient largement impliqués et souvent même à l’initiative de la construction de grands instruments mondiaux (satellites, grands télescopes français à Hawaï ou européens au Chili). La fabrication de ces télescopes et l’instrumentation auxiliaire étaient régulièrement confiées à des industriels locaux. Le déclencheur du rapprochement a été la nécessité de renouveler fortement un équipement important (bancs de tests, chambres propres, refroidies ou à vide) à la fois dans les entreprises et les laboratoires. La complexité et le coût de ces équipements étaient incompatibles avec une utilisation à temps partiel. Aussi, les tout premiers projets financés par POPsud ont largement été consacrés à des « moyens mutualisés », localisés dans le privé ou le public, mais partagés.

Présentation d’Optitec le 16 mars 2003 (source © Gomet)

Tout restait à inventer

Le principe de la création de POPsud avait été adopté en octobre 1999, lors d’une réunion de six fondateurs. Trois entrepreneurs : Gilbert Dahan, de SESO (13), Charles Palumbo, de Cybernetix (13) et Gérard Greiss, de SEOP (83). Trois chercheurs universitaires : François Flory, de l’Institut Fresnel (13), Farrokh Vakili, de l’Observatoire de la Côte d’Azur (06) et moi-même, du Laboratoire d’astrophysique de Marseille (13). Nous ne savions pas du tout où nous allions. Tout restait à inventer. C’était grisant, mais nous étions d’accord pour tenter le coup d’une structure régionale, réellement nouvelle, qui n’avait de sens que si elle accélérait réellement le développement de la photonique dans notre région où les acteurs étaient déjà nombreux et souvent de niveau international. Notre petite histoire retiendra que nous nous étions engagés à nous reposer chaque année (et cela a été fait au moins jusqu’en 2013) la question de la prolongation du pôle. Il n’était pas question d’institutionnaliser une structure qui aurait perdu son dynamisme et son inventivité.

La Provence, une terre historique de recherche et d’essaimage industriel en optique

La Provence a été de longue date une terre de développement de l’optique, initialement autour de l’Observatoire de Marseille, initialement « Observatoire royal de la marine », créé en 1702 aux Accoules, puis transféré « en limite de la ville » en 1860 sur le plateau Longchamp. Marseille s’enorgueillit donc d’être la ville du troisième observatoire astronomique moderne construit au monde, juste après Paris (1667) et Greenwich (1675). Et surtout, Marseille fut dotée en 1865 du télescope de 80 cm de Foucault (que l’on peut toujours visiter), alors le plus grand au monde, le premier instrument associant un miroir parabolique et une réflexion par couche argentée, en rupture totale avec la tradition des lunettes astronomiques. C’est toujours le principe optique des télescopes actuels, terrestres ou spatiaux. L’instrument, révolutionnaire, disposait même d’un support de miroir actif, concept longtemps oublié, mais qui équipe aujourd’hui tous les télescopes géants modernes.

Présentation d’Optitec le 16 mars 2003 (source © Gomet)

Vérifier la relativité générale d’Einstein

L’inventivité de Marseille en matière optique ne s’arrête pourtant pas là. En 1897, à l’université, alors sise rue Sénac de Meilhan en haut de la Canebière, deux physiciens, Alfred Perot et Charles Fabry, inventèrent l’interféromètre à ondes multiples qui porte leur nom, l’interféromètre de Fabry-Perot. Il s’agit d’une invention majeure de la métrologie, qui permit notamment la vérification observationnelle de la relativité générale d’Einstein lors d’une éclipse de Soleil en 1919. Aujourd’hui, elle est essentielle aux contrôles des surfaces optiques, à la mesure des déplacements infinitésimaux, aux filtrages de longueurs d’onde et est utilisée quotidiennement dans la recherche et l’industrie.

Un peu plus tard, à partir des années 1930, c’est un autre domaine d’excellence qui se développe à partir de Marseille : celui des couches minces métalliques, de quelques dizaines de microns au plus. Associées au départ à l’amélioration de l’interféromètre de Fabry-Perot, elles trouvent bien vite d’autres applications et sont aujourd’hui indispensables comme antireflet dans les composants photo-électroniques, la lunetterie, les cellules photovoltaïques.

SESO, pionnier de la photonique

Ce contexte académique a bien évidemment été déterminant dans la création en 1979 à Aix-en-Provence, de la société SESO (Société européenne de systèmes optiques), créée par des cadres issus de la société Bertin. SESO est spécialisée dans la conception et la fabrication de composants et de systèmes de précision dans le domaine de la photonique, notamment pour le secteur aéronautique et spatial.

En 1989, c’est le calcul optique qui vient compléter la panoplie, avec la création, par un jeune diplômé de l’École supérieure d’optique de Marseille, de la société Optis à La Farlède dans le Var. Avec le développement de la simulation et le prototypage virtuel en matière d’optique, Optis deviendra l’un des acteurs majeurs du secteur avant d’être rachetée en 2018 par le géant mondial de la réalité virtuelle Anzys, pour les véhicules autonomes.

Au début des années 2000, le projet Iter de fusion thermonucléaire à Cadarache s’intéresse aussi à la photonique. D’ailleurs, les contraintes d’intégration de capteurs, de lasers, d’imageurs dans un milieu radiatif hostile avec zéro défaut et zéro panne, s’apparentaient fortement à celles déjà présentes dans POPsud autour du spatial et des systèmes sous-marins.

C’est évidemment avant tout ce lien très fort existant entre une recherche universitaire établie dans le domaine des sciences de la lumière et un tissu industriel très riche dans les domaines de l’optique, qui a permis l’émergence, en 1999, du pôle d’optique et de photonique POPsud, simultanément avec la création d’Optics Valley en région parisienne, bien avant l’annonce, en 2005, des premiers pôles de compétitivité.

Un outil clé : les plateformes mutualisées

Les bonnes fées étaient présentes lors de la naissance de POPsud. Jean-Pierre Nigoghossian, ancien de Bertin, de l’Institut méditerranéen de technologie, puis directeur de la recherche et de la technologie en région, a accompagné de nombreux conseils, ce qu’il faut bien appeler une « aventure avant l’heure ». La première étude de faisabilité, réalisée par le cabinet parisien Atalaya confirmait à la fois l’anticipation du boom mondial de la photonique et les potentialités locales.

Jean-Pierre Nigoghossian (photo © CA / GoMet)

Cerise sur le gâteau, Pierre Bernhard, le fondateur et directeur de l’INRIA (Institut national de recherche en informatique et automatique) à Sophia-Antipolis, acceptait de présider le conseil scientifique de POPsud, alors que la photonique n’était vraiment pas sa spécialité. Mais ce recul s’avérera décisif dans la sélection et la réussite des premiers projets. Le principe novateur initial retenu fut également que 30 % du conseil stratégique ne soit pas directement lié à la photonique et que 30 % soit extérieur à la région. Tout était sur la table. Tout était à inventer. Un vrai défi collectif !

Pierre Bernhard, fondateur de l’INRIA à Sophia Antipolis (source © Sciences pour tous 06)

13 projets communs financés

Entre 2001 et 2005, 13 projets communs entreprises-laboratoires virent le jour pour un financement de sept millions d’euros, issu à 53 % du privé. Évidemment, la sélection en 2005 de POPsud (qui devient alors Optitec) dans le cadre de l’appel d’offres des pôles de compétitivité allait changer l’échelle du financement. Entre 2006 et 2012, chaque année en moyenne, dans le cadre du pôle de compétitivité, 15 à 20 projets mutualisés sont financés pour une quarantaine de millions d’euros (dont 50 % venant du privé). En 2010, Optitec s’étend à la région Languedoc-Roussillon.

15 000 emplois, 1 500 chercheurs

La labellisation comme pôle de compétitivité a indéniablement favorisé la croissance des entreprises. Selon les statistiques d’Optitec, qui ne compte strictement que les emplois liés à l’optique-photonique, en 2000, la filière régionale comptait 3 000 emplois qualifiés dans 15 000 emplois industriels associés et 1 500 chercheurs. Entre 2006 et 2012, 1 600 emplois directs qualifiés furent créés ainsi que 30 start-up avec un taux de survie de 82 %. La croissance annuelle locale était légèrement supérieure à la croissance mondiale de la photonique (15 %), ce qui en faisait un secteur régional très dynamique.

En 2013, le chiffre d’affaires des entreprises régionales de photonique atteignait 1 300 M€, concentrant 25 % des activités françaises de recherche et développement dans le secteur optique. En 2012 était inauguré, sur le technopôle de Château-Gombert, l’Hôtel Technoptic, accélérateur pour les start-up de l’optique, la photonique et des objets connectés IOT à la fois pépinière d’entreprises et hébergeur de plateformes technologiques. En 2010, Optitec était récompensé du Label de Bronze de cluster européen sous l’égide de la Commission Européenne.

Partie du Comité stratégique de POP Sud (source © archives J. Boulesteix / GoMet)

Avec un taux d’exportation de ses entreprises supérieur à 35 % à sa création et des laboratoires publics de recherche mondialement reconnus, POPsud/Optitec était naturellement tourné vers l’extérieur. Les accords d’échange et les visites d’entreprises à l’étranger furent nombreux : Singapour 2004, Israël 2004, Shangaï 2004 (Optochina), Canada 2002 et 2005, Iéna 2008 (Optonet/Zeiss), Royaume-Uni 2008, MIT et Boston University 2009, Shenzhen 2009, Brésil 2010, Espagne 2011 (SECPHO), Italie 2012 (OPTOSACANA), Russie 2011 et 2012, … En 2005, Optitec créait le Réseau optique méditerranéen (ROM), financé par l’Europe et réunissant les régions de Valence, Catalogne, Provence-Alpes-Côte d’Azur, Toscane, Sardaigne, Crète et Israël.

La photonique : un domaine bouleversé par l’irruption de l’acteur chinois

Dès 2013, l’Union européenne avait identifié la photonique comme l’une des six technologies clés du XXIe siècle (KET, Key Enabling Technology). Les Chinois aussi, certainement. Car la Chine envahit alors rapidement le marché mondial de composants optiques à faible coût et rattrape à grand pas son retard sur les systèmes photoniques complexes. Avec une croissance dans ce secteur une fois et demi supérieure à celle de l’Europe et un immense marché intérieur, la Chine, qui y était quasiment absente dans les années 2000 rivalise de plein fouet avec la photonique européenne (et américaine). Le 4e plan quinquennal chinois (2021-2025) a d’ailleurs placé l’optique-photonique au cœur des technologies prioritaires. On savait déjà que la Chine était devenue le premier marché mondial de consommation des circuits intégrés avec une part du marché mondial de 34,4 %, contre 21,7 %, pour les États-Unis et 8,5 % pour l’Europe. C’est aussi le cas pour la photonique.

Pour bien en comprendre l’enjeu, il faut savoir que la science et les applications de la lumière représentent, en termes de PIB, environ 11 % de l’économie mondiale. C’est le secteur de plus forte croissance. Les revenus annuels mondiaux des produits photoniques dépassent 2 300 milliards d’euros. Cette industrie emploie plus de 4 millions de personnes. La chaîne de valeur de la photonique est très large. Elle va du verre aux systèmes très intégrés, en passant par l’éclairage, la fibre optique, les lasers, les imageurs, les panneaux photoélectriques. La photonique est présente dans tous les systèmes complexes : robots, avions, espace, smartphones, scanners médicaux, communications, ordinateurs, machines-outils, les véhicules autonomes, sans parler du militaire…

L’Hôtel Technoptic, accélérateur pour les start-up de l’optique  (source © Gomet)

Certes la France n’est pas démunie. Selon les statistiques de l’European Photonic Industry Consortium (EPIC), qui compte assez largement toutes les activités liées de près ou de loin à la photonique, l’écosystème photonique français représente 19 Md€ de chiffres d’affaires, une croissance de 7,5 % par an et 80 000 emplois. Ce n’est pas rien. D’autant plus qu’au-delà des groupes de taille mondiale comme Thales, Safran, Essilor ou Valeo, on estime le tissu riche de 1 000 entreprises dont 40 % ont moins de 10 ans. Elles génèrent une activité estimée à 15 Md€ avec plus de 80 000 emplois hautement qualifiés, opérant sur un marché mondial estimé à 525 Md€.

Le contexte de l’innovation dans lequel est né POPsud a profondément évolué en 25 ans

D’une part, contrairement à d’autres pays européens, le tissu industriel français le plus innovant à l’époque, clairement composé de PME partenaires de laboratoires de recherche publics, n’a pas vraiment réussi sa mutation vers des établissements plus importants (ETI) disposant d’une assise financière suffisante et de ressources humaines pour attaquer de gros marchés. La croissance, pourtant importante dans le secteur de la photonique, a plafonné.

À cette faiblesse structurelle très française, s’est ajouté, au fil du temps, un certain essoufflement des croisements entre les partenaires des pôles, dont les projets peinent, après quelques années, à échapper à une certaine consanguinité, qui n’a peut-être pas été assez anticipée. Or l’innovation, c’est aussi la découverte, la surprise d’un nouveau partenaire. D’où les nouvelles stratégies d’élargissement thématique et de fusion avec d’autres pôles. Enfin, les partenariats directs entre les entreprises à l’échelle mondiale se sont développés, chaque entreprise dynamique cherchant aujourd’hui à disposer d’un point d’appui sur chaque continent, au risque de créer des conflits à l’intérieur même des pôles. Le chacun pour soi s’est développé, s’éloignant toujours un peu plus de l’esprit des initiateurs des premiers pôles.

Il serait cependant bien hasardeux de penser que le renouveau des mécanismes d’innovation passe par une rationalisation ou une intégration à une échelle toujours plus grande. L’histoire enseigne que les idées naissent dans de petites entités, de petites équipes, plus favorables à l’ouverture et au dynamisme. Ce n’est pas le cas de la production ou de la percée sur les marchés, qui font appel à d’autres ressorts, pas forcément liés à une logique de pôles. C’est cette dualité que nous a permis de mieux comprendre, depuis 25 ans, l’expérience des pôles pionniers comme POPsud.

J. Bx.

Les pôles de compétitivité à la croisée des chemins (2ème partie)

13 mars 2024

La chronique ci-après a été publiée le 3 mars 2024 par GoMet, un média tout numérique qui traite de l’actualité locale sur la métropole Aix-Marseille-Provence en s’efforçant de mettre en avant les réussites et les expertises présentes sur le territoire, notamment dans les domaines de l’innovation technologique, mais aussi politique, sociale, économique et culturelle. Rédigée par Jacques Boulesteix, astrophysicien, ancien directeur de recherches au CNRS, président-fondateur de POPsud en 2000, d’Optitec en 2006, puis du réseau Optique Méditerranéen, et président de 2010 à 2018 du fond régional d’investissement Paca Investissement, mais aussi premier président du Cercle progressiste carnussien, cette chronique est le deuxième chapitre d’une réflexion plus vaste retraçant le parcours des structures créées localement pour accompagner et favoriser ce développement technologique, entre mondialisation assumée et souhait d’un ancrage social de proximité…

Jacques Boulesteix dans les locaux de GoMet à Marseille le 16 février 2024 (photo © JYD / Gomet)

Les pôles de compétitivité, second étage de la fusée de l’innovation, après les technopôles (lire notre précédente chronique), s’est finalement révélé très efficace. Ils ont d’abord été initiés par les acteurs eux-mêmes (universités, centre de recherches, entreprises) qui aspiraient à des échanges beaucoup plus forts, même s’ils étaient localisés dans des lieux éloignés. Le développement des communications n’est évidemment pas étranger à cette évolution. La « fertilisation croisée » s’affranchissait ainsi de contraintes géographiques pour impliquer un maximum de compétences et d’acteurs. Néanmoins, tout restait dans une proximité acceptable permettant les échanges physiques réguliers (réunions, colloques, ateliers, visites d’entreprises, …) et une innovation très concrètement partagée.

En 2016, Christian Estrosi, président de la Région avec les présidents des pôles de compétitivité de la région (photo © Pierre Ciot / GoMet)

Il y a donc une filiation directe entre les technopôles et les pôles de compétitivité : l’espace s’élargit et la nature de l’échange se précise. Ce type de pôle ne peut-être que thématique et l’interlocuteur n’est reconnu que s’il apporte quelque chose. Nous ne sommes plus dans l’économie d’échelle, voire la mutualisation de moyens mi-lourds qui était le point fort des technopôles. Les pôles de compétitivité dessinent une véritable communauté d’intérêts dans un domaine. Cette communauté va développer de stratégies, des alliances qui bénéficieront à chacun. Contrairement aux technopôles, dont l’essence-même est liée à des politiques publiques d’aménagement territorial, les pôles de compétitivité sont d’abord issus d’associations loi 1901. La dynamique est inversée : la verticalité passe du haut vers le bas au bas vers le haut. C’est un ressort essentiel.

Neuf pôles en Provence Alpes Côte d’Azur

En 2004, deux rapports importants prônent cette évolution. En février, la DATAR (Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale) publie « La France, puissance industrielle. Une nouvelle politique industrielle par les territoires » qui avance explicitement le terme « pôles de compétitivité ». En avril, Christian Blanc, à la demande du Premier ministre, rend son rapport « Pour un écosystème de la connaissance » qui suggère lui aussi la constitution de clusters à la française. Le gouvernement décide alors de lancer en 2005 un appel à projets afin de labelliser les premiers pôles français. Le chiffre de 10 à 15 avait été annoncé. La surprise est qu’une centaine de dossiers furent déposés ! 67 pôles furent finalement labellisés, dont sept (puis rapidement neuf) en région Provence Alpes Côte d’Azur.

Ce succès mettait en évidence l’existence de multiples réseaux d’innovation peu visibles mais bien réels et surtout, l’effet d’entrainement que générait l’annonce d’une forte implication de l’État dans le processus. Des rapprochements qui n’avaient pu se faire depuis des années étaient alors souhaités par les acteurs industriels et académiques. L’un des exemples intéressants est le secteur de la micro-électronique, des communications et des logiciels dans la région. Depuis plus d’une dizaine d’années la synergie se faisait attendre entre la partie ouest à Rousset, plutôt orientée sur les composants et la partie est à Sophia-Antipolis, développée dans les applicatifs. Mais le rapprochement ne correspondait nullement aux logiques sectorielles et territoriales existantes. Pourtant, le pôle de compétitivité Solutions Communicantes Sécurisées (SCS), étiqueté mondial, fut proposé et vit le jour. La stratégie, résumée à l’époque par la formule « du silicium aux usages », fut en elle-même une innovation.

Le siège de ST Microelectronic à Rousset (photo © GoMet)

2020 : un bilan indéniable mais des signes d’essoufflement

Depuis leur création, les pôles de compétitivité français ont initié plus de 5000 projets de recherche et développement, financés cinq milliards d’euros de participations privées, deux milliards par l’État et la BPI, et 1,5 milliards par les régions. Ils ont créé une dynamique, une mobilisation en faveur de la recherche appliquée et une mobilisation de tous les acteurs locaux, dont les collectivités territoriales.

Ce bilan positif n’exonère pas d’un certain nombre d’interrogations qui touchent essentiellement à l’impact réel en matière d’emplois, au déficit persistant de formations ou à la multiplicité des financements qui génère beaucoup de lourdeur. De plus, comme l’a souligné à plusieurs reprises le Conseil économique social et environnemental (CESE), les inégalités territoriales ont été renforcées par l’implantation des pôles dans les régions leaders, et les PME non familières avec les pôles continuent de rencontrer des difficultés à participer aux projets collaboratifs, ce qui explique que le nombre d’acteurs impliquées stagne.

Certains pôles, comme Optitec en Paca, ont joué l’élargissement vers d’autres régions et même la fusion (en l’occurrence avec SCS). Mais la tendance est là : les pôles de compétitivité, confrontés à un contexte européen et mondial incertain, peinent à trouver un nouveau souffle. En quelque sorte, ils deviennent moins créatifs et reproduisent les schémas de développement qui leur ont jusqu’à présent réussi. A leur décharge, ils ne sont pas les seuls…

J. Bx.

Les bénéfices indécents de TotalEnergies

15 février 2024

La multinationale TotalEnergies vient d’annoncer, le 7 février 2024, de nouveaux bénéfices pharamineux pour l’exercice 2023, à hauteur de 21,4 milliards de dollars (soit 19,1 milliards d’euros, mais chez ces gens-là on compte plutôt en dollars…). Une augmentation de 4 % par rapport à 2022 où les bénéfices du géant pétrolier avaient déjà enregistré un record historique de 20,5 milliards de dollars, faisant suite à un autre exercice mirobolant en 2021 qui s’était soldé par un résultat net de plus de 16 milliards de dollars.

Chez TotalEnergies, comme d’ailleurs chez ses principaux concurrents, les majors du secteur pétrolier que sont ExxonMobil, Shell, BP et Chevron, les années se suivent et se ressemblent, avec des bénéfices toujours plus plantureux issus directement de l’exploitation des énergies fossiles, celle-là même qui est à l’origine du réchauffement climatique majeur auquel la planète est confrontée.

Un dessin signé Sié, publié le 19 février 2024 sur Urtikan.net

Des bénéfices qui servent pour l’essentiel à rémunérer grassement ses actionnaires avec des dividendes en hausse de 7,1 % par rapport à 2022, une augmentation annuelle à laquelle rêveraient bien des salariés ! En 2023, ce sont ainsi 15,4 milliards d’euros qui ont été versés par TotalEnergies directement dans la poche de ses actionnaires et pas moins de 9 milliards que la firme a utilisé pour racheter ses propres actions, histoire d’en faire monter artificiellement le cours en bourse, toujours pour la plus grande satisfaction de ses actionnaires, décidément chouchoutés.

Plateforme de forage Eglin, exploitée par Total en Mer du Nord, qui avait dû être évacuée en 2012 suite à une énorme fuite de gaz (source © Total / l’Usine nouvelle)

Dans le même temps, TotalEnergies prévoit d’investir en 2024 environ 17 à 18 milliards de dollars, soit sensiblement comme en 2022 où la part d’investissement du groupe s’était élevée à 16,8 Md$. Mais en 2023 comme en 2022, et contrairement aux discours lénifiants de la multinationale pétrolière, la part qui sera investie dans les énergies renouvelables, qui était de 4,9 Md$ en 2022 ne dépassera pas 5 Md$ cette année. L’essentiel des investissements du groupe continue donc à se focaliser sur l’exploitation pétrolière et gazière : on ne tourne pas le dos aussi facilement à ses bonnes habitudes, solidement ancrées dans l’ADN de la société depuis sa création en 1924 sous le nom de Compagnie Française des Pétroles, même si cela contribue à mettre le feu à la planète, surtout quand l’activité est aussi lucrative !

La tour Coupole à La Défense, siège du groupe TotalEnergies (photo © Sabrina Budon / Paris La Défense)

Forcément, des bénéfices aussi colossaux engrangés en poursuivant des activités industrielles qui mènent l’humanité à sa perte, voilà qui fait réagir certains. « Cette année encore, l’entreprise et ses actionnaires se régalent sur le dos du climat, de la planète et des droits humains » a ainsi twitté l’association 350.org, une ONG qui milite pour une accélération de la transition énergétique et la fin du recours aux énergies fossiles. « Laisser TotalEnergies engranger ces superprofits revient à attribuer un mégabonus aux activités économiques qui aggravent le réchauffement climatique » surenchérit de son côté l’économiste Maxime Combes, spécialisé dans le suivi des politiques financières et commerciales internationales.

Il avait certes été question, en 2022, de taxer les superprofits des compagnies pétrolières qui ont de fait profité de manière éhontée d’un contexte hyper favorable grâce au renchérissement des cours du gaz et du pétrole liés notamment à l’invasion russe en Ukraine. Une contribution temporaire de solidarité a ainsi été mise en place par l’Union européenne à compter du 31 décembre 2022, mais le coût pour TotalEnergies reste très limité, évalué à 150 millions d’euros tout au plus par son PDG, Patrick Pouyanné. Ce qui ne l’a pas empêché de mettre tout son poids dans la balance pour convaincre le gouvernement français de ne pas reconduire en 2024 cette taxe exceptionnelle…

Raffinerie TotalEnergie à La Mède, au bord de l’étang de Berre, face à Martigues (photo © Boris Horvat / AFP / La Provence)

En France, TotalEnergies fait en effet la pluie et le beau temps à Bercy et bénéficie d’un régime fiscal aux petits oignons grâce à l’efficacité de ses mesures d’optimisation fiscale. La multinationale s’acquitte de taxes principalement dans les pays où elle exploite le pétrole et le gaz, mais pour le reste, elle se débrouille pour en payer le moins possible. Ainsi, en 2013, son chiffre d’affaires mondial s’élevait à 190 milliards d’euros pour un bénéfice de 14,3 milliards et la firme a payé pour 11,1 milliards d’impôts en taxes mais pas un centime au titre de l’impôt sur les sociétés en France, comme en 2012 d’ailleurs, alors que le groupe y compte pourtant environ 200 filiales et y emploie près de 27 000 salariés. En revanche TotalEnergies a perçu cette même année de la part de l’État français 19 millions d’euros au titre du Crédit d’impôt compétitivité emploi et 60 millions via le Crédit d’impôt recherche : merci le contribuable !

Patrick Pouyanné, PDG de TotalEnergies depuis la disparition de Christophe de Margerie, le 20 octobre 2014 (source © Equonet)

En 2015, Total avait publié pour la première fois une liste (très incomplète) de 903 de ses filiales à travers le monde dont 19 situés dans les paradis fiscaux que sont les Bermudes, les Bahamas ou les îles Caïman. Il était alors apparu que nombre de ses filiales se situent en réalité dans des pays moins connotés mais tout aussi performants en matière d’optimisation fiscale. C’est le cas notamment de la Suisse où TotalEnergies a établi ses activités de négoce international et de transport de gaz et de pétrole, à Genève. La quasi-totalité des hydrocarbures qui sont importés en France par TotalEnergies pour y être raffinés et ensuite revendus à la pompe transite en réalité par cette filiale suisse qui engrange l’essentiel des bénéfices dans un pays où la fiscalité est douce, ce qui permet aux activités françaises de TotalEnergies en matière de raffinage et de distribution de carburant d’être structurellement déficitaire et donc de ne pas payer d’impôts sur les sociétés.

Salle de trading de TOTSA, filiale suisse de TotalEnergies en charge du négoce international (source © TotalEnergies)

En 2023, après encore deux années successives sans payer un centime d’impôt en France, tout en continuant à engranger les crédits d’impôt du CICE, Patrick Pouyanné avait concédé de régler un peu le curseur pour contribuer symboliquement à payer un chouïa d’impôt sur le sol national, histoire de faire baisser la pression, tout en menaçant : « maintenant, si à chaque fois que nos résultats sont positifs, on veut nous prendre tous nos profits, ça posera des questions sur l’investissement à long terme ». Il semblerait néanmoins qu’il reste encore un peu de marge…

L. V.

Autoroutes : le racket n’est pas près de s’arrêter…

25 septembre 2023

La France compte près de 12 000 km d’autoroutes et 2 x 2 voies, soit quasiment 175 km par million d’habitant, ce qui constitue un ratio relativement élevé même s’il est supérieur dans d’autres pays comme l’Espagne. Un réseau relativement récent puisque le premier tronçon n’a été mis en service qu’en 1946, à l’ouest de Paris. Rapidement est apparue l’idée de faire payer l’usager pour participer aux investissements colossaux nécessaires au développement du réseau autoroutier, sachant que la construction d’1 km d’autoroute coûte en moyenne 6,2 millions d’euros en France, mais peut atteindre jusqu’à 25 M€ dans certains secteurs difficiles, auquel il faut ajouter chaque année de l’ordre de 70 000 à 100 000 € pour la maintenance de chaque km de réseau.

Travaux de réfection du revêtement de chaussée sur l’autoroute A7 (source © Delmonico Dorel)

Dès 1956 est ainsi créée la première société d’autoroute, ESCOTA, pour la construction de l’autoroute A8 Estérel – Côte d’Azur assortie d’un péage payant. Un modèle rapidement suivi pour l’autoroute Paris-Lyon dont la société deviendra en 1961 l’actuelle Société des autoroutes Paris-Rhin-Rhône (SAPRR). Les concessions accordées à ces sociétés d’autoroutes sont très longues (75 ans par exemple pour ESCOTA, soit jusqu’en 2032) et le réseau concédé concerne désormais environ 9200 km, soit une grosse majorité du réseau autoroutier national.

Et voilà qu’en 2002 l’État français, jusque là unique propriétaire de ces sociétés d’autoroutes, se met à ouvrir leur capital, cédant 49 % d’ASF (Autoroutes du Sud de la France) puis, en 2004 privatisant partiellement la SAPRR et la SANEF (Société des autoroutes du Nord et de l’Est de la France). Une privatisation à marche forcée puisque dès 2006 l’État met en vente la totalité de ses parts restantes. Le groupe de BTP Eiffage, associé au fonds australien Macquarie, s’octroie ainsi la SAPPR et détient désormais environ 2100 km, tandis que son concurrent Vinci récupère notamment les sociétés ESCOTA, ASF et Cofiroute, soit près de 4400 km d’autoroutes concédées, l’Espagnol Albertis se contentant d’un peu moins de 1200 km avec notamment la SANEF.

Sur l’autoroute A7 dans la vallée du Rhône : un axe routier très prisé des automobilistes (photo © Cyril Hiely / La Provence)

En vendant ainsi ces concessions autoroutières, l’État se déleste sur le privé de leur entretien, mais à des conditions qui posent question. En 2013, un rapport de la Cour des Comptes relevait ainsi que ces concessions, dont la valeur était alors estimée entre 23 et 25 milliards d’euros, avaient été bradées pour 14,8 milliards seulement. Les sociétés privées bénéficiaires étaient certes tenues de s’endetter fortement pour payer de telles sommes, mais leurs bénéfices se sont rapidement montrés très supérieurs à ce qui avait été escompté lors des négociations initiales, atteignant dès 2012 plus de 2 milliards par an, de quoi rembourser totalement la mise de départ dès 2016 alors que les concessions courent jusqu’en 2032 voire 2036 !

Nouvel échangeur routier de Belcodène récemment aménagé par Vinci Autoroutes sur l’A52 entre Aubagne et Aix-en-Provence au prix de gigantesques terrassements en zone naturelle (source © Vinci Autoroutes)

Un véritable jackpot donc pour les heureux bénéficiaires, rendu possible par de juteuses augmentations des frais de péage et une diminution constante des coûts d’exploitation, grâce notamment à l’automatisation des gares de péage (payée en partie par le contribuable via le crédit impôt recherche !), tandis que les travaux d’entretien sont réalisés en interne par ces entreprises du BTP et souvent allègrement surfacturés…

De nombreuses voix s’élèvent alors pour revoir ces concessions d’autoroutes devenues de véritables usines à cash pour Vinci, Eiffage et Albertis au détriment des automobilistes et du contribuable français. En 2014, une analyse de l’Autorité de la concurrence explique ainsi que sur 100 € de péage acquitté par les usagers, 20 à 24 € vont directement dans la poche des actionnaires, tandis que les charges sur les emprunts des sociétés autoroutières sont déductibles de leur revenu imposable.

Les péages d’autoroutes de plus en plus chers pour les usagers, mais toujours aussi fréquentés (source © Motor 1)

Dans ces conditions, la logique aurait voulu que l’État reprenne la main et négocie un raccourcissement des durées de concession pour revenir à des conditions d’exploitation plus équilibrées dans le sens de l’intérêt général. Mais il a fait exactement l’inverse en négociant plusieurs plans de relance qui se sont traduits par un allongement des concessions autoroutières moyennant la réalisation de travaux supplémentaires, dont plusieurs ouvrages de franchissement pour la faune sauvage, initialement non prévus dans les contrats et réalisés à grands frais par les concessionnaires eux-mêmes. Ainsi, en 2015, un accord transactionnel a été signé par Ségolène Royal et Emmanuel Macron, actant une prolongation des concessions en échange de la réalisation de travaux dont le montant global a été facturé 3,2 milliards d’euros. Sauf que le bénéfice pour les concessionnaires de ce délai supplémentaire qui leur est ainsi accordé a été évalué en 2019 à plus de 15 milliards d’euros par la Cour des Comptes, lorsque celle-ci a eu enfin accès aux éléments du dossier…

Raymond Avriller, militant écologiste ancien élu municipal de Grenoble, a déposé plainte en mai 2023 devant le Parquet national financier pour tenter d’annuler les prolongations de concession indûment accordées en 2015 (photo © Manuel Pavard / Place Gre’net)

Comment les services de l’État ont-ils pu à ce point se faire berner par les concessionnaires d’autoroute ? Il a fallu l’opiniâtreté du militant écologique Raymond Avriller pour le savoir, lui qui s’est battu pendant plus de 3 ans pour arriver à obtenir enfin une copie de l’accord secret conclu en 2015. Il faut dire que les principaux négociateurs, du côté du gouvernement étaient Alexis Kohler, futur secrétaire général de l’Élysée et mis en examen en 2022 pour prise illégale d’intérêt, et Élisabeth Borne, alors directrice de cabinet de Ségolène Royal alors qu’elle avait été, entre 2007 et 2008, directrice des concessions chez Eiffage ! Un mélange des genres qui explique sans doute pourquoi l’accord conclu était aussi favorable aux concessionnaires privés, au détriment des intérêts de la Nation…

Et voilà que début 2023, le Canard enchaîné révèle l’existence d’un rapport de l’Inspection générale des Finances, daté de février 2021, qui explique que les taux de rentabilité interne des concessionnaires d’autoroute sont très supérieurs à ceux pris en compte en 2006 lors de la vente des sociétés autoroutières. Un écart colossal puisque ce taux est presque le double de celui retenu pour dimensionner les concessions, ce qui se traduit par des milliards de surprofit pour les sociétés concernées. Au cours du seul premier semestre 2023, Vinci annonce ainsi un bénéfice de plus de 2 milliards d’euros, issu pour l’essentiel de cette rentabilité exceptionnelle des péages autoroutiers ! Le rapport de l’IGF va d’ailleurs jusqu’à envisager une baisse de 60 % des tarifs de péage, et ceci dès 2022, alors même qu’ils viennent encore d’augmenter de 4,75 % en moyenne au 1er février 2023 !

Bruno Le Maire quelque peu malmené en commission à l’Assemblée nationale reconnait qu’il va falloir « une volonté politique forte » pour renégocier les conventions de concession… (photo © Emmanuel Dunant / AFP / 20 minutes)

Or, plutôt que de mettre en œuvre ces recommandations frappées au coin du bon sens et renégocier enfin ces contrats léonins, le gouvernement français a préféré le tenir soigneusement secret. Bruno Le Maire, notre ministre de l’Économie a d’ailleurs dû s’en expliquer devant une commission de l’Assemblée nationale le 22 mars 2023, reconnaissant ouvertement s’être fait complètement rouler dans la farine par Vinci et consorts lors des négociations initiales en 2006, alors même qu’il était lui-même impliqué comme directeur de cabinet du Premier ministre, Dominique de Villepin…

Voilà donc Bercy bien ennuyé avec cette patate chaude, d’autant qu’une large part de cette rentabilité indécente des autoroutes privatisées s’explique non seulement par des taux d’intérêts durablement bas qui ont largement avantagé les sociétés concessionnaires, mais aussi par les fortes baisses des taxes et de l’impôt sur les sociétés auxquelles elles sont assujetties. Comment expliquer aux Français pris à la gorge par l’inflation qu’il va falloir rogner encore dans les dépenses publiques et la qualité des services publics pour que les actionnaires des concessionnaires d’autoroute, qui se sont déjà mis 3,3 milliards d’euros dans la poche en 2021, puissent se gaver comme jamais pour les 10 à 15 ans à venir ?

Les négociations entre l’État et ses concessionnaires d’autoroute : un combat inégal ? Un dessin signé Aurel, publié dans Le Monde le 19 avril 2019

Le gouvernement a donc saisi en avril dernier le Conseil d’État pour tenter de trouver une échappatoire. Mais l’avis rendu par ce dernier et que Bruno Le Maire vient de rendre public le 12 septembre 2023 est d’une prudence de sioux. L’idée de surtaxer les profits colossaux des sociétés concessionnaires n’est pas exclue mais le Conseil d’État ne se prive pas de rappeler que les choses seraient plus simples si les contrats initiaux ne prévoyaient pas une clause permettant de compenser intégralement toute hausse de fiscalité. En d’autres termes, si le gouvernement se mettait en tête de taxer davantage les profits des concessionnaires, il suffirait à ces derniers de compenser le manque à gagner en augmentant d’autant les tarifs des péages !

Voila donc un dossier qui illustre à merveille à quel point la haute administration française se retrouve démunie face aux entreprises privées toutes puissantes qui dictent leur loi pour le plus grand profit de leurs actionnaires. Le gouvernement va-t-il enfin prendre son courage à deux mains et renégocier ces concessions dans un sens un peu plus favorable à l’intérêt général ? On peut malheureusement en douter…

L. V.

Carrière Borie : une noria de camions à Carnoux

12 février 2023

Quand on arrive à Carnoux par l’autoroute A50 en direction de la Ciotat, on ne peut pas la rater ! La colline autrefois verdoyante qui surplombe l’autoroute côté Est, juste au-dessus de l’ancienne route qui reliait autrefois Cassis à Aubagne en longeant le petit ruisseau du Merlançon, est désormais totalement éventrée par une immense carrière à ciel ouvert, la seule encore en activité sur le territoire d’Aubagne.

La carrière exploitée par la société Carrières et bétons Bronzo-Perasso sur le site du vallon de l’Escargot, à Aubagne (source © Justacote)

Désormais exploitée par la société Carrières et bétons Bronzo-Perasso, cette carrière dit « du vallon de l’Escargot », qui s’étend sur pas moins de 150 ha, appartient à la famille Bronzo qui l’exploite depuis 2009 et détient une autorisation d’exploiter régulièrement renouvelée. Cette autorisation porte sur une quantité de 1,6 million de tonnes de calcaire par an, ce qui est colossal puisque la production annuelle totale de granulats calcaires de tout le département des Bouches-du-Rhône s’élevait en 2016 à 8,9 millions de tonnes seulement et à 20 millions de tonnes environ pour toute la région PACA, tout juste de quoi couvrir les besoins locaux du BTP dans le cadre d’un marché très tendu.

Rares sont en effet les localités qui acceptent l’ouverture d’une carrière de ce type à proximité, alors même que les besoins en matériaux de construction ne diminuent pas. Force est de reconnaître que les tirs d’explosifs qui ponctuent chaque semaine l’exploitation de la carrière Bronzo à proximité immédiate du quartier des Barles, à l’entrée de Carnoux, ne sont pas de nature à rassurer quant à l’impact environnemental d’une telle exploitation. Pas plus d’ailleurs que les envols de poussières qui suivent les énormes camions qui déboulent régulièrement de la carrière, chargés à ras bord de granulats concassés, et qui s’engagent à une vitesse folle sur la route départementale en contrebas, au mépris total de la circulation locale.

Une centrale à béton fonctionne sur le site et une centrale à enrobés bitumineux à chaud y avait même été implantée en 2015 par la société Colas (groupe auquel est rattaché Perasso) pour alimenter notamment le chantier de la L2. De quoi créer de multiples nuisances pour le voisinage, sans compter l’aspect esthétique puisque la colline boisée est en train d’être grignotée à grande vitesse par l’exploitation, se transformant en un paysage purement minéral constitué de fronts de taille verticaux en gradins.

Installations de tri et recyclage sur le site de Bronzo Perasso à l’Escargot (source © Bronzo / Google maps)

C’est justement pour pallier ces nuisances environnementales liées à l’exploitation des carrières que les entreprises du BTP cherchent au maximum à valoriser les déchets issus des chantiers de démolition. Après concassage et tri, on peut en effet en recycler une partie sous forme de granulats directement utilisables pour refaire du béton, tandis que le reste et notamment les fractions les plus fines, dépourvues en principe d’éléments putrescibles ou polluants, est considéré comme déchet inerte pouvant servir au remblaiement des anciennes carrières. Ces dernières sont en effet désormais tenues de provisionner des fonds pour assurer leur comblement et leur renaturation en fin d’exploitation.

La carrière Bronzo de l’Escargot a justement installé depuis 2015 une telle plateforme de récupération et recyclage des déchets du BTP, issus de chantiers de terrassement ou de démolition, ce qui permet aux entreprises les plus vertueuses de ne pas se contenter de benner ces déchets dans des lieux un peu reculés le long des routes, ni vu ni connu, voire en pleine nature, comme on le constate encore trop fréquemment. Mais il est prévu de poursuivre l’exploitation de la carrière de l’Escargot pendant encore 2 ou 3 ans et Bronzo considère que l’utilisation de ces déchets inertes, issus de cette activité de recyclage, ne pourra pas se faire sur ce site avant l’arrêt complet de l’exploitation.

Vue aérienne de l’ancienne carrière Borie à Aubagne (source © géoportail)

En attendant, il faut bien s’en débarrasser et Bronzo a eu l’idée pour cela d’utiliser la carrière Borie, une ancienne exploitation de calcaire à ciel ouvert située sur La Pérussonne, à Aubagne, à l’abandon depuis 1965. Depuis cette date, le site, désormais propriété de la commune d’Aubagne, a été laissé en friche, avec ses fronts de taille en l’état, qui s’éboulent peu à peu. La zone est ouverte au public et sert de lieu de promenade aux habitats du quartier.

L’ancienne carrière Borie à la Pérussonne, sur Aubagne (photo © François Rasteau / La Provence)

Une convention a donc été négociée entre la commune et le carrier qui souhaite y entreposer 225 000 m3 de déchets inertes moyennant le versement à la Ville d’une redevance de 180 000 €. Une bonne opération pour la société Bronzo qui se débarrasse ainsi à bon compte de ces matériaux dont elle ne sait que faire, tout en permettant à la commune d’argumenter que cela permettra de combler cette ancienne carrière devenue dangereuse avec ses front de taille instables et non sécurisés dans une zone pavillonnaire très fréquentée.

L’intérêt du site est bien entendu sa proximité avec la plateforme de tri, ce qui permet de minimiser les transports par camion, mais pour autant, le bilan environnemental de l’opération est loin d’être neutre ! Ce sont en effet 29 camions par jour en moyenne, soit près de 1000 par mois (sauf pendant les mois d’été, en pleine période touristique) qui relieront le vallon de l’Escargot à l’ancienne carrière Borie. Et comme ils ne pourront pas traverser les zones pavillonnaires de la Pérussonne aux voiries étroites et inadaptées à un tel trafic, Bronzo propose de faire transiter cette noria de gros camions par la commune de Carnoux-en-Provence !

Visite de l’ancienne carrière Borie le 27 janvier 2023 par la députée européenne Marina Mesure (source © Collectif Carrière Borie / Facebook)

Notre ville va donc prochainement être parcourue quotidiennement par plusieurs dizaines de poids-lourds chargés de déchets inertes qui la traverseront de part en part depuis les Barles jusqu’à l’entrée du camp militaire de Carpiagne où ils bifurqueront pour traverser tout le camp et redescendre ensuite vers Aubagne par l’ancien chemin de Cassis puis une piste DFCI qui devra être élargie au gabarit des camions. Une opération qui va durer pendant 3 ans jusqu’au remblaiement complet du site qui fera ensuite l’objet de travaux d’aménagements paysagers pendant 2 années supplémentaires.

Sauf que les riverains ont vu rouge en prenant connaissance d’un tel projet et que le conseil municipal qui s’est tenu à Aubagne le 15 novembre 2022 et au cours duquel a été délibérée la mise à disposition du site par la commune a tourné à la foire d’empoigne. Les habitants du quartier de la Pérussonne sont vent debout contre un tel projet, estimant que l’ancienne carrière a retrouvé un nouvel équilibre écologique et qu’elle est devenu un lieu de ballade très fréquenté, point de ralliement du GR 2013, qu’elle n’a nul besoin d’un tel projet de comblement et qu’aucune garantie n’est apportée quant au contrôle effectif de la nature des matériaux qui y seront enfouis par Bronzo. C’est en tout cas ce que dénonce avec force le collectif Carrière Borie qui s’est créé dans la foulée et a déjà obtenu 40 000 signatures pour sa pétition en ligne destinée à fédérer les oppositions au projet.

Extrait d’un article de presse publié par La Marseillaise le 15 novembre 2022 (source © Collectif Carrière Borie / Facebook)

Il faut bien reconnaître que le discours des autorités n’est pas très rassurant quant à la nature des matériaux que Bronzo prévoit de déverser sur ce site. Seul un autocontrôle est prévu, à charge exclusive de l’exploitant donc, les inspecteurs des installations classées de la DREAL se contentant de quelques contrôles inopinés épisodiques, sous réserve que leurs effectifs le permettent…

On comprend dans ces conditions les inquiétudes des riverains même si les plus impactés seront en réalité les habitants de Carnoux qui vont voir défiler pendant 3 ans de suite un millier de camions supplémentaires lourdement chargés de déchets qui traverseront à vive allure notre commune de part en part, semant au passage une nuée de poussières et ajoutant encore à la pollution routière liée aux 6 millions de véhicules qui transitent annuellement à travers Carnoux, en faisant un des points noirs de la circulation routière dûment répertoriés dans le département. C’est peut-être enfin le moment d’y implanter, comme cela avait été largement évoqué lors de la dernière campagne municipale mais toujours pas mis en œuvre depuis, des capteurs de suivi de la qualité de l’air pour surveiller ce que cette circulation exceptionnellement intense fait respirer chaque jour aux riverains du Mail…

L. V.

IADYS : le robot de la méduse

5 février 2023

Dans la « start-up nation » qu’est devenue la France, du moins aux yeux de notre Président de la République, les startups ont le vent en poupe, forcément. Selon une synthèse de Tool Advisor, on en dénombrait paraît-il au moins 1 million en 2021, employant a minima 1,5 millions de salariés, ce qui n’est effectivement pas négligeable, même si les chiffres ne sont pas nécessairement très fiables, ne serait-ce que du fait des contours un peu approximatifs de ce qu’est une « startup ».

On désigne généralement par ce terme une entreprise récemment créée, porteur d’un projet ou d’une idée innovante et qui présente une croissance rapide de son chiffre d’affaires. Au risque de se casser rapidement le figure, comme c’est le cas de plus de 60 % d’entre elles selon les chiffres les plus optimistes qui circulent, mais aussi parfois d’atteindre le graal dont rêve chaque entrepreneur qui se lance, à savoir devenir une « licorne », autrement dit une entreprise innovante dont le capital est valorisé à plus de 1 milliard d’euros.

En tout cas et même si bien peu atteignent ce stade envié, les startups françaises se portent plutôt bien avec un chiffre d’affaires cumulé estimé à 8,3 milliards d’euros en 2021, en augmentation de plus de 20 % par rapport à l’année précédente. Une sur deux est basée en Ile-de France, mais on en trouve aussi dans notre environnement proche…

Le Jellyfishbot présenté en avril 2019 au salon des inventions à Genève par son concepteur, Nicolas Carlési (source © IADYS)

Citons ainsi par exemple la société IADYS initialement implantée dans la zone industrielle de Napollon, à Aubagne, et depuis 2019 dans celle de la Plaine du Caire à l’entrée de Roquefort-La Bédoule, une jeune société fondée en 2016 qui conçoit, développe et commercialise des innovations technologiques, à la croisée de la robotique et de l’intelligence artificielle, comme l’indiquent les initiales de son acronyme (Interactive Autonomous Dynamic Systems).

Son créateur, Nicolas Carlési, passionné de plongée sous-marine, a été formé à l’Université de Montpellier où il a préparé un doctorat en robotique et intelligence artificielle axé sur la coopération entre véhicules sous-marins hétérogènes, avant de travailler pour l’entreprise Scalian, spécialisée dans les drones pour l’inspection de lignes électriques à haute tension.

Le Jellyfishbot en pleine action (source © IADYS / Airzen)

Après 2 années de recherche-développement, la petite startup bédoulienne a mis au point un robot flottant de 18 kg, robuste et compact, en forme de petit catamaran, destiné à collecter de façon téléopérée les déchets flottants dans les zones portuaires. De ce point de vue, le Vieux-Port de Marseille est le terrain de jeu idéal pour s’entraîner à ramasser les déchets flottants qui y foisonnent. En l’occurrence, voisinage oblige, c’est plutôt la Ville de Cassis qui s’est porté acquéreur du premier prototype pour nettoyer son propre port qui ne vaut guère mieux, surtout après un petit coup de mistral…

Le 6 décembre 2022, le petit robot nettoyeur de la société IADYS, a ainsi eu les honneurs d’une présentation officielle au Village des solutions, à l’occasion de la cinquième édition de Méditerranée du futur, le grand raout politico-commercial  organisé au parc Chanot à Marseille par Renaud Muselier et présenté comme « le rendez-vous mondial de l’adaptation au réchauffement climatique », rien de moins.

Nicolas Carlési et son Jellyfishbot au Parc Chanot à Marseille à l’occasion de Méditerranée du futur (photo © Jean-Pierre Enaut / Les Nouvelles Publications)

Joliment dénommé « Jellyfishbot », ce qui fait référence, comme chacun s’en doute, en anglais sinon en provençal, à une méduse robotisée sur laquelle viendrait s’agglomérer les déchets tandis qu’elle flotte gracieusement à la surface des flots, la petite merveille robotisée de IADYS a fait bien du chemin depuis ses premiers balbutiements. Au gré des demandes des nouveaux clients, la petite méduse robotisée s’est vue adjoindre de nouveaux filets qui lui permettent de collecter outre les petits déchets classiques, les hydrocarbures flottants et les microparticules.

Depuis cette année, le Jellyfishbot intègre même un détecteur d’obstacle fixes ce qui lui donne une totale autonomie pour organiser son propre circuit de travail dans un périmètre donné, un peu comme un aspirateur automatisé. Les dernières générations de l’appareil sont même équipées de capteurs bathymétriques et d’une interface graphique, ce qui permet au robot de tracer une cartographie précise de la profondeur du plan d’eau à l’issue de son travail de collecte. Et l’on peut même désormais lui adjoindre un kit de prélèvement d’eau, afin de procéder en même temps à l’analyse de la qualité des eaux.

Jellyfishbot en version autonome en pleine action de nettoyage dans le port de Cassis (source © IADYS)

Du coup, la petite startup de Roquefort – la Bédoule cartonne. Elle comprend déjà 18 collaborateurs, ce qui traduit une croissance rapide pour une jeune pousse qui n’a que 6 années d’existence. A ce jour, ce sont pas moins de 70 exemplaires du Jellyfishbot qui ont été commercialisés et la société collectionne les prix de l’innovation dont l’un remporté à l’occasion du salon international des inventions à Genève en avril 2019.

Plusieurs ports français dont celui du Havre ou celui d’Ajaccio se sont déjà équipés d’un tel robot pour nettoyer  leurs installations et de nombreux exemplaires ont été vendus aux États-Unis comme en Australie ou à Dubaï, pour des ports de plaisance, des chantiers navals et même des bases de loisirs et des parcs d’attraction où le petit robot connait un grand succès de curiosité. Certaines entreprises de dépollution se sont même équipées du dispositif pour procéder à l’enlèvement de nappes d’hydrocarbures dans des bassins de sites industriels.

Mise à l’eau d’un Jellyfishbot dans le port de Saint-Tropez (source © IADYS)

Avec le réchauffement climatique, beaucoup craignent une recrudescence des invasions de méduses sur le littoral méditerranéen. Une chose est sûre, avec les quantités de plastiques et autres déchets qui finissent en mer, y compris dans le Parc national des Calanques, et transforment peu à peu la Méditerranée en vaste égout à ciel ouvert, la petite méduse robotisée de IADYS ne devrait pas chômer dans les années qui viennent, au risque de se transformer en licorne…

L. V.

Un CV qui fait le buzz

22 octobre 2022

Au Canada comme dans le monde anglo-saxon en général, il est fréquent de de commencer à travailler quand on est adolescent, et pas seulement pour des jobs d’été mais souvent pour de vrais boulots à temps partiel, le week-end et le soir après l’école. Chez nos amis québécois par exemple, la législation n’impose pas un âge minimum pour accéder au marché de l’emploi. Elle demande simplement l’autorisation parentale pour les enfants de moins de 14 ans et impose des charges horaires maximales jusqu’à 16 ans, mais pas au-delà. De très nombreux adolescents commencent donc à travailler régulièrement des 13-14 ans pour faire du gardiennage, de la vente en magasin, livrer les journaux ou faire la nounou.

Jeune adolescente canadienne au travail (source © RTL)

Au point que les services de l’État se croient obligés de rappeler régulièrement aux parents quelques conseils de base pour éviter que leur enfant ne s’adonne en totalité à une telle activité professionnelle, certes lucrative et gage d’autonomie personnelle, mais qui peut venir fâcheusement empiéter sur le temps scolaire et les périodes de repos nécessaires… En tout cas, dans un tel contexte, les médias regorgent de conseils en tous genre pour aider les parents angoissés à guider leur progéniture dans la rédaction de leur curriculum vitae, ce précieux sésame qui donne accès au monde du travail, même quand on n’a que 14 ans et aucune expérience professionnelle à faire valoir…

Mais évidemment, rien de tel en France où le travail des enfants est davantage réglementé. Sans remonter jusqu’au décret impérial de 1813 qui interdit le travail des enfants de moins de 10 ans dans les mines où ils faisaient pourtant merveille grâce à leur petite taille, il a quand même fallu attendre 1892 pour qu’une loi limite à 10 heures la durée maximum quotidienne de travail des enfants de moins de 13 ans, à une période où le travail était encore autorisé à partir de 12 ans… Il a ainsi fallu attendre 1936 pour que la scolarité devienne obligatoire jusqu’à 14 ans, puis 16 ans à partir de 1959.

Le jeune stagiaire, un auxiliaire devenu indispensable en entreprise : un dessin signé Schwartz pour le Rectorat de Rennes (source © CFTC)

Mais l’Éducation nationale, sous la pression ambiante, s’est mis en tête de pousser les enfants à s’imprégner du monde du travail qui les attend (ou pas) en rendant obligatoire des stages de découverte en entreprise au cours de la classe de 3ème et parfois dès la 4ème. Depuis 2019, ces séquences de découverte du monde professionnel sont en effet ouvertes avant même l’âge de 14 ans, comme si les enfants n’avaient rien de plus urgent à apprendre que la manière dont fonctionne le milieu professionnel.

Les nouvelles générations à la découverte du monde du travail : un dessin de Jiho, publié dans Marianne en 2015

Pour pouvoir trouver un tel stage d’observation, même limité à quelques jours, encore faut-il faire acte de candidature. Et voilà que les entreprises sollicitées se mettent à exiger des jeunes collégiens non seulement une lettre de motivation, mais même un véritable cv, comme s’ils étaient candidats pour un véritable recrutement ! Un curriculum vitae à 14 ans, quand on est encore au collège, quel sens cela peut-il bien y avoir ? C’est justement la question que s’est posée cette maman d’élève de Joué-les-Tours qui du coup s’est piquée au jeu et s’est chargée elle-même de rédiger le cv de son rejeton puis de la partager sur son propre réseau professionnel via l’application Linkedin.

Du coup, l’exercice, traité avec une bonne dose d’ironie et d’autodérision, a fait le buzz et le cv du petit Loulou a largement circulé, alors même qu’il n’a pas été rédigé par le principal intéressé comme sa mère le revendique haut et fort ! On y apprend ainsi que le jeune collégien, malgré son jeune âge, a déjà enchaîné 3 contrats à durée déterminée. Le premier était naturellement une « création de poste », de bébé cela va de soi, au cours de laquelle le jeune Loulou, outre de faire ses premières dents a « mis en place les processus internes au bon fonctionnement d’une famille et coaché [ses] parents sur l’optimisation de leur temps libre ».

Le cv du jeune Loulou, rédigé par sa maman… (source © France Bleu)

S’en est suivi un deuxième CDD de « poseur de questions » couronné par un beau succès personnel de « meilleur déguisement de Spiderman au carnaval de l’école en février 2014 ». Et depuis 2019, notre impétrant bénéficie donc d’un nouveau contrat à durée déterminée (c’est du moins ce que sa mère espère) de « geek à capuche », « champion du monde de la coupe de cheveux improbable » qui « essaie de survivre à l’adolescence, au réchauffement climatique et à [ses] parents frappadingues ». Un cv qui ne dira pas grand-chose des compétences du candidats, sinon qu’il baragouine un peu le Chinois, se débrouille en programmation et est plus doué pour le « codage de trucs bizarres » que pour le « rangement de [sa] chambre » ou le « vidage du lave-vaisselle », mais on s’en serait évidemment douté…

Il n’y a pas de souci à se faire naturellement pour le jeune Loulou qui a déjà reçu plusieurs offres de stages selon les médias qui ont largement relayé l’exercice potache de sa mère pleine d’humour. Il y a d’ailleurs gros à parier que d’autres parents d’élèves vont se piquer au jeu et que les DRH des entreprises sollicitées pour accueillir des élèves de 3ème en stage de découverte du mode du travail n’ont pas fini de s’amuser et de se faire passer les cv les plus drôles. D’ici à ce que la rédaction de cv devienne une épreuve obligatoire du Bac, il n’y a sans doute pas beaucoup à attendre…

L. V.

La dure lutte des facteurs de luths

7 août 2022

Le luth, c’est cet instrument à cordes pincées en forme de poire que l’on retrouve fréquemment sur les tableaux de la Renaissance, à l’image de ce célèbre tableau du Caravage, intitulé justement Le joueur de luth, peint à la toute fin du XVIe siècle et conservé au musée de l’Ermitage, à Saint-Pétersbourg. Très prisé à la cour de François 1er, le luth est alors un instrument courant, particulièrement apprécié pour accompagner la voix humaine du fait de son volume sonore plutôt intimiste. Apparu en Perse puis en Égypte il y a au moins 3 000 ans, le luth était, si l’on en croit l’Ancien Testament, déjà joué à la cour du roi David.

Le joueur de luth, huile sur toile du Caravage, peint vers 1596 et conservé au musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg (source © Wikipedia)

Adopté ensuite par les Arabes qui le nomment trivialement al-oûd, autrement dit « le bout de bois », le luth fait partie de ces multiples présents de la civilisation islamique, qui diffuse en Europe depuis le royaume Andalou et que le Moyen-Age occidental s’approprie, le nom même luth n’étant qu’une déformation de l’appellation arabo-persane. Ce sont d’ailleurs les artisans arabes qui ont inventé la manière d’assembler la caisse de résonance du luth sous forme de « côtes », des lames en bois de noyer, d’if ou d’érable, courbées à la vapeur et assemblées entre elles pour former cette caisse ventrue dont l’intérieur est renforcé par des bandes de parchemin collé. La table elle-même, généralement en épicéa, est classiquement percée d’une ou plusieurs rosaces soigneusement sculptées selon des motifs géométriques qui rappellent la calligraphie arabe traditionnelle, tandis que le manche, souvent en ébène, est délicatement orné de fines incrustations en ivoire.

Un luth moderne, produit par le luthier Stephen Murphy

D’abord pourvu de 4 cordes initialement à base d’intestin de lionceau, désormais plus prosaïquement en boyau de mouton, il s’enrichit au XVe siècle d’une cinquième puis d’une sixième corde, avant que l’on ait l’idée de doubler certaines cordes, pour former des « chœurs », si bien qu’un luth peut désormais compter jusqu’à 24 cordes, qui sont pincées entre le pouce et l’index.

Le fils d’Henri IV, le futur roi Louis XIII, était paraît-il un joueur virtuose de luth dont il avait reçu un premier exemplaire dès l’âge de 3 ans et qu’il a joué toute sa vie dans son antre intimiste que constituait le pavillon de chasse de Versailles où sa femme, Anne d’Autriche, n’était pas bienvenue, elle qui, en bonne espagnole, ne jouait que de la guitare. Louis XIV, qui n’avait que 4 ans à la mort de son père, en 1643, reçoit quant à lui son premier luth pour ses 8 ans et pratique cet instrument pendant 10 ans avant de l’abandonner peu à peu au profit de la guitare tandis que la musique de Lulli impose d’autres instruments plus sonores, dont le clavecin, pour accompagner ses spectacles grandioses.

Portrait d’un luthiste français par Jean de Reyn, vers 1640 (source © Classique News)

Il fallu ensuite la fin du XIXe siècle pour que l’on redécouvre le luth grâce au Français Arnold Dolmetsch et son élève anglaise, Diana Poulton qui se replonge dans la musique de Shakespeare. Le luth est désormais un instrument qui bénéficie d’un regain d’intérêt avec une petite centaine de professeurs répertoriés en France par la Société française de luth, et pas moins de 22 luthiers recensés, dont l’Australien Stephen Murphy, installé depuis 1977 dans la Drôme, où il fabrique une quarantaine d’instruments par an, vendus entre 6 000 et 10 000 € pièce.

Pendant ce temps, les luthiers syriens, pourtant dépositaires de la tradition millénaire de fabrication de cet instrument, se morfondent en attendant vainement les clients, comme le relate un reportage diffusé dans La Croix, en 2017, selon lequel il ne resterait plus que six ateliers de luthiers dans tout le pays. Les instruments produits localement, pourtant richement ornés de véritables marqueteries en nacre et ivoire, se vendent au prix dérisoire de 500 € mais la production est menacée par la difficulté croissante à trouver des ouvriers qualifiés mais aussi à s’approvisionner en bois de noyer, venu de la Gouta orientale, ce fief de la rébellion djihadiste où la population a décimé les arbres encore debout pour en faire du bois de chauffage…

Ali Khalifeh, luthier syrien à Damas le 17 juillet 2017 (photo © Louai Beshara / AFP / La Croix)

Ali Khalifeh, descendant d’une famille de luthiers installés dans le quartier Adaoui à Damas, a pourtant réussi à moderniser la production en introduisant des machines qui permettent de cintrer plusieurs cotes simultanément et de polir un oud en un quart d’heure là où il faut cinq à six heures à la main ! Cela permet à son atelier de produire une vingtaine d’instruments chaque mois, mais ne rend pas pour autant le luthier optimiste sur l’avenir de son artisanat pourtant séculaire.

Miguel Serdoura, PDG du Luth doré, manufacture moderne de luths

De son côté, le luthiste portugais Miguel Serdoura a créé en 2015 Le Luth doré, une manufacture où les instruments sont fabriqués en série par plusieurs ouvriers, ce qui lui permet de commercialiser à partir de 1 500 € des luths Renaissance à 8 chœurs et, pour un peu plus de 2 000 € pièce des luths baroques à 13 chœurs, tout en développant des accessoires sophistiqués comme des étuis à contrôle hygrométrique. Installé à Paris, Le luth doré a sous traité la fabrication de ses instruments à des luthiers chinois qu’il a soigneusement formés, jusqu’à se rendre compte, en 2018, que ses derniers s’étaient lancés dans la contrefaçon à grande échelle et commençaient à inonder le marché européen avec des copies parfaitement identiques et arborant son propre logo !

Miguel Serdoura a vivement réagi à une pratique aussi déloyale, engageant des poursuites judiciaires contre les contrevenants, tout en rapatriant illico ses ateliers de fabrication en Europe : la vie du facteur de luths n’est pas un long fleuve tranquille, dans notre économie mondialisée en quête de luth final…

L. V.

Data centers : quand nos données partent en fumée…

9 juin 2022

C’est un business en plein développement que celui des data centers, ces centres de stockage de données numériques en bon français. Certes, la plupart des entreprises organisent ce stockage à domicile, dans des espaces climatisés, sécurisés et dotés de batteries de secours où sont implantés les précieux serveurs qui contiennent désormais toutes les données dont chacun a besoin pour travailler au quotidien. Mais de nombreux opérateurs se sont développés pour offrir ce service sous forme de prestation payante, assurant à la demande et pour de nombreux usagers ce stockage de nos données numériques sur le fameux cloud.

Les data centers, de gigantesques usines de stockage de données numériques (source © Twitter / Interxion)

Loin d’être un nuage perdu dans les limbes, comme d’aucuns pourraient l’imaginer, ce cloud est constitué de hangars sécurisés hébergeant des serveurs, des systèmes de stockage mémoire, des routeurs, des dispositifs de pare-feux pour éviter les cyber-attaques, et tout un système de racks, de câblages, d’alimentations électriques, le tout dans un espace ultra-sécurisé. A Marseille, la société Interxion s’est faite ainsi une spécialité de ces data centers, l’un d’entre eux étant même implanté dans une ancienne base de sous-marins construite lors de l’occupation allemande à la Joliette.

Un autre opérateur s’est fait connaître dans ce domaine et a récemment défrayé la chronique. Il s’agit d’OVHcloud, issu d’une petite start-up créée en 1999 par Octave Klaba, alors étudiant en troisième année à l’ICAM de Lille et qui offre des prestations d’hébergement de serveur, d’abord sur des machines prêtées par Xavier Niel avant de s’installer, en 2001, dans un centre de données abandonné par Free. A partir de 2004, la société commence son implantation à l’étranger et construit son premier data center à Roubaix. En 2011, OVH possède déjà pas moins de 100 000 serveurs et sa croissance se poursuit jusqu’à annoncer, le 8 mars 2021, sa volonté d’entrer à la Bourse de Paris.

OVH, un champion français des hébergeurs de sites (source © OVH / Journal du Geek)

Hasard du calendrier ou coïncidence malheureuse ? Deux jours plus tard, dans la nuit du 9 au 10 mars 2021, à 0h35 précisément, le gardien du data center d’OVH à Strasbourg enregistre une alarme incendie en provenance d’un des locaux de puissance du bâtiment SBG2, là où se trouvent les onduleurs qui assurent la continuité de l’alimentation électrique du système. Les techniciens d’astreinte se rendent immédiatement sur place, observent un dégagement de fumée et appellent aussitôt les pompiers qui arrivent rapidement sur place.

Il est alors 0h59. Les pompiers luttent toute la nuit contre l’incendie qu’ils n’arrivent à maîtriser que vers 10h le lendemain après avoir mobilisé un bateau pompe et déversé par moins de 4000 litres de produit émulsifiant ! Aucune victime n’est à déplorer mais le bâtiment SBG2 est entièrement détruit et le feu s’est propagé au bâtiment voisin, le SBG1, dont 4 salles ont été ravagées par les flammes.

Le bâtiment SBG2 en flammes dans la nuit du 9 au 10 mars 2021 (photo © SDIS 67 / Rapport BEA RI / Actu-Environnement)

Au delà de la perte financière de la structure immobilière, qui se chiffre en millions d’euros, l’impact du sinistre est surtout colossal en matière de dommage commercial et de destruction irrémédiable des données numériques. Le 10 mars au matin, ce sont pas moins de 3,6 millions de sites internet, représentant 464 000 noms de domaines, qui ne répondent plus car hébergées chez OVH. Les Espaces numériques de travail, développés par l’Éducation nationale, en particulier sont hors service, mais de nombreux sites publics ou privés connaissent de graves dysfonctionnement dans les jours qui suivent. C’est le cas notamment des plateformes gouvernementales data.gouv.fr ou marches-publics.gouv.fr, mais aussi de l’aéroport de Strasbourg, du réseau de transports urbains de Tarbes, du site meteociel, et de nombreux sites de communes, d’entreprises ou de club sportifs…

Les pompiers luttent toute la nuit contre l’incendie du data center OVH de Strasbourg (photo © SDIS 67 / France Bleu)

L’affaire connaît un énorme retentissement qui, du coup retardera l’introduction de la société en bourse, relancée en septembre 2021 seulement. Il faut dire qu’entre temps, un second incendie s’est déclaré, le 19 mars, cette fois sur le bâtiment SBG1, encore partiellement actif ! Une loi des séries qui ne laisse pas d’inquiéter les spécialistes du sujet et qui occasionne d’ailleurs une enquête approfondie de la part du Bureau d’enquêtes et d’analyse sur les risques industriels, un organisme officiel rattaché au Ministère de l’écologie.

Selon ses premières conclusions, le feu a pris dans des batteries et un onduleur, de manière quasi-simultanée, dans une salle qui était bien équipée d’alarmes incendies mais pas de dispositifs d’extinction, automatique, ce qui peut paraître pour le moins surprenant. C’est surtout la conception même du bâtiment, de type modulaire et conçu pour favoriser à l’extrême la circulation de l’air extérieur afin de favoriser le refroidissement naturel des installations de stockage informatiques, qui a facilité la propagation de l’incendie. En moins d’une heure, le feu s’était déjà propagé au premier étage et la totalité du bâtiment s’est très rapidement embrasée, rendant très problématique l’intervention des pompiers malgré l’importance des moyens déployés.

Le bâtiment SBG2 après l’incendie (photo © Ivan Capecchi / Actu Strasbourg)

Une autre difficulté à laquelle se sont heurtés les pompiers est liée à l’alimentation électrique du site. L’absence de dispositif de coupure générale du site a nécessité l’intervention du gestionnaire du réseau pour déconnecter l’installation. Mais par nature, un centre de stockage de données informatique se doit d’être autonome pour son alimentation électrique, si bien que les groupes électrogènes de secours se sont mis automatiquement en marche dès que l’alimentation globale a été coupée : un véritable casse-tête pour les pompiers qui ne pouvaient utiliser leurs lances à eau dans un tel contexte. Et même une fois les générateurs de secours neutralisés, il reste les innombrables batteries au plomb et au lithium qui continuent à assurer l’alimentation électrique, retardant d’autant la lutte contre l’incendie qui fait rage.

Bien entendu, ce sinistre majeur a permis d’édicter un certain nombre de recommandations pour tenter de renforcer à l’avenir la sécurisation de ce type d’installation. Il n’en reste pas moins qu’il met en exergue l’extrême vulnérabilité de tels data centers dont le rôle devient central tant pour la gestion que pour la conservation de nos données numériques de plus en plus nombreuses et qui sont au cœur de toutes nos activités industrielles, économiques, financières, mais aussi culturelles et sanitaire. Reste à savoir si le niveau de sécurisation de ces données vitales est bien à la hauteur des enjeux…

L. V.

Rodolphe Saadé, un patron glouton

31 Mai 2022

Devenu grâce à la pandémie mondiale de Covid-19, une véritable pompe à profits, le groupe marseillais CMA-CGM, désormais troisième affréteur maritime mondial, avec plus de 121 000 employés répartis dans pas moins de 160 pays du monde, n’en finit pas de faire parler de lui. A la tête du groupe depuis 2017, son patron, Rodolphe Saadé, classé 19e fortune fortune française en 2021 par la magazine Challenge, ne peut donc totalement passer inaperçu. Il vient d’ailleurs de se faire méchamment habiller pour l’hiver par un article assassin du Canard enchaîné en date du 25 mai 2022, où il est traité de « vrai dur à fuir » et de « caractériel », essorant ses hauts cadres et « les consultants des grands cabinets américains, pourtant habitués à la pression », mais qui « détestent travailler pour lui »…

Rodolphe Saadé, au siège de la CMA-CGM le 12 janvier 2022 (photo © Théo Giacometti / Le Monde)

Champion du capitalisme mondialisé , né au Liban et formé au Canada, Rodolphe Saadé détient 70 % des parts du groupe CMA-CGM, partageant le reste avec sa sœur, Tanya Saadé Zeenny, directrice générale déléguée, et son frère Jacques junior, chargé de l’immobilier. Un groupe fondé par leur père, Jacques Saadé, décédé en juin 2018, qui était lui-même né à Beyrouth, au sein d’une famille syrienne de chrétiens orthodoxes. Diplômé de la London School of Economics, il s’était formé au fret maritime à l’occasion d’un stage à New York, découvrant alors tout l’intérêt des containers métalliques pour le transport par bateaux de marchandises en vrac.

Réfugié à Marseille en 1978, à l’occasion de la guerre civile libanaise, il y fonde la Compagnie maritime d’affrètement (CMA), avec 4 collaborateurs et un seul navire faisant la navette entre Marseille et Beyrouth, via Livourne et Lattaquié. Englué dans un conflit judiciaire avec son frère qui lui dispute la tête de l’affaire, Jacques finit par prendre le dessus et en 1983 commence à élargir ses affrètements au-delà de la seule Méditerranée vers le monde asiatique alors en plein frémissement, ouvrant en 1992 un bureau à Shanghaï.

Porte-containers de la société CMA-CGM : des boîtes, encore des boîtes… (source © CMA-CGM)

En 1996, alors que la CMA est au bord du dépôt de bilan, Jacques Saadé fait l’affaire du siècle en rachetant pour 20 millions d’euros seulement la Compagnie générale maritime (CGM) qu’Alain Juppé souhaite privatiser, et ceci alors même que la CGM possède 800 millions d’euros en caisse et que sa valeur réelle est estimée à 2 milliards d’euros, après que l’État français y ait injecté près de 1,3 milliard de capital, cherchez l’erreur ! Le ministère des Finances avait d’ailleurs émis un avis défavorable sur cette transaction surréaliste. Mais il se trouve que la famille Saadé était très proche des Hariri à qui Jacques Chirac, alors Président de la République, ne pouvait rien refuser, et que par conséquent, on n’allait pas mégoter pour lui donner satisfaction…

Mis en examen pour abus de biens sociaux en février 1999, à cause de cette privatisation plus qu’avantageuse pour lui, Jacques Saadé s’en était tiré grâce à une série de coïncidences fâcheuses : des documents sont malencontreusement volés à l’occasion d’une perquisition de la police, des cambriolages à répétition font disparaître comme par enchantement toutes les pièces compromettantes en dehors d’une note du chef de cabinet d’Alain Juppé, confirmant que ce petit cadeau entre amis, sans aucune justification économique, obéit simplement aux instructions du Président de la République : tout est finalement très simple dans le monde des affaires…

Jacques Saadé avec son fils Rodolphe, désormais à la tête de la CMA-CGM (source © CMA-CGM / Challenge)

En 2017, lorsque son fils, Rodolphe Saadé est devenu PDG du groupe CMA-CGM, ce dernier terminait l’exercice avec un chiffre d’affaire de 21 milliards de dollars, dégageant un bénéfice net plus que confortable de 701 millions de dollars. Quatre ans plus tard, le groupe finissait l’année 2021 avec un chiffre d’affaire plus que doublé, atteignant 56 milliards de dollars, pas très éloigné de celui de son concurrent direct, le géant danois Maersk, propriétaire de la plus grande flotte mondiale. Et CMA-CGM dégageait pour 2021 un bénéfice net colossal de 17,9 milliards d’euros, quasi identique à celui de Maersk, leader mondial du secteur devant le groupe chinois Cosco. Un bénéfice multiplié par 10 en un an et qui égalait alors celui du géant pétrolier Total Énergies, lui aussi boosté par la reprise économique après le coup d’arrêt du Covid…

Navire de la CMA-CGM arrimé devant la tour du même nom à Marseille (photo © Jean-Paul Pélissier / La Tribune)

Du coup, le groupe CMA-CGM ne sait plus quoi faire de son argent ! Après avoir acquis en 2019 le groupe suisse CEVA Logistics, Rodolphe Saadé s’est carrément lancé dans le fret aérien en créant, en mars 2021, une nouvelle compagnie aérienne française baptisée CMA-CGM Air Cargo, qui devrait comprendre déjà une dizaine d’avions d’ici 2026. Un investissement un peu à contre-courant de la transition écologique, laquelle ne semble guère préoccuper notre champion du transport mondialisé. Et en mai 2022, la CMA-CGM est tout simplement entré au capital d’Air France – KLM, acquérant en en claquement de doigt, 9 % des parts de la société, dans le cadre d’un « partenariat stratégique ».

Le siège de La Provence à Marseille, à vendre… (source © AFP / Le Figaro)

Du coup, plus rien n’arrête le milliardaire Rodolphe Saadé qui, pour bien marquer son entrée dans la cour des grands de ce monde, n’hésite pas à faire la nique à Xavier Niel, propriétaire du Monde et de Nice-Matin, en essayant de lui ravir le journal régional La Provence que le fondateur de l’opérateur de télécommunication Free cherchait à racheter après le décès de Bernard Tapie. Alors que Xavier Niel détenait déjà 11 % des parts du groupe de presse et semblait sur le point de l’emporter, Rodolphe Saadé n’avait pas hésité à mettre 81 millions sur la table, soit quatre fois plus que son concurrent ! De quoi impressionner tout le Landerneau local, d’autant que le Marseillais promettait en parallèle le maintien du siège dans la capitale phocéenne, l’absence de licenciements, la création d’une nouvelle imprimerie et de gros investissements dans le numérique… Des arguments massue à même de faire réfléchir, surtout quant on est proche, comme l’est Rodolphe Saadé, de tout le gratin marseillais, dont le patron de la région, Renaud Muselier.

L. V.

L’évaluation évolue…

25 janvier 2022

C’est l’histoire de deux hommes, tous les deux prénommés François et qui habitent dans le même village. L’un est chauffeur de taxi et l’autre est le curé de la paroisse.

Le hasard voulut qu’ils meurent tous les deux le même jour. Ils se retrouvent donc ensemble à la porte du paradis et se présentent devant le Seigneur. Celui-ci dit accueille François, le chauffeur de taxi, et lui dit : « Entre, mon fils, tu as mérité ta place au Paradis. Voici ta tunique brodée d’or et ton bâton de platine ».

Arrive ensuite François le prêtre. Le Seigneur consulte ses registres et lui dit : « viens, mon fils, tu peux entrer. Voici ta tunique de lin et ton bâton de chêne ». Le prêtre est un peu surpris et se dit qu’il doit y avoir une confusion. Alors il se lance : « Écoutez, Seigneur, je ne voudrais pas dire du mal de mon prochain, mais quand même… François, je le connais bien, vous savez, on est du même village. C’était un homme violent. Il n’était pas croyant et il était toujours bourré. Il conduisait comme un dingue et il avait sans arrêt des accidents. Et pourtant, vous lui donnez la tunique brodée d’or et le bâton de platine…

(source © France Bleu)

Et moi, moi qui ait célébré la messe tous les dimanches, moi qui me suis efforcé de propager la foi chrétienne et qui suis toujours resté dans le droit chemin, moi, vous me donnez la tunique de lin et le bâton de chêne… Ce n’est pas possible, il doit y avoir une erreur… »

Alors, Dieu consulte de nouveau ses registres et lui dit : « Non, mon fils, il n’y a pas d’erreur. C’est simplement que nous avons changé notre mode d’évaluation. Chaque fois que tu servais la messe, le dimanche, tout le monde s’endormait. Chaque fois qu’il conduisait comme un fou, tout le monde priait avec ferveur… Cela s’appelle la méthode d’évaluation par indicateurs quantitatifs de performance ».

Les indicateurs de performance : l’alpha et l’oméga des nouveaux canons de l’évaluation… (source © Business Economics Performance)

Bien sûr, l’histoire est éculée mais la méthode d’évaluation, elle, est en vogue dans certains milieux professionnels, pour évaluer la performance individuelle des salariés. Partant du principe que « tout ce qui peut être mesuré peut être amélioré », comme l’avait déjà formulé le consultant américain d’origine autrichienne, Peter Drucker, devenu professeur de management, ces fameux indicateurs quantifiés sont un outil idéal pour pressurer les travailleurs sur la base d’indicateurs qui présentent toutes les apparences de la plus totale objectivité puisqu’ils sont aisément quantifiables et vérifiables. Le stakhanovisme fonctionnait déjà sur les mêmes bases dans l’URSS stalinienne de 1935, en mettant en avant la productivité des travailleurs modèles, quitte à enjoliver un peu l’affaire par un zeste de propagande…

Alekseï Stakhanov, le mineur russe à hautes performances, glorifié par le régime stalinien dans les années 1930 (source © Histoire)

Toujours est-il que si vous avez vaguement le sentiment de vous faire profondément entuber par votre chef, à l’occasion de votre prochain entretien annuel d’évaluation, vous pourrez repenser à l’histoire des deux François : à défaut de convaincre votre supérieur de la nécessité de vous augmenter, cela vous permettra au moins de vous détendre durant l’entretien. C’est toujours ça de gagné…

L. V.

Du géocorail pour stabiliser le littoral ?

10 janvier 2022

Avec le réchauffement climatique global, le niveau moyen des océans s’élève progressivement, sous le simple effet de la dilatation thermique de l’eau. Mais tout laisse à penser que le phénomène risque fort de s’aggraver dans un proche avenir, sous l’effet de phénomènes complexes et plus difficiles à modéliser, la fonte des glaces polaires pouvant contribuer de manière significative à cette élévation progressive du niveau des mers. Mécaniquement, plus ce niveau s’élève, plus les zones côtières sont menacées, surtout dans les zones de côte sableuse, déjà soumises à une érosion naturelle du fait de l’action de la houle.

L’érosion côtière grignote lentement mais sûrement les infrastructures littorales (photo © Matthew J. Thomas / Actu-Environnement)

Ces phénomènes d’érosion côtière et de recul du trait de côte ne sont pas simples à modéliser car ils dépendent fortement des conditions locales et l’érosion se fait souvent par à-coups, à l’occasion de fortes tempêtes, si bien que la notion même de vitesse moyenne d’érosion du trait de côte n’a pas forcément grande signification et peut être très variable d’un point à un autre. Les analyses disponibles montrent néanmoins que 20 % du littoral national, y compris dans les territoires d’outre-mer (hors Guyane), est désormais en phase de recul et qu’environ 30 km² de terre a déjà été engloutie par la mer au cours des seules 50 dernières années.

L’immeuble Signal, à Soulac-sur-mer, menacé par l’érosion côtière, ici en 2014 lors de son évacuation (photo © Laurent Theillet / MaxPPP / Le Monde)

Chacun a vu notamment les images du Signal, cet immeuble d’habitation de 4 étages construit à la fin des années 1960 sur la côte landaise, dans la commune de Soulac-sur-Mer, en Gironde, à environ 200 m du littoral. Grignotée par les avancées de l’océan, l’immeuble est désormais directement menacé par les vagues et a dû être évacué par ses occupants en 2014. Il va désormais être démoli par la Communauté de communes dans le cadre d’un projet plus global de renaturation du littoral. Mais ce bâtiment n’est qu’un exemple parmi beaucoup d’autres des constructions faites un peu imprudemment dans des secteurs menacés par l’érosion côtière. Ainsi, le CEREMA a publié en 2019 une étude estimant entre 5 000 et 50 000 (selon les hypothèse retenues) le nombre de logements qui seront directement menacées par ce recul du trait de côte d’ici 2100.

Des maisons directement menacées par l’érosion du littoral, ici sur la côte atlantique (photo © David Ademas / Ouest France)

La côte méditerranéenne est directement touchée par ce risque, tant sur les côtes sableuses, notamment dans le Languedoc et en Camargue, que sur les zones de falaises côtière. Ces dernières sont en effet soumises elles-aussi à des phénomènes chroniques d’érosion, sous l’effet principalement de la circulation d’eau dans les fissures des massifs rocheux, provoquant petit à petit la désagréqation de ces fronts rocheux qui s’éboulent périodiquement. La houle déblayant au fur et à mesure les matériaux issus de ces éboulements et accumulés en pied de falaise, le littoral recule inexorablement, finissant par menacer les maisons construites près du rivage.

Face à cette menace désormais bien caractérisée, une stratégie nationale de gestion du recul du trait de côte a été élaborée et la loi climat adoptée en août 2021 prévoit une liste de communes qui devront intégrer dans leur plan local d’urbanisme les zones potentiellement soumises à cette érosion littorale. Marseille sera directement concerné par cette menace, s’étant largement urbanisée en bordure même de la mer, dans des secteurs soumis à des éboulements récurrents.

A Marseille, de nombreuses constructions sont directement menacées par l’érosion littorale : ici le CIRFA (centre d’information et de recrutement des forces armées près des Catalans (source © Tourisme Marseille)

Si la logique consiste à limiter les constructions dans ces zones et à supprimer progressivement les bâtiments les plus menacés, des stratégies de protection sont aussi mises en œuvre, via des ouvrages de défense édifiés soit en haut de plage (sous forme de digues ou de murs), soit en pied de plage (sous forme de brise-lames et d’épis en enrochements), soit en immersion.

Pour limiter l’impact et le coût de tels ouvrages qui nécessitent de gros moyens de terrassement, une société implantée à Marseille depuis 2012 sous le nom de Géocorail, a mis au point un procédé innovant assez astucieux et d’ailleurs breveté. En injectant du courant électrique, à partir d’une cathode reliée à un générateur, et d’une anode en titane, on provoque une électrolyse de l’eau de mer qui permet de précipiter le calcium et le magnésium, lesquels se déposent sur le substratum sous la forme d’un liant naturel solide à base d’aragonite et de brucite, selon un mode de dépôt assez semblable à celui qui permet la construction naturelle de récifs coralliens.

Philippe Andréani, dirigeant de la société Géocorail, avec un fragment de grille recouverte de son liant déposé in situ (photo © Stéphanie Têtu / Le Moniteur)

Ce dépôt qui vient se former sur une armature de grillage métallique agglomère également tous les sédiments marins et débris en suspension dans l’eau, débris de coquillage, grains de sables et même déchets plastiques, formant un encroutement calcaire qui s’épaissit de 5 à 10 cm par an jusqu’à constituer une coque protectrice qui permet de renforcer naturellement les pieds de digues ou d’enrochement, de colmater les brèches en pied de quai ou de consolider les pieds de plage menacés d’érosion. Dès que l’ouvrage a atteint le niveau de protection recherche, il suffit de couper l’alimentation et le matériau ainsi généré devient inerte comme un dépôt calcaire naturel.

Formation de Géocorail en place pour renforcer un ouvrage de protection (source © Géocorail / La Gazette des Communes)

Dès 2016, une première application de ce procédé ingénieux a été testée à Châtelaillon-Plage, près de La Rochelle, pour renforcer une digue de protection. D’autres ont suivi depuis, notamment à Mèze, dans l’Hérault, où la société a imaginé, avec le syndicat mixte du bassin de Thau, de réaliser des cages en gabions remplies de coquilles d’huîtres pour recycler les quelques 8 500 tonnes générées chaque année par l’activité conchylicole locale. Immergés dans l’eau pendant un an, ces blocs se solidifient et peuvent ensuite remplacer des enrochements à moindre coût et faible impact environnemental. A Cannes, le béton naturel de Géocorail a aussi permis de renforcer des chaussettes brise houle immergées devant la Croisette.

Matériau biomimétique, le Géocorail offre de multiples applications, y compris pour remplacer des gabions ou des enrochements, voire pour agglomérer des sédiments pollués (source © Géocorail / Le Moniteur)

En 2021, le fonds d’investissement Truffle Capital, qui soutient cette entreprise depuis sa création, a levé 2,7 millions d’euros pour les injecter dans cette société en pleine croissance qui envisage aussi d’utiliser son procédé pour encapsuler directement au fond de l’eau des sédiments sous-marins pollués, pour éviter qu’ils ne soient remis en suspension par les hélice des bateaux ou lors de leur extraction. Un bel avenir en perspective pour cette entreprise qui mise sur une meilleure prise en compte par les collectivités de ces phénomènes d’érosion marine pour développer son carnet de commande…

L. V.

Bernard Tapie : disparition d’un homme d’affaires

6 octobre 2021

Celui qui fut député de Marseille de 1989 à 1996 et même éphémère ministre de la Ville pendant quelques mois dans le gouvernement de Pierre Bérégovoy en 1992, est décédé ce dimanche matin 3 octobre 2021, à l’âge de 78 ans, des suites de multiples cancers contre lesquels ils se débattait, avec beaucoup de courage et de dignité, depuis des années. Pour autant, la carrière politique de Bernard Tapie fut aussi brève que chaotique et la politique ne fut que l’une des multiples facettes de ce personnage publique.

Bernard Tapie en 2019 (photo © Domine Jerôme / ABACA / Journal des femmes)

Son parcours politique lui-même n’était pas d’une grande cohérence. Ses convictions initiales l’ont même d’abord incité à réclamer auprès de Jacques Toubon une investiture du RPR dans une circonscription marseillaise, ce qui lui a été refusé. C’est finalement François Mitterrand qui l’a mis sur les rails et a imposé sa candidature avec l’étiquette du Parti socialiste dans la sixième circonscription de Marseille à l’occasion des législatives de 1988, contre l’avis de la fédération locale. La campagne est rude, Bernard Tapie n’hésitant pas à s’entourer de proches du milieu corso-marseillais et à organiser un faux attentat à la bombe contre sa propre permanence la veille du scrutin pour dramatiser l’enjeu, mais il perd de 84 voix face à Guy Tessier. Un recours devant le Conseil d’État permet d’annuler l’élection et Tapie l’emporte un an plus tard.

Bernard Tapie face à Jean-Marie Le Pen le 1er juin 1994 (photo © Georges Bendrihem / AFP / RTL)

C’est cette même année, en 1989, que Bernard Tapie se distingue en acceptant un débat télévisé face à Jean-Marie Le Pen, au cours du quel il attaque frontalement les idées du Front National. Une position courageuse et inflexible qu’il renouvellera en 1992, à l’occasion des élections régionales (perdues face à Jean-Claude Gaudin), n’hésitant pas à aller affronter ouvertement lors d’un meeting mémorable du FN à Orange. En décembre 2016 encore, il reste tout aussi combatif contre les idées d’extrême droite et lance sur un plateau télé à Eric Zemmour : « Ringard, moi ? Je vais me lever et t’en mettre une ! »

C’est cette gouaille brutale et ce franc-parler qui ont sans doute fait sa grande popularité, tout en lui assurant de solides inimitiés. Sa nomination en avril 1992 comme ministre de la Ville, imposée par François Mitterrand, fait grincer bien des dents parmi les caciques du PS, d’autant qu’il est obligé de démissionner quelques mois plus tard, pour répondre d’une accusation d’abus de biens sociaux. Cela ne l’empêche pas de revenir au ministère sitôt son non lieu obtenu, toujours à la demande de François Mitterrand, faisant dire à François Hollande : « la première fois, c’était une erreur, la deuxième, c’est une faute »…

François Mitterrand avec Bernard Tapie au Parc des Princes en avril 1986 (photo © Max Colin / Icon Sport / Le Figaro)

En mars 1993, Bernard tapie se représente aux législatives, à Gardanne cette fois, et réussit à se faire élire grâce au maintien au second tour du candidat FN, dans le cadre d’une triangulaire qu’il aurait lui-même négocié avec Jean-Marie Le Pen. En juin 1994, il se rallie au Mouvement des radicaux de gauche et conduit une liste aux élections européennes, laquelle obtient contre toute attente plus de 12 % des suffrages et ruine du même coup tous les espoirs européens de Michel Rocard qui menait la liste concurrente du PS. Ce dernier n’hésitera pas à dire qu’il a été abattu par « un missile nommé Bernard Tapie, tiré depuis l’Élysée ».

Mais si la carrière politique de Bernard Tapir s’est arrêtée à ces quelques coups fumant, c’est parce qu’il a été dès lors rattrapé par d’innombrables affaires judiciaires, liées elles-mêmes en grande partie à ses affaires industrielles et à ses investissements dans le monde sportif . Car Tapie était avant tout un homme d’affaires. Issu d’un milieu populaire et armé surtout de son bagout, d’une ambition dévorante, d’une énergie communicative et d’une grande capacité de séduction, il avait commencé sa carrière en vendant des postes de télévision après avoir tenté de percer comme chanteur.

Bernard Tapie sur le pont de son yacht, le Phocea, en 1988 (photo © Bill Swersey / AFP / France 3)

Dès 1981 il est condamné à 1 an de prison avec sursis pour publicité mensongère suite à une plainte de l’Ordre des médecins concernant la première société qu’il avait créée en 1974. Mais rien ne freine alors cet entrepreneur intrépide qui rachète à tour de bras des entreprises en faillite, dégraisse le personnel pour les redresser et les revend dans la foulée. Il tente même en 1980 de racheter les châteaux de l’ancien dictateur Bokassa en lui faisant croire qu’ils allaient être saisis ! Il fait alors des plus-values extravagantes en revendant à l’étranger des sociétés comme Terraillon, Look, Donnay, Testud, Wonder ou La Vie Claire, toutes achetées pour un franc symbolique.

Dans les années 1980, Bernard Tapie se déplace en pilotant son jet privé et n’hésite pas à affirmer sur les plateaux télé : « mon unité de mesure, c’est l’argent. J’entreprends des affaires avec la volonté féroce de gagner beaucoup, beaucoup, beaucoup d’argent ». La credo n’est guère altruiste mais ses apparitions télévisées fréquentes le rendent très populaire, surtout lorsqu’il ouvre, en 1986, des écoles de commerce destinées à des jeunes sans formation scolaire et au chômage. Une popularité qui va encore décupler lorsque ce passionné de sport monte en 1984 une équipe cycliste avec laquelle Bernard Hinault remporte le Tour d’Italie puis le Tour de France.

En mai 1993, Bernard Tapie avec Didier Deschamps (photo © J.-C. Pichon / L’Équipe)

En 1986, l’entrepreneur fonceur à qui tout réussit, rachète, toujours pour un Franc symbolique, l’OM alors en grande difficulté financière et qui végète en quinzième place du championnat de France. C’est le début d’une véritable épopée, l’OM remportant 4 titres de Champion de France entre 1989 et 1992 et gagnant même la finale de la Ligue des Champions en 1993 face au Milan AC. Mais c’est aussi le football qui affaiblit la popularité de l’homme d’affaires avec les révélations du match truqué entre l’OM et Valenciennes qui lui valent même une condamnation à 2 ans de prison dont un an ferme qu’il purgera en partie.

Ses déboires bien connus avec le Crédit Lyonnais, suite à la revente d’Addidas en 1992, ont entraîné la ruine de Bernard Tapie dont les affaires ont été placé en redressement judiciaire en mars 2020 et, en juin dernier, le parquet général a encore requis 5 ans de prison avec sursis contre Bernard Tapie, alors même que ce dernier était alors trop affaibli par la maladie pour venir à la barre. Un acharnement judiciaire aux yeux de certains ou un juste retour des choses pour un homme ambitieux dont l’appétit de réussite était insatiable mais qui n’a en tout cas laissé personne indifférent, surtout à Marseille !

L. V.

Taxe mondiale sur les entreprises : quelle avancée ?

8 juillet 2021

Harmoniser au niveau mondial le taux d’imposition sur les sociétés pour lutter contre l’évasion fiscale, voilà un vieux rêve qui est peut-être en train de commencer à prendre forme. En France, à titre d’exemple, le taux d’imposition sur les bénéfices des sociétés, est en train de passer progressivement de 32 à 25 %. Pour l’année 2021, il s’élève à 26,5 % et monte à 27,5 % pour les entreprises dont le chiffre d’affaire excède 250 millions d’euros. Un taux très comparable à ceux de pays européens comme l’Allemagne, l’Italie ou même les Pays-Bas, mais qui tombe néanmoins à 12,5 % en Irlande, adepte de la douceur fiscale, et à 9 % en Hongrie, voire 0 % dans certains paradis fiscaux comme les îles Vierges britanniques, les îles Caïman ou encore Jersey…

L’Irlande, toujours aussi attrayante pour les multinationales en mal d’évasion fiscale : un dessin signé Million (source © Cartooning for peace)

Aux États-Unis, sous l’impulsion libérale de Donald Trump, le taux d’imposition sur les sociétés a été réduit en 2017 de 35 à 21 %. En parallèle, les USA avaient annoncé des mesures de rétorsion lorsque la France a décidé, en juillet 2019, de mettre en place, de manière unilatérale faute d’accord international, une taxe spécifique sur les services numériques, laquelle consiste à taxer, à hauteur de 3 % les recettes tirées d’une part des prestations de ciblage publicitaire à partir de données collectées via les moteurs de recherche et les réseaux sociaux, et d’autre part des activités de plateformes de mise en relation entre internautes. Seules 26 grosses entreprises dont les fameuses GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazone et Microsoft) sont concernées car ces championnes de la dissimulation fiscale sont deux fois moins imposées en Europe que les entreprises traditionnelles. Mais la France a dû cependant faire rapidement machine arrière et suspendre sa taxe début 2020…

Sous l’effet des pressions américaines, la France a fini par suspendre sa taxe sur les GAFAM : un dessin signé Ixène

L’arrivée au pouvoir de Joe Biden a permis de détendre un peu le climat de tension que cette décision avait généré. Ce dernier n’a en effet pas hésité à proposer d’instaurer un impôt mondial sur le bénéfice des sociétés, à hauteur de 21 %, afin de limiter les risques de délocalisation dans les paradis fiscaux. C’est la secrétaire d’État au Trésor, Janet Tellen, qui a fait cette annonce le 6 avril 2021, en espérant être suivie par les autres pays. Curieusement, la France a soutenu plutôt mollement cette initiative, le ministre de l’économie Bruno Le Maire, répétant à plusieurs reprises qu’il n’y était pas opposé mais qu’il imaginait plutôt un taux minimum de 12,5 %, nettement moins ambitieux donc, l’important à ses yeux étant surtout d’instaurer la fameuse taxe GAFAM à l’échelle mondiale.

Réunion des ministres des finances du G7 à Londres, début juin 2021, à l’origine de cet accord international sur un taux minimum de taxation des multinationales (photo © Stefan Rousseau / AP / SIP / Les Echos)

En tout cas, le volontarisme des USA a payé, même si l’administration américaine a du coup fortement revu à la baisse ses ambitions en se contentant d’un taux commun de 15 %, histoire de ne pas fâcher nos voisins irlandais ou hongrois. C’est donc cette proposition qui a fini par être adoptée par le G7 le 13 juin dernier et qui vient désormais de faire l’objet d’un accord global entre 130 pays de l’OCDE, le 1er juillet 2021, avant d’être adoptée lors du G20 des 9 et 10 juillet. Une véritable révolution que beaucoup appelaient de leurs vœux depuis des années et que Joe Bident a saluée en ces termes : « les sociétés multinationales ne pourront plus opposer les pays les uns aux autres dans le but de faire baisser les taux d’imposition et de protéger leurs bénéfices au détriment des recettes publiques ». Bruno Le Maire, de son côté, s’est réjoui de cet « accord fiscal international le plus important conclu depuis un siècle »…

Conférence de presse à l’issue de la réunion de l’OCDE le 1er juillet 2021 (photo © Reuters / RT France)

A première vue, cela ne semble pourtant pas un progrès majeur pour la France qui applique sur son sol un taux d’imposition très supérieur et on se demande bien pourquoi notre pays n’a pas été plus ambitieux pour soutenir cette initiative pour une fois vertueuse de l’administration américaine… En réalité et sans entrer dans les détails qui restent largement à préciser, le mécanisme adopté est fondé sur deux piliers.

Le premier fixe donc ce taux minimum d’imposition de 15 % désormais universel ou presque. Concrètement, chaque pays calcule le montant imposable en fonction des bénéfices déclarés par les grosses entreprises présentes sur son sol, puis on calcule l’impôt complémentaire qui est dû par la société pour les pays où le taux d’imposition est inférieur à 15 %, ce supplément devant être payé à l’État de résidence de la multinationale. Une mesure qui devrait donc logiquement inciter les États à harmoniser progressivement leurs taux d’imposition au moins jusqu’à ce niveau plancher, mais bien évidemment ce sont les pays riches, ceux où est installé le siège des multinationales, USA en tête, qui seront les principaux gagnants du système…

A la pêche fiscale aux gros poissons : un dessin signé Bénédicte (source © Courrier international)

Quant au deuxième pilier de la mesure, il a pour but d’empêcher les multinationales de répartir comme elles l’entendent et dans un seul but d’optimisation fiscale, leurs bénéfices et pertes éventuelles entre les pays où elles exercent leurs activités. L’objectif serait qu’au delà d’un certain taux de marge, une partie du profit excédentaire sera réallouée entre les États au prorata des revenus qui y trouvent leur source. Ce dispositif de redistribution permettra ainsi de répartir de manière plus équitable les revenus fiscaux issus des multinationales entre les différents pays concernés.

Le bénéfice attendu par la France d’un tel dispositif, bien que présenté comme une avancée historique, est à relativiser puisque les revenus fiscaux espérés ne devraient pas dépasser à terme 2,5 à 4 milliards d’euros alors qu’un taux minimum de 21 %, comme le souhaitaient les États-Unis, aurait permis de rapporter de l’ordre de 16 milliards par an en rythme de croisière. On se demande bien d’ailleurs pourquoi le gouvernement français n’a pas été plus en pointe sur ce combat, et pourquoi il poursuit ainsi sa trajectoire continue de baisse de son taux d’imposition sur les sociétés…

ATTAC, toujours en quête d’une plus grande justice fiscale… (source © Systemic alternatives)

Au final, cet accord international se révèle donc plutôt décevant par rapport à ce qu’il aurait pu être. Surtout dans le contexte actuel de crise sanitaire mondiale et de nécessaire transition écologique majeure, fournissant autant de bonnes raisons d’arriver enfin à dépasser les égoïsmes nationaux et la course à l’optimisation fiscale qui ne fait qu’affaiblir toujours davantage les services publics. Ceci dit, ne boudons pas notre satisfaction de voir que la majorité des pays sont en capacité, pour peu qu’il existe un minimum de volonté politique, d’arriver à un accord sur des sujets aussi importants. On pourrait même peut-être y voir – soyons fous ! – un premier pas en direction d’une reprise en main des multinationales par les États afin de retrouver plus de marges de manœuvre pour financer les défis sociaux, économiques et environnementaux qui nous attendent…

L. V.

The Camp : le phare de la French Tech clignote…

16 Mai 2021

Le phare de l’innovation de la métropole, situé en plein cœur de l’Arbois, The Camp, est en difficulté. Ce « camp de base pour explorer le futur », ce lieu « où des talents du monde entier se forment », cette « fenêtre sur le monde de demain », doute. Malmené par la crise sanitaire, le campus a dû recapitaliser en février (20 millions d’euros supplémentaires) et revoir sa stratégie. Le nombre de salariés a été revu à la baisse. « Nous avons simplifié notre offre et allégé le navire », a expliqué son président, Olivier Mathiot au journal Les Echos.

Une architecture futuriste, nichée dans un écrin de verdure… (photo © The Camp)

Tout était beau pour The Camp, inauguré en 2017 sur le site technologique du plateau de l’Arbois. Entreprises, banques, collectivités, le projet pensé par Frédéric Chevalier, fondateur du groupe de communication HighCo, ne manquait ni de parrains, ni de soutiens, ni de financements. Sa naissance avait été cependant douloureuse. Frédéric Chevalier, entrepreneur innovant, président du Club d’entrepreneurs Top 20, charismatique et reconnu, décédait d’un accident de voiture à l’été 2017, quelques mois avant l’inauguration de son bébé…

Frédéric Chevallier avec Emmanuel Macron en juillet 2016 (photo © The Camp Rea / Blast)

Malgré l’engouement du monde économique et politique, le projet, présenté comme la future Silicon Valley française, a dû depuis affronter de nombreuses difficultés, à commencer par les tensions de ses présidents et directeurs successifs et un flou entretenu sur les objectifs du projet. Créer une agora présentielle pour le monde numérique, ce n’était évidemment pas gagné d’avance. La crise pandémique n’a fait que mettre à jour les problèmes. The Camp est aujourd’hui menacé. A la vérité, il n’a jamais vraiment décollé.

Le site d’infos en ligne Blast, qui se présente comme indépendant et au service des citoyens et de l’intérêt général, vient de publier une enquête poussée et sans complaisance sur The Camp. Nous livrons ici notre propre analyse.

Un projet ambitieux qui a séduit le monde politico-économique

Tout semblait promis à The Camp. En 2016, Emmanuel Macron, alors ministre de l’économie, l’avait présenté comme un modèle. Il avait accompagné en janvier 2016,190 start-up tricolores, qui débarquaient avec fanfare et trompettes au Consumer Electronics Show (CES) de Las Vegas pour porter haut les couleurs de l’innovation à la française. France was back ! Les élus de tous bords, casque virtuel maladroitement posé sur la tête, découvraient les termes de l’innovation numérique en même temps que de la novlangue. Tout ceci était grisant… Les ministres n’étaient pas de reste. Mounir Mahjoubi, Murielle Pénicaud, Jean-Yves Le Drian, Jean-Baptiste Lemoyne, Cédric O, y ont été chacun de leur couplet enchanté et enchanteur.

Le projet, très ambitieux, n’a donc pas manqué de financements : 85 millions, dont 40 pour l’immobilier. Les collectivités locales se sont mouillées. 10 millions de la Métropole, 5 millions du Département, 5 millions de la Région, un soutien de l’État par des financements de programmes. Les grandes entreprises ont été mises à contribution (Accor, Air France-KLM, Sodexo, CMA-CGM, Vinci immobilier, Vinci construction, SNCF Gare & connexions, …), comme les banques (Crédit Agricole, Caisse d’Épargne, Caisse des dépôts). 10.000 m² de bâtiments au cœur de 7 hectares paysagers, des terrains de sport, une piscine naturelle, … The Camp en impose. Cerise sur le gâteau, l’architecte Corinne Vezzoni, médaille d’or 2020 de l’Académie française d’architecture en avait dessiné les plans.

Deux sociétés anonymes pour un projet unique

Le projet initial prévoyait que The Camp accompagnerait 40 start-up par an et serait à l’équilibre au bout de trois ans. Cela est très loin d’être le cas et les engagements de remboursement ne peuvent être honorés. Le 16 février 2021, le tribunal de commerce a dû réajuster l’opération afin d’entamer des négociations en vue de la recapitalisation de la société pour la remettre sur les rails. Les salaires faramineux des dirigeants au début (24 à 35 000 € net mensuels) ne sont pas les seuls en cause. En fait, le montage imbrique deux sociétés : la SAS The Camp pour l’exploitation et la société The Camp i pour l’immobilier. Selon Blast-info, « alors que la première, aujourd’hui placée sous assistance respiratoire, prend l’eau, la deuxième se porte nettement mieux : la SAS The Camp affichait 22 millions d’euros de déficit cumulé à la fin de l’exercice 2019 (le dernier déposé) ; quant à The Camp i, si la société a plus de 20 millions d’emprunts à rembourser au Crédit Agricole et à la Caisse d’Épargne, la valeur vénale du site est estimée, après expertise, entre 25,1 et 30,4 millions d’euros… ».

La résidence hôtelière de The Camp (photo © Lisa Ricciotti, Corinne Vezzoni et Associés Architectes pour The Camp / IDEAT)

L’argent public est donc arrivé sur la première et a notamment permis de payer les loyers. La SAS The Camp a ainsi versé 2,25 M € par an versés à la SCI The Camp i. Les collectivités ont assumé le risque maximum alors que certains capitaux privés pouvaient s’appuyer, eux, sur l’immobilier. Les ressources étant maintenant en baisse, les remboursements d’avances aux collectivités ont été suspendus ou réétalés. Le Crédit Agricole a dû remettre 2,5 M€ au pot afin de respecter, dans une certaine mesure, le remboursement des emprunts contractés, entre autres, par la SAS The Camp auprès du même Crédit Agricole !

Les collectivités locales pénalisées

Ce montage financier bancal a à la fois pénalisé le projet et lésé les partenaires publics. Ces derniers ont consenti des avances remboursables au détriment d’investissements en fonds propres, ce qui, en 2015-2016 était déjà anachronique. La région disposait en effet depuis 2011 d’une structure d’investissement public-privé spécialisée dans l’investissement en fonds propres en matière d’innovation, PACA Investissement (aujourd’hui Région sud Investissement), potentiellement ouverte aux autres collectivités locales, qui aurait permis d’intervenir dans l’opération. De surcroît, les investissements de Région sud Investissement sont systématiquement abondés du même montant par les fonds européens, ce qui est particulièrement intéressant. Même si ce fonds d’investissement rechigne en général à intervenir directement dans l’immobilier, cela restait possible et il pouvait financer les équipements, l’animation, la R&D et, dans une certaine mesure la formation. En tous les cas largement à hauteur des 4 M€ d’avances remboursables actuelles.

The Camp, un OVNI posé sur le plateau de l’Arbois (photo © Corinne Vezzoni et Associés Architectes
pour The Camp / Golem Images / Usine digitale)

Une prise de participations publique en fonds propres, simultanée au sein des deux sociétés, aurait assuré la durée de l’action publique et la mutualisation des risques. Aujourd’hui, rien de dit que les avances seront réellement remboursées (elles peuvent être transformées en subventions) et que la réglementation est scrupuleusement respectée. Les avances remboursables ne peuvent en effet être différées éternellement. D’autre part, le Département, ayant perdu sa compétence économique en 2015, aurait dû logiquement transférer l’action en cours à la Région. Ces deux points seront tôt ou tard soulevés par la Chambre Régionale des Comptes. L’avance remboursable, qui est en fait un prêt à taux zéro, était une mauvaise solution pour les collectivités voulant soutenir un tel projet. Contrairement à la prise de participation, elle les limitait à un rôle passif.

La crise a montré les fragilités du projet

Les collectivités n’auraient jamais dû accepter de n’être partenaires que d’une société d’exploitation alors que le patrimoine, qu’elles finançaient partiellement par leurs avances remboursables, était protégé dans une autre société. De fait, en raison des difficultés, le remboursement des avances aux collectivités a été repoussé, étalé alors que le patrimoine immobilier, privé lui, financé en partie par ces apports publics, a pris de la valeur.

Aujourd’hui, côté politique, The Camp n’est vraiment plus sur le devant de la scène. D’abord parce que la gestion de l’investissement public, centré sur une SAS sans patrimoine, est fortement contestable et qu’en période électorale, cela fait désordre. Et puis, il faut bien avoir d’autres projets, qui à défaut de réussir vraiment, feront au moins rêver les électeurs. Les ministres se succèdent plutôt maintenant dans les nouveaux accélérateurs comme Zebox, créé par CMA CGM, La Coque (qui se veut « la vitrine du numérique et de l’innovation d’Aix-Marseille French Tech Région Sud ») ou la Cité de l’Innovation et des Savoirs, tous situés au cœur d’Euroméditerranée.

Un reportage de France 24 en octobre 2017 (source YouTube)

L’innovation est un projet global, technologique, mais aussi social

Le problème que posent les difficultés du projet The Camp va bien au-delà de la simple gestion locale. Certes, on aurait pu faire mieux. Mais ces difficultés montrent aussi que le modèle choisi était fragile et qu’il n’a pas pu faire face à la crise pandémique. Il n’est pas le seul, mais il met en sans doute en avant un retard conceptuel de l’innovation French Tech à la française. L’innovation n’est pas uniquement d’avoir des idées. L’innovation n’est pas non plus qu’un problème d’échanges.

Jean-Paul Bailly, le premier président de The Camp après le décès de Frédéric Chevalier expliquait en 2017 dans une interview à La Provence que le projet consistait à « réunir tous les acteurs publics, privés, experts, entrepreneurs, étudiants… pour être un lieu de réflexion, d’échange sur la manière de construire ce monde meilleur ». Il anticipait sans s’en rendre compte que ce qui a été occulté, c’est l’énorme travail de transversalité sociale et de filières économiques qui sous-tendent un tel projet. L’innovation est un projet global, de la recherche fondamentale et appliquée au produit final. Elle crée des ruptures qui ne sont pas que technologiques, mais modifient aussi fortement les usages et les rapports sociaux. L’adhésion, l’acceptation du plus grand nombre contribuent au succès d’une innovation.

La French Tech a toujours été face à un énorme défi, celui du sens sociétal. L’innovation ne mène pas toujours au progrès, surtout dans un contexte planétaire marqué par des défis sans précédent : inégalités, changement climatique, diminution des ressources… Lorsqu’elle ne s’inscrit pas dans un véritable projet sociétal, l’innovation technologique est fragilisée, souvent stigmatisée et apparaît comme un parfait bouc-émissaire responsable de tous les maux. La relation de l’innovation avec la société, sa capacité à répondre aux problèmes humains et sociaux est l’objet d’attentes très fortes.

Le moment est sans doute venu pour que les collectivités locales fassent entendre cette parole et contribuent à recentrer le projet. Dans le cas contraire, il est fort probable que les grandes entreprises, à l’exemple de SNCF Gare & connexions, se retireraient une par une et que The Camp n’y survivrait pas.

J. Bx. (source : Carnoux citoyenne)

Gardanne : une reconversion controversée

5 mars 2021

Située à une quinzaine de kilomètres au sud d’Aix-en-Provence, au cœur du bassin houiller de Provence, la petite ville de Gardanne a longtemps été le siège d’une intense activité minière. Sans doute exploité depuis le Moyen Age dans de petites exploitations artisanales à ciel ouvert, le « charbon de terre » comme on appelait alors la houille et le lignite, était alors surtout destiné à remplacer le bois de chauffage devenu de plus en plus rare. A début du XIXe siècle, on dénombrait pas moins de 80 puits en exploitation et plus de 200 déjà abandonnés.

Ancien chevalement en bois du puits Biver à Gardanne (source © CNRS – OHM – Le bassin minier de Provence, 2013)

Avec le développement des machines à vapeur qui permettent d’actionner des pompes et des treuils, le creusement de puits profonds se développe. Un premier puits moderne est foncé à 70 m de profondeur dès 1820, suivi de nombreux autres. L’exhaure des eaux souterraines gêne cependant l’exploitation, au point que l’ingénieur Biver envisage, dès 1859, le creusement d’une immense galerie permettant d’évacuer les eaux pompées jusqu’à la mer. Le percement, commencé en 1885, ne sera achevé qu’en 1907. Équipée d’une voie ferrée, la galerie à la mer, toujours active pour évacuer les eaux pompées à 50 m de profondeur dans le puits Gérard, servait alors aussi à transporter une partie du charbon et des stériles vers le port de Marseille où elle débouche à l’air libre après un cheminement de 15 km sous terre.

A partir de 1953, alors que l’exploitation charbonnière est en plein essor, une centrale thermique est construite entre Gardanne et Meyreuil, avec sa cheminée de 297 m, la plus haute de France. En 1981, l’arrivée de la gauche au pouvoir se traduit par une relance de l’activité minière alors en déclin. Le puits Morandat est percé dans la foulée jusqu’à la profondeur de 1 109 m pour la descente du personnel et du matériel, tandis que le puits Z est creusé jusqu’à 878 m pour l’extraction du minerai.

La centrale thermique de Gardanne-Meyreuil (photo © Serge Mercier / La Provence)

En 1994, la centrale thermique de Meyreuil est équipée d’une chaudière à lit fluidisé circulant, la plus puissante du monde, qui permet de réduire considérablement les émissions de soufre. Mais l’exploitation de lignite de Gardanne n’est plus rentable depuis déjà des années et elle s’arrête définitivement en 2003. Les trois premières tranches de la centrale avaient été stoppées dès 1981 et remplacées par une nouvelle tranche plus puissante de 595 MW, tandis que la tranche 4, dont la puissance s’élevait à 250 MW, est convertie dès 2018 en centrale à biomasse bois, après que le site a été racheté en 2012 par l’énergéticien allemand E.ON.

Des lunettes vertes pour mieux voir la centrale de Gardanne (dessin publié dans Le Ravi)

Fin 2018, alors que le gouvernement français annonce pour 2022 l’arrêt des dernières centrales thermiques françaises au charbon, Uniper, nouvelle filiale d’E.ON, décide de revendre le site au groupe tchèque EPH. Depuis juillet 2019, c’est donc EPH qui est le nouveau propriétaire de la centrale de Gardanne et c’est sa filiale, Gazel Energie, qui est chargée de son exploitation, pour la production et la vente de l’électricité. Mais l’histoire est loin d’être terminée…

Uniper avait déjà investi environ 300 millions d’euros pour transformer l’unité 4 de la centrale afin de la faire fonctionner au bois, mais avait revendu le site sans avoir jamais pu faire fonctionner l’installation en dehors de quelques essais préliminaires. Il faut dire que son autorisation d’exploitation avait été suspendue dès juin 2017, à la suite de recours administratifs engagés par des associations dont France Nature Environnement. Des écologistes qui s’apposent à la reconversion d’une centrale à charbon, voilà qui paraît quelque peu surprenant…

Manifestation écologiste contre le Pacte de transition écologique à Gardanne (source © France nature environnement PACA)

Il faut dire que Uniper avait vu large en prévoyant de produire à terme 6 % de l’électricité consommée par toute la région PACA et en brûlant chaque année 850 000 tonnes de bois dont moitié de déchets et moitié issus de l’exploitation forestière locale. Les associations environnementales craignaient donc que la forêt méditerranéenne ne vienne à disparaître, engloutie dans les fours de l’usine.

Pourtant, le 24 décembre 2020, la Cour administrative d’appel de Marseille a annulé le jugement qui suspendait l’autorisation préfectorale, ce qui ouvre donc la voie à la mise en route de la nouvelle centrale à biomasse. Les arguments invoqués à cette occasion sont multiples mais le principal est que les exploitations forestières et de défrichement dont les sous-produits permettront d’alimenter la future centrale, ne sont pas liés directement à l’installation elle-même et ne relèvent donc pas de la réglementation sur les installations classées pour l’environnement.

Exploitation forestière en région PACA : un potentiel sous-utilisé ? (source © Provence élagage)

De fait, le tribunal a considéré que les besoins évalués ne représentent que le quart seulement de l’accroissement naturel de la forêt, laquelle couvre actuellement 51 % de la superficie régionale. Dans une zone où le débroussaillement est indispensable pour lutter contre les feux de forêt, il ne paraît pas si absurde de mettre en place une filière plus structurée pour mieux exploiter cette forêt en plein développement. C’est exactement la voie que compte suivre Gazel Energie qui envisage la création de 400 à 500 emplois liés à cette exploitation forestière locale, rendue cependant difficile par le morcellement des parcelles dont les deux-tiers appartiennent au privé.

La conversion de la centrale thermique de Gardanne semble donc désormais mieux engagée, d’autant que la tranche 5 qui fonctionnait toujours au charbon s’est finalement arrêtée définitivement plus tôt que prévu, le 22 décembre 2020. Le nouvel exploitant affirme à l’Usine nouvelle avoir déjà investi 400 000 euros pour remettre en état les installations et compte encore injecter plusieurs millions d’euros en 2021 pour améliorer les performances et faire enfin fonctionner au bois l’unité 4, en attendant la suite.

Signature le 22 décembre 2020 à la Préfecture des Bouches-du-Rhône, du Pacte pour
la transition écologique et industrielle de Gardanne-Meyreuil (source © Rosy Inaudi, élue départementale)

Un Pacte pour la transition écologique et industrielle de Gardanne-Meyreuil a en effet été signé le 22 décembre 2020, sous l’impulsion de l’État. Il prévoit notamment la création d’une importante scierie, portée par la Société forestière énergie bois (Sofeb), basée à Aubagne, avec un investissement de 8 millions d’euros à la clé. Un réseau de chaleur est également programmé pour mieux valoriser les calories émises par la centrale, ainsi que la production locale de bioéthanol et d’hydrogène, mais aussi la gazéification des résidus ligneux pour injecter du biogaz dans le réseau.

Autant de projets prometteurs qui permettent de tourner enfin la page de l’électricité au charbon et d’inscrire le territoire de Gardanne parmi les pionniers de cette transition énergétique tant espérée…

L. V.

William Saurin : les commissaires aux comptes pédalent dans la choucroute

23 décembre 2020

La marque William Saurin était jusque-là surtout connue pour ses choucroutes en boîtes et ses cassoulets peu gastronomiques mais rapides à réchauffer. C’est un épicier de Saint-Mandé qui avait créé la marque en 1898 en se basant sur l’essor alors tout récent de la boite de conserve alimentaire, un procédé que l’inventeur français, Nicolas Appert avait mis au point peu après la Révolution française et rendu public en 1810. La fabrique de plats cuisinés et de confitures William Saurin reste une entreprise familiale jusqu’en 1979, date à laquelle Vincent Saurin la revend à Lesieur avant qu’elle ne tombe entre les mains des géants de l’agroalimentaire Saint-Louis puis Danone, lequel la cède en 1997 au fonds d’investissement Paribas Affaires industrielles, puis, en 2001, au groupe Financière Turenne Lafayette.

Publicité des années 1960 pour les conserves William Saurin (source © Pinterest)

Un parcours industriel et financier un peu chaotique et qui, depuis cette date, est associé à une figure un peu mythique du business de l’agroalimentaire, une certaine Monique Piffaut, allias « Mamie Cassoulet ». Issue d’une riche famille autrichienne qui fournissait en chocolats haut-de-gamme les magasins Prisunic et Monoprix, Monique Piffaut a commencé à édifier son propre empire sur le tard en rachetant en 1991 la chocolaterie de Périgueux « Les délices du Palais ». Multipliant dès lors les acquisitions et restructurations d’entreprises de l’agroalimentaire, à la manière d’un Bernard Tapie, elle crée en 2001 la Financière Turenne Lafayette et rachète donc à cette date William Saurin. Lors de son décès en 2016, à l’âge de 78 ans, une tranche de jambon sur trois produite en France, sort des usines de celle qui est devenue la reine de la charcuterie. Son empire, qui détient aussi les raviolis Panzani, le couscous Garbit ou encore les quenelles Petitjean sans compter la production pour les marques distributeur, réalise 900 millions d’euros de chiffre d’affaire annuel, emploie 4 000 personnes et dégage un bénéfice net de 17 millions d’euros.

Mamie Cassoulet » et son caniche Gaëtan (photo © W. Beaucardet / Libération)

Une reine qui se fait cependant très discrète et refuse obstinément de rencontrer les médias. Ses proches la décrivent comme une femme à poigne, incapable de déléguer et qui régnait en maître absolu sur son empire. Toujours accompagnée de son caniche nain, jusque dans les réunions de négociation avec les syndicats ou les banquiers, « Mamie Cassoulet » s’était en tout cas hissée à la place de 166e fortune de France selon les estimations du magazine Challenge en 2016.

Montagne de saucisses avant la mise en boîte dans l’usine William Saurin de Saint-Thibault-des-Vignes (photo © Lionel Bonaventure / AFP / Le Parisien)

On savait que son empire avait connu quelques diversifications hasardeuses, mais c’est quand même la stupéfaction générale lorsque le monde feutré des affaires apprend, le 14 décembre 2016, deux semaines seulement après sa disparition, que les comptes de la société avaient été profondément maquillés à coup de fausses factures et de faux en écriture. Le but de l’opération était uniquement de gonfler artificiellement les comptes de l’entreprise pour dissimuler les difficultés financières et garder la confiance des banques. Pas d’enrichissement personnel donc pour la vielle dame indigne qui n’avait pas d’héritier et qui a transféré sa société dans les mains d’une fondation avant que la marque ne revienne en 2018 dans le giron du groupe Cofigeo après que la société ait été déclarée en faillite en 2017.

William Saurin, une gamme complète de produits cuisinés en boîte, désormais dans le giron du groupe Cofigeo (source © LSA)

Sauf que l’ampleur de la fraude financière est colossale : le chiffre d’affaire annuel avait ainsi été gonflé frauduleusement de plus de 300 millions d’euros, soit un tiers de sa valeur réelle ! Et chacun de s’interroger depuis cette date sur le rôle qu’ont bien pu jouer dans cette affaire les deux cabinets de commissaires aux comptes, en l’occurrence Mazars et PwC Audit, qui étaient justement chargés, et ceci depuis des années, de vérifier la sincérité des comptes de l’entreprise.

Une question bien embarrassante en effet et qui interroge sur l’utilité de cette profession qui a justement pour objectif d’assurer aux actionnaires d’une société que les comptes sont fiables, et ceci après avoir soigneusement contrôler les factures, les stocks et les soldes bancaires pour attester que les bilans publiés correspondent bien à la réalité financière. Seules les entreprises dont le bilan dépasse les 4 millions d’euros, ou les chiffre d’affaire annuel les 8 M€ ou qui emploient plus de 50 salariés, sont tenues de faire appel à un commissaire aux comptes, lequel est rémunéré par l’entreprise elle-même.

Commissaire aux comptes, un métier de proximité, à haut risque de collusion… (source © Les Échos)

La profession est très réglementée et soumise à l’autorité du Haut-Conseil du commissariat aux comptes (H3C), mais la tentation est forte, pour un cabinet de se montrer complaisant envers la société qui l’emploie et le paye. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la France se montre particulièrement vigilante en imposant, depuis 1966 le recours à deux commissaires aux comptes distincts pour toute entreprise possédant des filiales et qui doit donc publier un bilan consolidé. Elle interdit aussi, contrairement à d’autres pays, à un commissaire aux comptes de vendre des prestations de conseil stratégique ou juridique à une société dont il certifie les comptes, histoire de ne pas être juge et partie.

Sauf que manifestement ces garde-fous n’ont pas suffi pour empêcher une fraude aussi massive pour laquelle deux cabinets de commissaires aux comptes se sont donc fait prendre la main dans le sac, alors même que PwC fait partie des quatre plus gros experts en la matière, aux côtés de EY, KPMG et Deloitte. D’autant qu’il est apparu que l’un des commissaires aux comptes du cabinet Mazars n’avait pas hésité à réaliser de prestations de conseil patrimoniaux pour Monique Piffaut, ce qui était strictement incompatible avec sa mission et explique sans doute la proximité voire la complicité dont il a fait preuve envers sa cliente.

Une situation particulièrement embarrassante pour la profession et qui vient de faire l’objet d’une procédure disciplinaire à l’initiative du H3C. Lors de ce procès qui s’est tenu en octobre 2020, le rapporteur général a requis contre les deux cabinets négligents des sanctions particulièrement lourdes de un million d’euros pour chacun, assorties d’une interdiction temporaire d’exercer (avec sursis). Les deux commissaires aux comptes incriminés se voient eux aussi réclamer une amende de 250 000 € chacun, assortie d’une radiation disciplinaire. De lourdes peines mais qui paraissent largement justifiées au vu d’une affaire qui met aussi clairement en évidence l’inutilité même d’une telle profession si elle n’est pas en mesure d’agir avec toute la probité et l’objectivité nécessaires…

L. V.

Bic : du jetable au durable ?

15 novembre 2020

La société Bic fait partie de ces entreprises symboles de la société de consommation qui a réussi à imposer comme naturel le recours à des objets en plastique jetables. Une hérésie en termes d’impact environnemental et contre laquelle on commence tout juste à réagir mais qui constitue pourtant notre quotidien depuis désormais une bonne soixantaine d’années. Fils d’un industriel italien naturalisé en France en 1930, Marcel Bich rachète en 1945 un atelier à Clichy où il fonde avec un collègue une petite société de sous-traitance pour la fabrication de porte-plumes. L’entreprise vivote jusqu’en 1950, date à laquelle elle lance, sous le nom de marque Bic, un stylo bille jetable dans un tube en plastique transparent, vendu à un prix dérisoire et qui connaît d’emblée un succès foudroyant.

Publicité pour le stylo Bic dans les années 1950 (source © Espace écriture)

Le seul hic à l’époque est que Bich a tout simplement piqué le brevet au Hongrois László Biró qui l’avait inventé en 1938 et qui lui intente donc illico un procès pour plagiat. Le problème se règle au moyen d’une transaction financière à l’amiable et en 1958 Bic rachète l’entreprise Biró, ce qui lui permet de devenir le leader mondial des stylos à bille. Un produit phare dont il s’est vendu depuis environ 100 milliards d’exemplaires sur la planète entière. Chaque année, Bic continue ainsi de vendre 6,6 milliards de stylos en plastique jetable à travers le monde, ce qui représente quand même, selon Alternatives économiques, l’équivalent en poids de trois fois la Tour Eiffel de déchets en plastique impossible à recycler !

Le stylo Bic Cristal, toujours d’actualité (source © Bureau Vallée)

Certes, au fil des années, le fabricant a un peu allégé la quantité de plastique utilisée dans ses fameux Bic Cristal, mais exclusivement pour des raisons économiques afin de ménager ses marges malgré la hausse du prix du pétrole dont on fait le plastique. Lequel est toujours fabriqué sans la moindre dose de plastique recyclé, quoi qu’en dise la publicité de la marque… En 2018, seul 6 % du plastique utilisé en papeterie est issu du recyclage et pas question non plus de vendre des recharges pour garder au moins le tube de plastique : elles coûtent plus cher que le stylo lui-même : 10 € les recharges du stylo 4 couleurs qui est vendu à 3 € : pas très incitatif en effet !

Le recyclage des stylos usagés, une opération de communication peu efficace…
(source © Bicworld)

Quant à recycler les stylos en fin de vie, Bic a également beaucoup communiqué sur ce concept et utilisant les bics usagés collectés, non pas pour créer de nouveaux stylos – trop cher !- mais pour en faire des meubles de jardin. En réalité, les points de collecte sont excessivement rares et seuls 0,03 % des stylos vendus seraient ainsi valorisés, une misère !

D’ailleurs la production elle-même a été largement délocalisée : sur les 14 000 salariés que compte le groupe, 8 900 travaillent désormais en Tunisie, au Nigéria et en Inde, ce qui laisse penser que l’entreprise reine du jetable ne se préoccupe guère de l’impact écologique du transport de ses produits autour du globe.

Usine Bic à Manaus au Brésil, l’un des 25 centres de production de la marque dans le Monde (source © Bicworld)

Une culture du jetable qui ne s’est pas limitée au seul stylo à bille puisque en 1973, la société s’est lancée aussi dans la commercialisation du briquet jetable, là encore sans l’avoir inventé puisque le concept a été créé dès 1934 par Jean Inglessi, l’inventeur de la bouteille à gaz à usage domestique… Dès 1975, Bic s’impose comme le premier producteur mondial de briquets jetables tout en développant en parallèle les rasoirs, toujours jetables. En définitive, seules les planches à voile que le groupe Bic a fabriqué à partir du début des années 1980 ne sont pas jetables, sans être recyclables pour autant.

Des briquets de toutes les couleurs, mais jetables (source © Majorsmoker)

Alors que la famille Bich est toujours actionnaire à près de 45 % du groupe Bic, celui-ci s’est largement mondialisé rachetant à tour de bras des sociétés un peu partout dans le monde. En 1997, ce sont les marques Tipp-Ex, leader européen des correcteurs et Sheaffer, le roi du stylo américain haut de gamme qui tombent ainsi dans l’escarcelle de Bic, suivies en 2006 par le spécialiste brésilien des étiquettes adhésives, Pimaco, puis en 2008 par le leader indien des produits de papeterie Cello et par l’Américain Norwood. En 2013, Bic construit en Chine une usine de fabrication de briquets puis en 2017 un centre de production de stylos en Inde, dans l’État du Gujarat, avant de racheter en 2019 la société Lucky Stationary, leader des produits d’écriture au Nigéria.

Une expansion mondiale et une diversification qui se poursuivent malgré la crise sanitaire et le confinement qui ont plombé les comptes du leader des stylos, briquets et rasoirs jetables. Bic vient en effet d’annoncer, lundi 9 novembre 2020, son rachat en cours, pour la bagatelle de 34 millions d’euros, de l’Américain Rocketbook, l’inventeur du cahier éco-responsable au nom imprononçable Econotebk. Une trouvaille bien dans l’air du temps et qui tourne ostensiblement le dos à l’ère du jetable. Ce bloc note high-tech est en effet fabriqué en recyclant des déchets plastiques issus du BTP et qui fournissent un papier spécial, résistant et imperméable, sur lequel on peut écrire avec un stylo effaçable, ce qui permet de le réutiliser (presque) à l’infini.

Le carnet écologique Econotebk (source © Pinterest)

Ce cahier innovant est d’autant plus branché qu’une application spécifique permet de transférer facilement son contenu sur support numérique. Idéal donc pour prendre des notes sur le terrain et ensuite conserver de manière numérique le texte et les dessins, tout en réutilisant le cahier de notes pour une prochaine sortie. Jamais sans doute la frontière entre l’écriture papier et le digital n’a été aussi poreuse. De quoi effectivement aiguiser l’appétit du géant du jetable, à la peine depuis le début de l’année avec une baisse mondiale de ses ventes estimée à plus de 15 % et qui tente de négocier tant bien que mal le virage de la transition écologique en passant du tout jetable au potentiellement durable : attention au risque de sortie de route…

L. V.

Bombes à graines : une nouvelle arme de dissémination massive ?

10 février 2020

Germination d’une bombe à graine (source © Grainette)

C’est la nouvelle mode chez certains urbains adeptes d’un retour à la nature en ville : les bombes à graines… Comme toutes les modes, bien évidemment, elle nous vient des États-Unis ! Elle y a été développée dans les années 1970 par un mouvement citoyen qui cherchait à revitaliser le quartier de Bowery à New York et qui s’était dénommé par provocation The guerilla gardening. Elle consiste en effet à lancer dans des terrains vagues et autres délaissés urbains plus ou moins accessibles des boules d’argile et de terreau parsemées de graines de fleurs prêtes à germer. Une manière de faire refleurir ces espaces urbains à l’abandon et de favoriser la biodiversité locale…

Bousier roulant sa boule remplie de graines (photo © Rafaël Brix)

En fait, la technique est vieille comme le monde. Les anciens Égyptiens déjà avaient observé comment le bousier, ce gros scarabé noir, pousse inlassablement sa boule de fumier qui constitue un terreau idéal pour favoriser la germination des graines qui y sont involontairement incorporées. Les fellah s’en sont inspirés et ont utilisé la technique pour organiser, sitôt la décrue amorcée, la remise en culture des terrasses inondées par les crues annuelles du Nil.

Dans les années 1950, l’agronome japonais adepte de l’agriculture naturelle, Masanobu Fukuoka, a repris l’idée pour développer l’ensemencement des terrasses peu accessibles sur l’île montagneuse de Shikoku aux riches sols volcaniques. En 1997, c’est un ingénieur en aéronautique du MIT qui imagine de procéder à une reforestation massive de certaines régions dont les landes des Highlands écossaises, via un largage aérien de jeunes pousses de pins dans des sachets biodégradables de terreau.

Et maintenant, ce sont donc des militants écologistes qui se sont emparés de la technique pour jeter leurs seedbombs ou bombes à graines dans les espaces urbains délaissés ou peu accessibles : terrains vagues, jardinets en bordure de rue, chantiers et friches urbaines ou même toitures terrasses où un substrat naturel finit toujours par s’accumuler sous l’effet du vent et de la pluie.

Fabrication de bombes à graines (source © La ruche qui dit oui)

La plupart fabriquent eux-même leurs bombes et les tutoriels pour les guider sont légions sur internet. Le principe est des plus simples : les graines sont enrobées dans un mélange d’humus et de compost ou de terreau, puis l’ensemble est incorporé dans de l’argile que l’on malaxe pour en faire des boules de quelques centimètres de diamètre.

Grenade en terre cuite pour lancer des graines (source © blog.defi-ecologique)

Les variantes sont innombrables. Certains préfèrent insérer le mélange dans une coquille d’œuf dont l’extrémité est refermée par un morceau de papier journal collé. D’autres, à l’esprit de guérilleros militants, vont jusqu’à introduire leur mélange dans une poterie en terre cuite en forme de grenade dégoupillée, sans doute pour retrouver la jouissance de l’acte subversif qui consiste à lancer cette fausse grenade sur le toit du voisin et à la voir exploser en libérant ses précieuses semences…

L’efficacité de la méthode est des plus variables, certaines graines se prêtant plus que d’autres à une telle dissémination. Selon le site bien documenté blog.defi-ecologique, les variétés recommandées seraient le chèvrefeuille, particulièrement apprécié de nombreux insectes pollinisateurs, le coquelicot, qui se ressème ensuite naturellement, ou encore le cosmos, pour ses fleurs très esthétiques, ainsi que des espèces assez rustiques qui ne craignent pas trop la sécheresse, telles le rudbeckia ou certains sedum.

Conditionnement commercialisé par Balles de graines

La mode s’est tellement répandue que des entreprises spécialisées se sont même installées sur ce créneau. C’est le cas par exemple de la société française Balles de graines, installée près de Bordeaux et qui a lancé l’été dernier une opération promotionnelle pour envoyer des échantillons gratuits à tous ceux qui lui adressaient une enveloppe affranchie à leur adresse : une belle action de publicité…

En Grande-Bretagne, l’association Plantlife milite ainsi depuis 2013 pour inciter les municipalités à ensemencer les accotements à l’aide de bombes à graines pour y faire germer des plantes à fleurs mellifères plutôt que d’y planter du gazon qu’il faut tondre chaque semaine : une économie de main d’œuvre pour les services techniques de la commune et un gain pour favoriser la survie des insectes pollinisateurs…

Bordure de voirie fleurie par ensemencement à l’aide de balles à graines, dans la ville britannique de Rotherham (photo © pictorialmeadows.co.uk / Neozone)

Distributeur de bombe à graine aux États-Unis (source © urba-actu)

Aux États-Unis, on trouve même dans certaines boutiques ou sur l’espace public des distributeurs automatiques de bombes à graines prêtes à l’emploi : il suffit de glisser une pièce de 50 cents dans la fente et de récupérer sa boulette farcie de graines que l’on peut ensuite jeter à volonté sur le terrain vague qui s’étend devant sa fenêtre et avoir ainsi le plaisir de voir germer et fleurir quelques plantes au milieu de la friche abandonnée.

Faisant le constat que depuis 40 ans en Europe, 70 % des plantes à fleurs et 80 % des insectes pollinisateurs auraient disparu, une nouvelle société vient ainsi de se créer à Marseille sous le joli nom de Grainette. Elle commercialise ces bombes à graines sous différents types d’emballages, de la caisse en bois de 2 kg pour les événements festifs jusqu’au petit sachet en coton (bio, cela va de soi) de 20 grainettes, idéal pour les cadeaux de fin d’année entre militants branchés, le tout avec un slogan publicitaire soigneusement étudié : « Lancez, c’est planté ». Décidément, le marketing germe dans tous les terreaux…

L. V.

TER en région PACA : un rapport saignant de la CRC…

4 novembre 2019

Jean-Pierre Farandou, nouveau président du directoire de la SNCF depuis le 1er novembre 2019 (photo © Jacques Demarthon / AFP / RTL)

La SNCF n’est pas au meilleur de sa forme en ce moment : après 11 ans de règne de Guillaume Pepy qui vient de passer la main à Jean-Pierre Farandou, ex patron de la filiale florissante Keolis et alors que la SNCF se transformera au 1er janvier 2020 en société anonyme à capitaux publics, les coups durs n’arrêtent pas de s’enchaîner : grèves surprises du personnel qui paralysent la totalité du trafic, incidents à répétition et défaillances techniques multiples, intempéries se traduisant par des interruptions prolongées de lignes, annonce de mouvements de grève à partir de début décembre, on en passe…

Mais ce sont surtout les trains régionaux, les TER, qui sont le plus à la peine et ceux de la région PACA ne sont pas les mieux lotis, loin s’en faut. C’est la Cour des comptes qui vient de s’en rendre compte, dans le cadre d’une enquête national inter-juridiction qui a mobilisé l’ensemble des Chambres régionales des comptes dont la CRC PACA. Le rapport que cette dernière a rendu en juin 2019 a alimenté l’étude nationale rendue public par la Cour des comptes le 23 octobre 2019, et le moins que l’on puisse dire est que son analyse n’est pas des plus bienveillantes…

TER PACA en gare de Marseille Saint-Charles

On y apprend notamment que le service des TER est le plus gros poste de dépense pour la Région PACA, avec 295 millions d’euros pour l’année 2018, ce qui représente 12,5 % de son budget annuel de 2,4 milliards d’euros, davantage même que la gestion des lycées. Cela permet de faire circuler en moyenne 560 TER chaque jour, sur 16 lignes, parcourant en 2016 la bagatelle de 14 millions de kilomètres, ce qui représente quand même 18 fois l’aller-retour entre la Terre et la Lune !

Dessin signé Pascal Gros publié dans Marianne le 1er novembre 2019

Les recettes tarifaires générées par le fonctionnement des TER ne sont pas négligeables puisqu’elles se sont élevées à 85,8 M€ pour cette même année 2016, mais cela ne couvre quand même que moins d’un quart du coût, tout le reste étant donc supporté par le budget de la collectivité. Or, selon les calculs de la CRC, le coût d’exploitation des TER de la région PACA est « le plus cher de France », évalué par la SNCF elle-même à 29,46 € par train et par km parcouru alors que la moyenne nationale est plutôt de 23,8 €, soit 19 % de plus.

Le train de la Côte Bleue entre Marseille et Miramas (source © SNCF)

Le rapport de la CRC PACA pointe en particulier certaines lignes totalement déficitaires telles que Marseille-Miramas et Nice-Tende dont les charges d’exploitation ne sont couvertes qu’à 7 % par la billetterie, laissant entendre que le résultat serait probablement meilleur si la Région abandonnait ces petites lignes à d’autres modes de transport probablement mieux adaptés pour concentrer ses efforts sur les axes principaux à très fort trafic et où la qualité de service n’est manifestement pas à la hauteur des attentes des voyageurs, au point d’ailleurs que nombre d’entre eux se détournent d’un service aussi peu fiable et préfèrent utiliser leur voiture personnelle malgré les embouteillages…

Certes le constat n’est pas nouveau et l’équation est bien connue… Les TER en région PACA souffrent de très nombreux dysfonctionnements que tous les voyageurs réguliers ont identifiés depuis bien longtemps : retards fréquents, information défaillante, matériel inadapté et parfois vétuste ou mal entretenu, manque de ponctualité, nombreux trains annulés, parkings relais insuffisants, etc.

Dessin signé Yakana, publié dans Le Ravi le 26 novembre 2016

Il faut dire aussi que le bras de fer qu’a mené l’actuelle équipe aux commandes de la Région PACA avec la SNCF n’a pas amélioré les choses. Comme le souligne la CRC, la Région avait commandé en 2015 une étude à la société CFTA, une filiale de Transdev qui était sur les rangs pour proposer une gestion alternative des TER dans le cadre de l’ouverture à la concurrence. Il s’en est suivie une confrontation tendue avec la SNCF à qui la Région demandait de justifier chacun de ses coûts, jusqu’à amputer sa subvention d’équilibre pour tordre le bras à la SNCF.

Tous les trains supprimés ne sont pas le fait de la SCNF… (source © Blog de Christian Salque : Ma vie dans le TER PACA)

Cas unique en France, lorsque la convention pluriannuelle d’exploitation est arrivée à son terme fin 2016, et faute d’arriver à trouver un nouvel accord, la région PACA a décidé d’édicter, de manière unilatérale, des prescriptions d’exécution d’obligations de service public qu’elle a purement et simplement imposées à la SNCF. On imagine bien qu’un tel climat de défiance réciproque n’est pas des plus favorables pour trouver ensemble les meilleures manières de redresser la pente et améliorer enfin la qualité du service public ferroviaire régional !

Heureusement, les deux protagonistes ont réussi à s’entendre début 2019 sur un nouveau projet de convention pluriannuelle adoptée par l’exécutif régional en date du 15 mars 2019. La CRC s’en félicite et exprime dans son rapport avec toute la diplomatie qui la caractérise, son espoir que cela permettra « d’offrir aux usagers du TER PACA le niveau de service qu’ils sont en droit d’attendre, que ce soit en termes de ponctualité et de régularité des trains, de confort et de sécurité lors de leurs voyages ». Les usagers réguliers des TER régionaux partagent indéniablement le même espoir, même s’ils l’expriment généralement de manière sensiblement moins diplomatique chaque fois qu’ils apprennent que leur train vient d’être supprimé…

L. V.