Archive for the ‘Economie’ Category

Changement climatique : la plongée dans l’inconnu…

14 Mai 2024

Chacun sait désormais que la concentration des gaz à effet de serre dans l’atmosphère terrestre, n’arrête pas d’augmenter, alimentant un réchauffement climatique global de plus en plus visible. Les bonnes résolutions prises, année après année, par les quelques responsables politiques qui font mine de s’intéresser au sujet le temps des COP, n’y changent malheureusement rien : malgré un court répit lié au ralentissement momentané de l’activité économique en 2020 pour cause de pandémie mondiale et malgré les efforts de certains pays, dont la France fait partie, qui ont réussi à diminuer progressivement (mais encore très timidement) leurs émissions de gaz à effet de serre, les rejets de ces gaz dans l’atmosphère terrestre, principalement le dioxyde de carbone et le méthane, continuent d’augmenter d’année en année !

Malgré toutes nos belles paroles, nos émissions de CO2 continuent d’augmenter : pas besoin de construire un mur, il existe déjà et se rapproche à grande vitesse… : un dessin signé Wingz

Mesurer la concentration de CO2 dans l’air ambiant ne pose pas de difficulté technique et il est donc assez facile de suivre ce paramètre. Mais ce dernier fluctue énormément dans le temps car directement influencé par l’activité biologique végétale et par les conditions météorologiques. En 2019, la Ville de Paris avait ainsi encouragé des chercheurs du Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement à installer un réseau de mesures sur l’ensemble du territoire métropolitain avec notamment une station de mesures sur le toit de l’université de Jussieu, pour établir mensuellement une météo locale du carbone permettant de suivre les évolutions de ce paramètre dans le temps et aider à évaluer les politiques publiques engagées.

Toute la difficulté est en effet d’analyser ces fluctuations dans le temps et dans l’espace pour en tirer des conclusions globales sur des tendances à long terme. C’est notamment ce qui avait été fait dans une étude publiée en 2019 dans la revue scientifique Science Advances par une équipe de chercheurs allemands qui avaient estimé, sur la base d’une modélisation numérique alimentée par de nombreux points de mesures, que la concentration moyenne de CO2 dans l’atmosphère terrestre était alors de 412 ppm (partie par million, autrement dit, pour chaque million de molécule de gaz dans l’air ambiant, en moyenne 412 sont des molécules de dioxyde de carbone).

Prélèvement d’une carotte glaciaire en 1984 dans le cadre du programme Vostok (source © Fonds Lorius / CNRS)

En soi, ce chiffre n’est guère parlant. Il l’est davantage lorsqu’on le compare aux situations antérieures que notre planète a connues et que l’on peut reconstituer en analysant les bulles de gaz piégées dans certains sédiments marins enfouis ou dans des carottes glaciaires prélevées en profondeur. On constate dès lors qu’il faut remonter à la fin du Pléistocène, il y a 3 millions d’années pour retrouver de telles concentrations de CO2 dans l’atmosphère terrestre, supérieures à 400 ppm. A l’époque, notre lointain ancêtre, Australopithecus africanus, commençait tout juste à peupler les savanes africaines. La température moyenne à la surface du globe était supérieure de 3 à 4°C, les arbres poussaient dans l’Antarctique et le niveau des océans était plus haut de 15 à 20 m par rapport à ce que nous connaissons.

Évolution des concentrations de CO2 mesurées à la station de Mauna Loa depuis 1958 et comparées à des données issues de carottes glaciaires (source © The Economist)

Depuis cette lointaine période que l’homme n’a pas connue, la concentration moyenne de CO2 à la surface du globe est toujours restée à une moyenne très inférieure, ne dépassant jamais 280 ppm, du moins jusqu’au début du XXe siècle. Pour suivre ces fluctuations, la station de référence est celle du Mauna Loa, à Hawaï, car c’est la plus ancienne où ce paramètre est suivi en continu, en l’occurrence depuis 1958, ce qui correspond à une période où le développement industriel était déjà largement amorcé mais où ses impacts environnement mondiaux commençaient tout juste à être perceptibles.

La concentration en dioxyde de carbone suit une fluctuation saisonnière régulière avec un maximum en mars, juste avant le démarrage du cycle végétatif. Les enregistrements de la station d’Hawaï, connus sous le nom de « Keeling Curve » sont accessibles en temps réel et montrent une tendance très nette et ininterrompue à l’augmentation, avec un nouveau record battu le 9 mai 2024 à un niveau jamais atteint de 427,7 ppm. Mais ce qui inquiète surtout les scientifiques, c’est la vitesse à laquelle ces valeurs augmentent. Entre mars 2023 et mars 2024, l’augmentation est en effet de 4,1 ppm, ce qui représente la plus forte croissance annuelle jamais enregistrée depuis la mise en service de la station en 1958. Non seulement la concentration en CO2 de l’atmosphère terrestre atteint des records que la Terre n’a pas connus depuis plus de 3 millions d’années et que l’Homme n’a jamais vécu, mais surtout cette augmentation se fait à une vitesse inégalée et qui continue d’accélérer d’année en année, comme si la machine était en train de s’emballer.

Une accélération qui est d’ailleurs encore plus sensible pour les rejets de méthane. En effet, le service Copernicus de l’Union européenne sur le changement climatique révélait, dans sa dernière synthèse pour l’année 2022, que cette année-là les concentrations moyennes de gaz à effets de serre avaient augmenté par rapport à leur niveau de référence du XIXe siècle, de 50 % pour le dioxyde de carbone (passant de 278 à 417 ppm) mais de 162 % pour le méthane (passant de 0,72 à 1,9 ppm), sachant que l’impact de ce dernier gaz sur le réchauffement climatique à court terme est très supérieur à celui du CO2 (84 fois supérieur sur 20 ans, même si la durée de vie de ce gaz dans l’atmosphère est inférieur, ce qui en atténue l’impact sur le long terme).

Estimation de la température moyenne de l’atmosphère terrestre selon différentes sources et comparaison par rapport à la période de référence 1859-1900 (source © État du Globe 2022 / Copernicus)

Ces données factuelles n’ont donc rien de rassurant et se traduisent d’ores et déjà par un réchauffement climatique mondial supérieur à 1,2 °C par rapport à l’ère préindustrielle, ce qui laisse penser que le seuil fatidique de 1,5 °C qui servait de référence lors de la COP 21, sera très rapidement atteint. Un sondage effectué par le média britannique The Gardian auprès de nombreux scientifiques ayant participé aux travaux du GIEC et publié le 8 mai 2024, montre d’ailleurs que 80 % de ces chercheurs estiment que l’augmentation de température moyenne atteindra très vraisemblablement 2,5 °C d’ici 2100. Les trois-quarts d’entre eux se montrent désespérés par l’inertie de nos responsables politiques et par l’importance majeure du lobby économique, notamment issu de l’activité pétrolière.

L’actualité récente semble d’ailleurs plutôt leur donner raison à en croire les dernières révélations du Washington Post qui indiquait, le 11 mai 2024, que l’équipe de campagne de Donald Trump, possible nouveau Président des États-Unis à l’issue des prochaines élections de novembre 2024, aurait promis, à une vingtaine de dirigeants de grosses entreprises du secteur pétrolier de mettre fin aux réglementations à caractère environnemental qui gênent le développement de leur activité, s’il devait être réélu.

Donald Trump, champion du lobby pétrolier : un dessin signé Georges Chappatte, publié en juin 2017 par The New York Times, et toujours d’actualité

Alors que les entreprises du secteur auraient déjà versé 6,4 millions de dollars pour financer sa campagne, Donald Trump espère obtenir 1 milliard de dollars de leur part, leur assurant que le retour sur investissement leur sera favorable du fait des avantage fiscaux et réglementaires qu’il compte leur accorder en cas de réélection, s’engageant notamment à faciliter l’exportation de gaz naturel liquéfié, à accorder de nouvelles concessions de forages pétroliers dans le Golfe du Mexique et à alléger les restrictions de forage en Alaska. Certains sont restés dans l’histoire pour avoir promis leur trône contre un plat de lentilles ; nos responsables politiques le resteront sans doute pour avoir rendu la vie humaine impossible sur Terre en échange de leur réélection…

 L. V.

La nouvelle guerre des mondes

10 Mai 2024

Publié en 1898 et traduit en français en 1900 seulement, le célèbre roman d’anticipation du Britannique H. G. Wells raconte l’invasion de la Grande-Bretagne par des extraterrestres en provenance de Mars. L’histoire, supposée se dérouler en 1894, débute par l’observation de nombreuses explosions incandescentes à la surface de la planète rouge, suivie par une pluie de météores, puis, quelques jours plus tard par l’arrivée de premiers objets cylindriques non identifiés qui s’écrasent sur Terre.

Il en sort d’étranges machines à trois pieds, pourvues d’un rayon ardent et d’un gaz toxique qui ravagent tout sur leur passage. L’armée est rapidement débordée et les populations terrorisées s’enfuient dans un monde devenu chaotique, traqués par les créatures martiennes tentaculaires qui pompent le sang des rescapés tandis qu’une herbe rouge se répand en étouffant toute végétation. Un vrai cauchemar, jusqu’à s’apercevoir que les envahisseurs martiens ont fini par succomber aux microbes terrestres, venus malgré eux aux secours d’une humanité en déroute…

Une histoire, mainte fois reprise et adaptée, y compris par le réalisateur Steven Spielberg en 2005, et par bien d’autres depuis, qui, dans le contexte de l’époque, était une manière pour l’auteur d’attirer l’attention sur la vulnérabilité de l’Empire britannique, alors au sommet de sa gloire, et dont l’emprise territoriale et économique s’étendait sur toute la planète.

C’est évidemment en référence à cette œuvre littéraire devenue un grand classique, que le géopoliticien français, Bruno Tertrais, vient de titrer son dernier ouvrage, publié en octobre 2023 aux éditions de l’Observatoire, La guerre des mondes – Le retour de la géopolitique et le choc des empires

Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique et conseiller scientifique auprès du Haut-commissaire au Plan, est un spécialiste de la géopolitique et des relations internationales. Il a écrit de nombreux ouvrages et vient d’ailleurs de récidiver en publiant aux éditions Odile Jacob son dernier essai, intitulé Pax atomica : théorie, pratique et limites de la dissuasion, paru en janvier 2024. Dans son ouvrage précédent, il n’évoque pas d’invasion martienne mais la remise en mouvement de la tectonique des plaques géopolitiques, quelque peu figées depuis la guerre froide, et ceci sous l’impulsion de ce qu’il nomme des néo-empires émergents, à savoir la Chine, la Russie, l’Iran et la Turquie.

Bruno Tertrais (source © Fondation pour la recherche stratégique)

Il observe ainsi comment le monde occidental libéral auquel l’Europe appartient, se retrouve confronté à ces nouveaux empires eurasiatiques, dirigés par des pouvoirs autoritaires et qui cherchent à s’imposer et à imprimer leur propre vision du monde, sous forme de revanche après des décennies de domination occidentale. De quoi alimenter bien des foyers de confrontation voire de conflits, en Ukraine comme à Taïwan ou au Proche-Orient, mais aussi sur le continent africain ou dans la compétition pour l’accès aux ressources naturelles dont le lithium, voire pour la maîtrise de l’espace ou des fonds sous-marins.

Une confrontation analysée avec beaucoup de finesse, dans un ouvrage très documenté et qui tord le cou à bien des idées simplistes. La supposée stratégie de joueur d’échec de Vladimir Poutine y est quelque peu battue en brèche, ce dernier étant plutôt présenté comme un autocrate paranoïaque et sans scrupules, dont le régime n’hésite pas à manipuler le peuple russe en s’appuyant sur des mythes messianiques et l’invocation de la famille traditionnelle et de la religion orthodoxe. Tertrais se montre sceptique sur la capacité de la Russie à vaincre en Ukraine et note une certaine vassalisation de la Russie vis-à-vis de la Chine, maintenant qu’elle semble avoir définitivement coupé les ponts avec l’Occident.

L’armée chinoise à la manœuvre, une force émergente de premier plan (source © Démocratie nouvelle)

Une Chine qui, en revanche, semble un adversaire autrement redoutable. Elle n’hésite plus désormais à revendiquer ouvertement et par l’intimidation si nécessaire la maîtrise complète des mers jusqu’au ras des côtes de ses voisins vietnamiens ou philippins et s’immisce partout où elle le peut pour développer ses nouvelles routes de la soie, investissant dans des ports ou des infrastructures qu’elle s’accapare lorsque les États hôtes s’avèrent incapables de rembourser. Entrée sans réelle réciprocité dans l’OMC, la Chine est en passe de s’imposer comme la première économie mondiale, prédatrice en matière de propriété intellectuelle et ne se contentant plus d’être l’atelier mondial fabriquant et exportant tout ce que les occidentaux consomment, mais devenu aussi le laboratoire où se testent les techniques les plus sophistiquées de contrôle social numérique des populations.

Le géopolitique qu’est Bruno Tertrais observe avec une certaine inquiétude cette arrogance retrouvée des dirigeants chinois qui préparent activement l’annexion de Taïwan pour les années à venir et ne devraient guère hésiter à le faire par une opération militaire un peu musclée, à la manière de l’opération spéciale engagée par la Russie sur le territoire ukrainien en février 2022. Il n’est cependant pas persuadé qu’une telle invasion sera aussi facile qu’il n’y paraît malgré l’écrasante supériorité numérique de l’armée chinoise, laquelle n’a cependant pas d’expérience récente d’un tel conflit armé. Il pense même qu’un tel conflit dans le Pacifique ne pourrait laisser les États-Unis indifférents, créant le risque d’un affrontement direct entre des puissances militaires et nucléaires de premier plan…

Site de forage de gaz de schiste à St Marys en Pennsylvanie  (photo © SIPA Press / L’Opinion)

Car l’auteur reste confiant dans la capacité des États-Unis à jouer un rôle majeur dans l’ordre mondial en pleine reconfiguration, malgré l’isolationnisme récurrent de ses dirigeants, estimant que ce pays fait preuve d’un dynamisme démographique très supérieur à celui de la Chine ou de la Russie, a désormais retrouvé le chemin de son indépendance énergétique grâce à l’exploitation à outrance des gaz de schistes, catastrophique sur le plan environnemental mais très profitable économiquement, et reste largement en tête de la course mondiale aux brevets et à l’innovation technologique.

La démocratie, force ou faiblesse de l’Europe ? (source © L’Indépendant)

Quant à l’Europe, objet de nombreux débats en cette période pré-électorale, Bruno Tetrais rappelle aux plus pessimistes qu’elle continue de peser un quart du PNB mondial et que les démocraties, malgré leurs faiblesses inhérentes liées à la nécessite de prendre en compte leur opinion publique parfois bien versatile vire pusillanime, peuvent se montrer plus résilientes qu’il n’y paraît face à des régimes autocratiques dirigés par des satrapes entourés de courtisans aux ordres, à condition toutefois de se débarrasser de sa naïveté originelle qui l’a transformée en « herbivore au milieu des carnivores » et à nouer avec la Chine notamment, une relation plus équilibrée que celle qui a consisté jusque-là à « fermer les yeux sur le néo-impérialisme de Pékin en échange de biens de consommation pas chers ». Une évolution que l’auteur appelle de ses vœux et qui concerne en particulier l’Allemagne, moteur de l’Europe et trop longtemps persuadée qu’elle pouvait sans risque « miser sur l’Amérique pour sa sécurité, la Russie pour son gaz et la Chine comme marché ».

Un nouvel ordre mondial est peut-être effectivement en train d’émerger sous nous yeux, en espérant qu’il sera plus équilibré et moins source de tensions que les précédents : rien n’est moins sûr !

L. V.

Optitec : naissance, vie et fin d’un technopôle de la photonique

31 mars 2024

La chronique ci-après a été publiée le 17 mars 2024 par GoMet, un média tout numérique qui traite de l’actualité locale sur la métropole Aix-Marseille-Provence en s’efforçant de mettre en avant les réussites et les expertises présentes sur le territoire, notamment dans les domaines de l’innovation technologique, mais aussi politique, sociale, économique et culturelle. Le pôle de compétitivité Optitec a été absorbé début janvier 2024 par le pôle Solutions communicantes sécurisées (SCS) et la photonique provençale n’existe donc plus en tant que telle. C’est une aventure d’un quart de siècle qui se termineJacques Boulesteix, astrophysicien, ancien directeur de recherches au CNRS, président-fondateur de POPsud en 2000, d’Optitec en 2006, puis du réseau Optique Méditerranéen, mais aussi premier président du Cercle progressiste carnussien, revient ici sur la genèse de l’un des précurseurs des pôles de compétitivité, le premier impliquant, à l’échelle de notre région, tous les acteurs académiques et industriels d’une même thématique sectorielle.

Jacques Boulesteix dans les locaux de GoMet à Marseille le 16 février 2024 (photo © JYD / Gomet)

La photonique est la science et la technologie des photons, ces éléments constitutifs de la lumière, à la fois ondes et particules. Mais la photonique est en fait beaucoup plus que la lumière. Car la photonique se trouve derrière de très nombreuses technologies de la vie quotidienne. Et si l’éclairage, l’optique, la vision ou l’image restent des secteurs traditionnels de ce secteur technologique, d’autres applications majeures comme les télécommunications, la biophotonique, l’énergie ou la productique, lui ont donné un grand coup de booster depuis une trentaine d’années. Aujourd’hui, les liaisons internet, les smartphones, les ordinateurs portables, la médecine et la chirurgie, la robotique, ont vécu de véritables révolutions technologiques grâce à la photonique qui s’est révélée une source d’innovations considérable.

Présentation d’Optitec le 16 mars 2003 (source © Gomet)

La photonique, la science du XXIe siècle

C’est un volumineux rapport du National Research Council (NRC) américain qui lança en 1998 l’essor de la photonique mondiale. « Harnessing Light : Optical Science and Engineering for the 21 st Century » récapitulait les inventions (lasers, fibre optique, cristaux liquides, scanners médicaux, panneaux photovoltaïques, vision nocturne, couches minces, disques optiques, LEDs, …) au regard des potentialités de leurs utilisations (communications, informatique, écrans, santé, éclairage, détecteurs, défense, spatial, processus industriels, …). Selon ses conclusions, non seulement l’économie induite devait croître très rapidement, mais la photonique était promise à devenir la science du XXIe siècle, tout comme l’électronique fut celle du siècle précédent.

À la fin des années 1990, un bouillonnement est effectivement apparu dans certains pays et les premiers clusters de photonique avaient déjà vu le jour. En Amérique du Nord, plusieurs pôles se structuraient (Californie, Tucson, Québec). En Europe, l’Allemagne avait pris un peu d’avance avec deux associations industrielles régionales traditionnellement à forte composante optique (Jena, Berlin). En France, c’est d’abord en Île-de-France (Optics Valley), en Bretagne (Lannion autour des télécoms) et en Provence Alpes Côte d’Azur avec POPsud que le mouvement était le plus visible.

Présentation d’Optitec le 16 mars 2003 (source © Gomet)

Le pôle optique et photonique POPsud 

La genèse de POPsud a sans doute été la plus originale, puisqu’elle a eu lieu autant à l’initiative de chercheurs universitaires et du CNRS, que de responsables ou cadres d’entreprises d’optique. La situation locale était tout à fait particulière : les principaux acteurs se connaissaient de longue date ! Les relations se regroupaient autour de deux grands sujets : l’astronomie et l’espace d’une part, la physique des matériaux de l’autre. Concernant la physique, par exemple, beaucoup d’entrepreneurs avaient gardé un lien avec le laboratoire où ils avaient étudié, suivi un stage, été parfois salariés, alors qu’une partie non négligeable de la recherche publique était financée sous contrats.

Présentation d’Optitec le 16 mars 2003 (source © Gomet)

Le cas du spatial et de l’astronomie était différent. Les astronomes provençaux étaient largement impliqués et souvent même à l’initiative de la construction de grands instruments mondiaux (satellites, grands télescopes français à Hawaï ou européens au Chili). La fabrication de ces télescopes et l’instrumentation auxiliaire étaient régulièrement confiées à des industriels locaux. Le déclencheur du rapprochement a été la nécessité de renouveler fortement un équipement important (bancs de tests, chambres propres, refroidies ou à vide) à la fois dans les entreprises et les laboratoires. La complexité et le coût de ces équipements étaient incompatibles avec une utilisation à temps partiel. Aussi, les tout premiers projets financés par POPsud ont largement été consacrés à des « moyens mutualisés », localisés dans le privé ou le public, mais partagés.

Présentation d’Optitec le 16 mars 2003 (source © Gomet)

Tout restait à inventer

Le principe de la création de POPsud avait été adopté en octobre 1999, lors d’une réunion de six fondateurs. Trois entrepreneurs : Gilbert Dahan, de SESO (13), Charles Palumbo, de Cybernetix (13) et Gérard Greiss, de SEOP (83). Trois chercheurs universitaires : François Flory, de l’Institut Fresnel (13), Farrokh Vakili, de l’Observatoire de la Côte d’Azur (06) et moi-même, du Laboratoire d’astrophysique de Marseille (13). Nous ne savions pas du tout où nous allions. Tout restait à inventer. C’était grisant, mais nous étions d’accord pour tenter le coup d’une structure régionale, réellement nouvelle, qui n’avait de sens que si elle accélérait réellement le développement de la photonique dans notre région où les acteurs étaient déjà nombreux et souvent de niveau international. Notre petite histoire retiendra que nous nous étions engagés à nous reposer chaque année (et cela a été fait au moins jusqu’en 2013) la question de la prolongation du pôle. Il n’était pas question d’institutionnaliser une structure qui aurait perdu son dynamisme et son inventivité.

La Provence, une terre historique de recherche et d’essaimage industriel en optique

La Provence a été de longue date une terre de développement de l’optique, initialement autour de l’Observatoire de Marseille, initialement « Observatoire royal de la marine », créé en 1702 aux Accoules, puis transféré « en limite de la ville » en 1860 sur le plateau Longchamp. Marseille s’enorgueillit donc d’être la ville du troisième observatoire astronomique moderne construit au monde, juste après Paris (1667) et Greenwich (1675). Et surtout, Marseille fut dotée en 1865 du télescope de 80 cm de Foucault (que l’on peut toujours visiter), alors le plus grand au monde, le premier instrument associant un miroir parabolique et une réflexion par couche argentée, en rupture totale avec la tradition des lunettes astronomiques. C’est toujours le principe optique des télescopes actuels, terrestres ou spatiaux. L’instrument, révolutionnaire, disposait même d’un support de miroir actif, concept longtemps oublié, mais qui équipe aujourd’hui tous les télescopes géants modernes.

Présentation d’Optitec le 16 mars 2003 (source © Gomet)

Vérifier la relativité générale d’Einstein

L’inventivité de Marseille en matière optique ne s’arrête pourtant pas là. En 1897, à l’université, alors sise rue Sénac de Meilhan en haut de la Canebière, deux physiciens, Alfred Perot et Charles Fabry, inventèrent l’interféromètre à ondes multiples qui porte leur nom, l’interféromètre de Fabry-Perot. Il s’agit d’une invention majeure de la métrologie, qui permit notamment la vérification observationnelle de la relativité générale d’Einstein lors d’une éclipse de Soleil en 1919. Aujourd’hui, elle est essentielle aux contrôles des surfaces optiques, à la mesure des déplacements infinitésimaux, aux filtrages de longueurs d’onde et est utilisée quotidiennement dans la recherche et l’industrie.

Un peu plus tard, à partir des années 1930, c’est un autre domaine d’excellence qui se développe à partir de Marseille : celui des couches minces métalliques, de quelques dizaines de microns au plus. Associées au départ à l’amélioration de l’interféromètre de Fabry-Perot, elles trouvent bien vite d’autres applications et sont aujourd’hui indispensables comme antireflet dans les composants photo-électroniques, la lunetterie, les cellules photovoltaïques.

SESO, pionnier de la photonique

Ce contexte académique a bien évidemment été déterminant dans la création en 1979 à Aix-en-Provence, de la société SESO (Société européenne de systèmes optiques), créée par des cadres issus de la société Bertin. SESO est spécialisée dans la conception et la fabrication de composants et de systèmes de précision dans le domaine de la photonique, notamment pour le secteur aéronautique et spatial.

En 1989, c’est le calcul optique qui vient compléter la panoplie, avec la création, par un jeune diplômé de l’École supérieure d’optique de Marseille, de la société Optis à La Farlède dans le Var. Avec le développement de la simulation et le prototypage virtuel en matière d’optique, Optis deviendra l’un des acteurs majeurs du secteur avant d’être rachetée en 2018 par le géant mondial de la réalité virtuelle Anzys, pour les véhicules autonomes.

Au début des années 2000, le projet Iter de fusion thermonucléaire à Cadarache s’intéresse aussi à la photonique. D’ailleurs, les contraintes d’intégration de capteurs, de lasers, d’imageurs dans un milieu radiatif hostile avec zéro défaut et zéro panne, s’apparentaient fortement à celles déjà présentes dans POPsud autour du spatial et des systèmes sous-marins.

C’est évidemment avant tout ce lien très fort existant entre une recherche universitaire établie dans le domaine des sciences de la lumière et un tissu industriel très riche dans les domaines de l’optique, qui a permis l’émergence, en 1999, du pôle d’optique et de photonique POPsud, simultanément avec la création d’Optics Valley en région parisienne, bien avant l’annonce, en 2005, des premiers pôles de compétitivité.

Un outil clé : les plateformes mutualisées

Les bonnes fées étaient présentes lors de la naissance de POPsud. Jean-Pierre Nigoghossian, ancien de Bertin, de l’Institut méditerranéen de technologie, puis directeur de la recherche et de la technologie en région, a accompagné de nombreux conseils, ce qu’il faut bien appeler une « aventure avant l’heure ». La première étude de faisabilité, réalisée par le cabinet parisien Atalaya confirmait à la fois l’anticipation du boom mondial de la photonique et les potentialités locales.

Jean-Pierre Nigoghossian (photo © CA / GoMet)

Cerise sur le gâteau, Pierre Bernhard, le fondateur et directeur de l’INRIA (Institut national de recherche en informatique et automatique) à Sophia-Antipolis, acceptait de présider le conseil scientifique de POPsud, alors que la photonique n’était vraiment pas sa spécialité. Mais ce recul s’avérera décisif dans la sélection et la réussite des premiers projets. Le principe novateur initial retenu fut également que 30 % du conseil stratégique ne soit pas directement lié à la photonique et que 30 % soit extérieur à la région. Tout était sur la table. Tout était à inventer. Un vrai défi collectif !

Pierre Bernhard, fondateur de l’INRIA à Sophia Antipolis (source © Sciences pour tous 06)

13 projets communs financés

Entre 2001 et 2005, 13 projets communs entreprises-laboratoires virent le jour pour un financement de sept millions d’euros, issu à 53 % du privé. Évidemment, la sélection en 2005 de POPsud (qui devient alors Optitec) dans le cadre de l’appel d’offres des pôles de compétitivité allait changer l’échelle du financement. Entre 2006 et 2012, chaque année en moyenne, dans le cadre du pôle de compétitivité, 15 à 20 projets mutualisés sont financés pour une quarantaine de millions d’euros (dont 50 % venant du privé). En 2010, Optitec s’étend à la région Languedoc-Roussillon.

15 000 emplois, 1 500 chercheurs

La labellisation comme pôle de compétitivité a indéniablement favorisé la croissance des entreprises. Selon les statistiques d’Optitec, qui ne compte strictement que les emplois liés à l’optique-photonique, en 2000, la filière régionale comptait 3 000 emplois qualifiés dans 15 000 emplois industriels associés et 1 500 chercheurs. Entre 2006 et 2012, 1 600 emplois directs qualifiés furent créés ainsi que 30 start-up avec un taux de survie de 82 %. La croissance annuelle locale était légèrement supérieure à la croissance mondiale de la photonique (15 %), ce qui en faisait un secteur régional très dynamique.

En 2013, le chiffre d’affaires des entreprises régionales de photonique atteignait 1 300 M€, concentrant 25 % des activités françaises de recherche et développement dans le secteur optique. En 2012 était inauguré, sur le technopôle de Château-Gombert, l’Hôtel Technoptic, accélérateur pour les start-up de l’optique, la photonique et des objets connectés IOT à la fois pépinière d’entreprises et hébergeur de plateformes technologiques. En 2010, Optitec était récompensé du Label de Bronze de cluster européen sous l’égide de la Commission Européenne.

Partie du Comité stratégique de POP Sud (source © archives J. Boulesteix / GoMet)

Avec un taux d’exportation de ses entreprises supérieur à 35 % à sa création et des laboratoires publics de recherche mondialement reconnus, POPsud/Optitec était naturellement tourné vers l’extérieur. Les accords d’échange et les visites d’entreprises à l’étranger furent nombreux : Singapour 2004, Israël 2004, Shangaï 2004 (Optochina), Canada 2002 et 2005, Iéna 2008 (Optonet/Zeiss), Royaume-Uni 2008, MIT et Boston University 2009, Shenzhen 2009, Brésil 2010, Espagne 2011 (SECPHO), Italie 2012 (OPTOSACANA), Russie 2011 et 2012, … En 2005, Optitec créait le Réseau optique méditerranéen (ROM), financé par l’Europe et réunissant les régions de Valence, Catalogne, Provence-Alpes-Côte d’Azur, Toscane, Sardaigne, Crète et Israël.

La photonique : un domaine bouleversé par l’irruption de l’acteur chinois

Dès 2013, l’Union européenne avait identifié la photonique comme l’une des six technologies clés du XXIe siècle (KET, Key Enabling Technology). Les Chinois aussi, certainement. Car la Chine envahit alors rapidement le marché mondial de composants optiques à faible coût et rattrape à grand pas son retard sur les systèmes photoniques complexes. Avec une croissance dans ce secteur une fois et demi supérieure à celle de l’Europe et un immense marché intérieur, la Chine, qui y était quasiment absente dans les années 2000 rivalise de plein fouet avec la photonique européenne (et américaine). Le 4e plan quinquennal chinois (2021-2025) a d’ailleurs placé l’optique-photonique au cœur des technologies prioritaires. On savait déjà que la Chine était devenue le premier marché mondial de consommation des circuits intégrés avec une part du marché mondial de 34,4 %, contre 21,7 %, pour les États-Unis et 8,5 % pour l’Europe. C’est aussi le cas pour la photonique.

Pour bien en comprendre l’enjeu, il faut savoir que la science et les applications de la lumière représentent, en termes de PIB, environ 11 % de l’économie mondiale. C’est le secteur de plus forte croissance. Les revenus annuels mondiaux des produits photoniques dépassent 2 300 milliards d’euros. Cette industrie emploie plus de 4 millions de personnes. La chaîne de valeur de la photonique est très large. Elle va du verre aux systèmes très intégrés, en passant par l’éclairage, la fibre optique, les lasers, les imageurs, les panneaux photoélectriques. La photonique est présente dans tous les systèmes complexes : robots, avions, espace, smartphones, scanners médicaux, communications, ordinateurs, machines-outils, les véhicules autonomes, sans parler du militaire…

L’Hôtel Technoptic, accélérateur pour les start-up de l’optique  (source © Gomet)

Certes la France n’est pas démunie. Selon les statistiques de l’European Photonic Industry Consortium (EPIC), qui compte assez largement toutes les activités liées de près ou de loin à la photonique, l’écosystème photonique français représente 19 Md€ de chiffres d’affaires, une croissance de 7,5 % par an et 80 000 emplois. Ce n’est pas rien. D’autant plus qu’au-delà des groupes de taille mondiale comme Thales, Safran, Essilor ou Valeo, on estime le tissu riche de 1 000 entreprises dont 40 % ont moins de 10 ans. Elles génèrent une activité estimée à 15 Md€ avec plus de 80 000 emplois hautement qualifiés, opérant sur un marché mondial estimé à 525 Md€.

Le contexte de l’innovation dans lequel est né POPsud a profondément évolué en 25 ans

D’une part, contrairement à d’autres pays européens, le tissu industriel français le plus innovant à l’époque, clairement composé de PME partenaires de laboratoires de recherche publics, n’a pas vraiment réussi sa mutation vers des établissements plus importants (ETI) disposant d’une assise financière suffisante et de ressources humaines pour attaquer de gros marchés. La croissance, pourtant importante dans le secteur de la photonique, a plafonné.

À cette faiblesse structurelle très française, s’est ajouté, au fil du temps, un certain essoufflement des croisements entre les partenaires des pôles, dont les projets peinent, après quelques années, à échapper à une certaine consanguinité, qui n’a peut-être pas été assez anticipée. Or l’innovation, c’est aussi la découverte, la surprise d’un nouveau partenaire. D’où les nouvelles stratégies d’élargissement thématique et de fusion avec d’autres pôles. Enfin, les partenariats directs entre les entreprises à l’échelle mondiale se sont développés, chaque entreprise dynamique cherchant aujourd’hui à disposer d’un point d’appui sur chaque continent, au risque de créer des conflits à l’intérieur même des pôles. Le chacun pour soi s’est développé, s’éloignant toujours un peu plus de l’esprit des initiateurs des premiers pôles.

Il serait cependant bien hasardeux de penser que le renouveau des mécanismes d’innovation passe par une rationalisation ou une intégration à une échelle toujours plus grande. L’histoire enseigne que les idées naissent dans de petites entités, de petites équipes, plus favorables à l’ouverture et au dynamisme. Ce n’est pas le cas de la production ou de la percée sur les marchés, qui font appel à d’autres ressorts, pas forcément liés à une logique de pôles. C’est cette dualité que nous a permis de mieux comprendre, depuis 25 ans, l’expérience des pôles pionniers comme POPsud.

J. Bx.

CETA : c’est à n’y rien comprendre…

25 mars 2024

A trois mois des prochaines élections au Parlement européen, le rejet par le Sénat du traité de libre-échange entre le Canada et l’Union européenne, constitue un véritable camouflet pour le gouvernement. Il faut dire que ces accords commerciaux, négociés en catimini par la Commission européenne, ont tendance à focaliser les critiques de tous les acteurs démocratiques ! Le sort du TAFTA, ce fameux traité de libre-échange transatlantique, pour lequel les négociations ont repris en 2019 après avoir été gelées fin 2016 suite à l’élection de Donald Trump, illustre à quel point ce type d’accord peut susciter un rejet viscéral. D’ailleurs, la France continue à s’opposer officiellement au projet pour lequel les discussions se poursuivent néanmoins, mais en excluant désormais les marchés publics et surtout l’agriculture qui focalise le plus d’inquiétudes.

L’accord de libre-échange avec le Mercosur, potentiel accélérateur de la déforestation en Amazonie ? Un dessin signé Plantu, datant de juillet 2019

Le gouvernement français est également officiellement opposé à l’accord de libre-échange négocié entre l’Union européenne et le Mercosur, ce marché commun qui regroupe la plupart des pays d’Amérique du Sud. Lancées en 2000 et interrompues en 2004, les négociations avaient repris en 2014 et abouti à un accord en 2019, mais le Parlement européen avait rejeté le projet en octobre 2020, suite au désaccord exprimé ouvertement par la France et du fait des réticences de l’Allemagne, toutes les deux inquiètes des impacts environnementaux d’un tel accord.

Un dessin signé Marc R., publié en 2017 sur son site Marker

Avec le Canada, l’accord économique et commercial global, CETA selon son acronyme anglais (Comprehensive Economic and Trade Agrement), a été négocié à partir de 2009 et conclu dès 2014. Il a suscité alors tant de débats qu’il a fallu attendre 2 ans avant que la Commission européenne ne finisse par l’adopter en juillet 2016 avant de demander aux 27 pays membres (qui étaient alors encore 28, avant le Brexit) de le ratifier. Les pays membres l’ont signé le 30 octobre 2016, après un premier cafouillage car la Wallonie avait formellement refusé de donner son accord pour que l’État fédéral de Belgique puisse signer le document ! Le Parlement européen s’était à son tour prononcé en faveur de ce texte le 15 janvier 2017, mais en excluant le volet lié au dispositif chargé de régler les différents entre États et investisseurs, qui ne relève pas de la compétence de l’UE mais des États.

Ces mécanismes d’arbitrage par lesquels les multinationales arrivent à attaquer les législations en vigueur dans certains pays et jugées défavorables à leurs intérêts propres constituent de fait un des points de cristallisation des critiques majeures contre ces traités de libre-échange. Les exemples sont en effet désormais nombreux de multinationales, principalement américaines, qui arrivent ainsi à remettre en cause des dispositions législatives pourtant démocratiquement décidées, en matière de protection de l’environnement, de la santé ou des droits des travailleurs…

Des agriculteurs bloquent l’autoroute près de Mulhouse le 8 octobre 2019 et protestent notamment contre les traités CETA et Mercosur (photo © Sébastien Bozon / AFP / Le Monde)

Depuis 2017, l’accord CETA est considéré comme signé et il a été ratifié par 17 des États membres de l’UE, ainsi que par l’ensemble des parlements fédéraux et régionaux du Canada, lesquels se sont empressés de le faire dès 2017. La Grande-Bretagne elle-même, toujours friande de plus de libéralisme économique, l’avait ratifié avant de claquer la porte de l’Union Européenne ! De fait, le traité est désormais officiellement en vigueur depuis le 21 septembre 2017, à la seule exception des clauses, finalement assez marginales, qui concernent les investissements et le règlement des différends entre des entreprises européennes et canadiennes (tribunaux d’arbitrage) qui relèvent d’une compétence partagée entre l’UE et ses États membres. 

En revanche, si un seul des pays membres refuse de ratifier le texte et le notifie à l’UE, c’est l’ensemble du dispositif qui s’écroule puisque le texte est présenté comme un accord global. C’est déjà le cas puisque le parlement chypriote a rejeté l’accord le 1er août 2020, mais Chypre n’a pas notifié officiellement cette décision à l’UE et chacun fait donc comme si de rien n’était…

Le 23 juillet 2019, les députés français avaient voté en faveur de la ratification du CETA, malgré les exhortations de l’activiste suédoise, Greta Thunberg, venue leur parler le matin même… Un dessin signé Deligne (source © Urtikan)

En France, où les oppositions contre cet accord de libre-échange sont nombreuses, Emmanuel Macron a tenté de faire passer le vote en catimini, en pleine trêve estivale, le 23 juillet 2019. A l’époque, il disposait pourtant d’une large majorité présidentielle à l’Assemblée Nationale, mais le texte avait suscité une véritable fronde de la part de certains des députés de son propre camp et n’avait alors été adopté qu’à une assez faible majorité de 266 députés alors que 213 d’entre eux se prononçaient contre. Le projet aurait dû être présenté au Sénat dans la foulée mais depuis, le gouvernement procrastine, craignant un rejet qui mettrait à mal tout l’édifice, et attendant que d’autres pays se prononcent à leur tour, dont l’Italie, où l’opinion n’est pas non plus très favorable.

Résultat du vote au Sénat le 21 mars 2024 aboutissant au rejet de la ratification du CETA : le centre mou était manifestement aux abonnés absents… (source © Sénat / La France agricole)

Mais cette course de lenteur a fini par prendre fin à l’initiative du groupe communiste au Sénat qui a profité de sa niche parlementaire pour remettre le dossier sur la table et obliger les sénateurs à sortir de leur ambiguïté. Et le résultat a confirmé que les craintes du gouvernement étaient bien fondées puisque le 21 mars 2024, le Sénat a très largement rejeté toute idée de ratification de cet accord par 211 voix contre 44. Une véritable claque pour le gouvernement ! Certes, c’est l’Assemblée Nationale qui aura le dernier mot mais on voit mal comment une majorité pourrait s’y dessiner désormais en faveur de la ratification de ce texte dès lors qu’il sera soumis à l’ordre du jour…

Il faut dire que cette affaire était bien mal emmanchée dès le début. Avant même l’entrée en vigueur de cet accord, le Canada était déjà un partenaire commercial de premier plan pour les pays européens, au 11e rang des exportations européennes et en 16e position pour nos importations, tandis que l’Europe constituait le 2e partenaire commercial du Canada derrière les États-Unis. La Commission européenne imaginait que le CETA allait faire progresser de 25 % les échanges commerciaux avec le Canada. Elle brandit d’ailleurs des chiffres tendant à montrer que ces échanges ont bondi de 37 % depuis l’entrée en vigueur de l’accord en 2017. Sauf que cette augmentation s’explique en presque totalité par l’inflation des prix ! En volume, l’augmentation ne représente que 9 % et elle bénéficie surtout au Canada, les exportations européennes ayant, quant à elles, plutôt diminué depuis !

Évolution des échanges avec le Canada en volume (source © Eurostat / Le Monde)

Objectivement, les éleveurs européens ont plutôt profité jusqu’à présent de cet accord puisque les exportations européennes vers le Canada de viande bovine et surtout de fromages ont fortement augmenté depuis. Mais leur crainte est que les éleveurs canadiens ne profitent de ce cadre favorable pour investir en masse le marché européen avec leur bœuf aux hormones produit selon des normes environnementales et sanitaires nettement moins contraignantes qu’en Europe.

C’est là tout l’enjeu de ces accords de libre-échange qui profitent surtout aux grosses multinationales implantées dans des pays où les normes sanitaires et environnementales sont les plus laxistes, et qui ont donc pour effet une moindre protection des consommateurs, une concurrence accrue au détriment des petits producteurs locaux et une augmentation des flux internationaux de marchandises, ce qui va à l’encontre des efforts entrepris pour réduire nos émissions de gaz à effets de serre et notre impact sur la biodiversité. C’est bien pour cette raison que la Convention citoyenne pour le climat s’était exprimé contre cet accord en juin 2020. Emmanuel Macron ne l’a pas entendu alors que même les sénateurs, pourtant réputés comme peu progressistes, ont fini par le comprendre…

L. V.

Vers des pôles et réseaux innovants plus en phase avec les Français ? (3ème partie)

20 mars 2024

Cette chronique a été publiée le 10 mars 2024 par GoMet, un média numérique qui traite de l’actualité locale sur la métropole Aix-Marseille-Provence en s’efforçant de mettre en avant les réussites et les expertises présentes sur le territoire, notamment en matière d’innovation technologique, mais aussi politique, sociale, économique et culturelle. Rédigée par Jacques Boulesteix, astrophysicien, ancien directeur de recherches au CNRS, président-fondateur de POPsud en 2000, d’Optitec en 2006, puis du réseau Optique Méditerranéen, et président de 2010 à 2018 du fond régional d’investissement Paca Investissement, mais aussi premier président du Cercle progressiste carnussien, cette chronique est le troisième et dernier chapitre d’une réflexion plus vaste retraçant le parcours des structures créées localement pour favoriser ce développement technologique, entre mondialisation assumée et souhait d’un ancrage social de proximité…

Jacques Boulesteix dans les locaux de GoMet à Marseille le 16 février 2024 (photo © JYD / Gomet)

Depuis 2022, par exemple, les nuages s’amoncellent au-dessus de la Silicon Valley. Les licenciements s’enchaînent : 12 000 chez Alphabet (Google), 11 000 chez Meta (Facebook, Instagram), 10 000 pour Microsoft, 18 000 pour Amazon, 8 000 chez Salesforce, 4 000 chez Cisco, 3 700 chez X-Twitter… En mars 2023, la faillite retentissante de la Silicon Valley Bank, un établissement bancaire qui finançait les start-up’s, inquiète les milieux américains de l’innovation.

La Silicon Valley est aujourd’hui un peu prise à son propre piège. Attirant par son modèle ouvert l’intelligence mondiale jusqu’en 2020, elle a favorisé l’émergence d’un monde hyperconnecté qui rend moins essentiel la proximité physique de l’échange créatif. Les nouveaux “hubs” se développent à grande vitesse à Bangalore, São Paulo, Tel-Aviv, … « Ensemble, ils redessinent la carte de l’innovation mondiale, en créant une carte plus dispersée, diversifiée et compétitive », soulignait récemment The Economist.

Au pied de la tour Saleforces à San Francisco, cœur de la Silicon Valley américaine ((photo © JFE / GoMet)

Le défi des technopôles français est donc double. D’une part résister à ce chamboulement mondial dans lequel l’Europe peine à trouver sa place et qui draine une part croissante d’investissements du capital-risque vers des pays en développement. D’autre part, être capables de générer beaucoup plus d’emplois et de richesses à partir des compétences acquises et des échanges mutualisés.

La fuite en avant de l’État

Cette tâche sera d’autant moins facile que le ministre Bruno Le Maire a annoncé à plusieurs reprises son souhait de voir l’État se désengager à terme du soutien aux pôles de compétitivité et que le plan France 2030 prévoit un rétrécissement de son action puisque la moitié des aides seraient ciblées sur les seuls acteurs émergents, c’est-à-dire des entreprises jeunes et innovantes. Dans un certain sens, c’est une forme de fuite en avant que le ministre résume par la formule « Détecter et accompagner les champions de demain ».

A la fois, c’est un changement par rapport à la politique menée depuis 20 ans qui visait à structurer et favoriser les échanges de compétences existants pour créer de nouvelles activités. Mais il n’est pas sûr également que cela permettra d’être plus efficace dans la création d’emplois productifs induits par l’innovation. On rappellera, avec un peu d’acidité, qu’en France, 14 % des emplois relèvent du secteur industriel contre 24 % en Allemagne et que cela se traduit par un gros écart sur les balances commerciale

Bruno Le Maire (à gauche) aux Rencontres économiques d’Aix-en-Provence (source © archives / GoMet)

L’instantanéité planétaire induite par le développement des communications bouleverse la notion de localisation des activités. Un chirurgien peut opérer à distance. Le télétravail (qui va bien au-delà du travail à domicile) réduit l’échange social et favorise la compétition plus que la solidarité au travail. Les flux tendus sont optimisés

L’accès permanent à une information sans limite couplée à l’intelligence artificielle contraint l’invention et la recherche plus qu’elle ne les favorise. Car les moteurs même de la créativité que sont l’échange contradictoire, le hasard, l’analogie ou le simple recul, échappent à ces logiques d’accumulation ou de croisement massifs supposés universels.

L’instantanéité planétaire bouleverse la notion de localisation des activités

Il y a sans doute place à des processus d’innovation plus proches des besoins humains, des habitudes, des contraintes géographiques et des ressources naturelles. Le changement climatique n’est pas perçu de la même manière à Paris, aux Maldives, en Islande ou sur une île grecque.

La bibliothèque Oodi d’Helsinki en Islande (photo © JFE / GoMet)

L’innovation va devoir s’adapter. Si, depuis 150 ans, les inventions ont profondément changé le mode de vie des habitants de la planète, l’innovation a parfois été vécue comme subie. Nous sommes entrés dans une autre ère, celle où nous souhaitons préserver notre mode de vie face aux changements climatiques et sommes en attente d’innovations de rupture en ce sens. Rien n’est gagné. Selon une étude de l’Académie des technologies, 56 % des Français se disent inquiets vis-à-vis des nouvelles technologies, en hausse de 18 points par rapport à 2018. En tête des craintes, l’alimentation, l’environnement, l’intelligence artificielle. Or l’essor des pôles de compétitivité est fortement dépendant des politiques publiques qui elles-mêmes sont de plus en plus contraintes par l’opinion publique.

L’opinion publique arbitre…

Ces suspicions à l’égard de l’innovation vont aussi de pair avec la montée de l’obscurantisme. Une étude de l’IFOP, fin 2022, montre un effritement de l’opinion sur les bénéfices du progrès scientifique et technologique. Cette situation renforce les exigences en matière d’éducation, de communication et d’éthique de l’innovation. Le débat public n’est possible que si les citoyens sont informés, sensibilisés, éclairés. Il n’y aura pas d’innovation positive si elle est refusée par la société. Il n’y aura pas non plus d’innovation positive si sa mise en œuvre amplifie les inégalités sociales.

Étudiants sur le campus Saint-Charles d’Aix Marseille Université (photo © JYD / Gomet)

Les pôles de compétitivité (ou les structures qui leur succèderont) doivent donc être beaucoup plus proches de la population, capables de l’impliquer, de l’écouter, de susciter des vocations et des rêves et mener des actions en ce sens.  Il convient sans aucun doute de développer réellement l’information scientifique et technologique, de créer des organismes d’évaluation locaux, indépendants et transparents, ouverts aux citoyens, notamment aux jeunes. C’est à ce prix seulement qu’il est possible de transformer l’innovation en réel développement économique, c’est-à-dire en emplois industriels et de service, allant de pair avec une amélioration ambitieuse du bien être individuel et social.

Bref, l’heure est à l’ouverture des pôles…

J. Bx.

Les pôles de compétitivité à la croisée des chemins (2ème partie)

13 mars 2024

La chronique ci-après a été publiée le 3 mars 2024 par GoMet, un média tout numérique qui traite de l’actualité locale sur la métropole Aix-Marseille-Provence en s’efforçant de mettre en avant les réussites et les expertises présentes sur le territoire, notamment dans les domaines de l’innovation technologique, mais aussi politique, sociale, économique et culturelle. Rédigée par Jacques Boulesteix, astrophysicien, ancien directeur de recherches au CNRS, président-fondateur de POPsud en 2000, d’Optitec en 2006, puis du réseau Optique Méditerranéen, et président de 2010 à 2018 du fond régional d’investissement Paca Investissement, mais aussi premier président du Cercle progressiste carnussien, cette chronique est le deuxième chapitre d’une réflexion plus vaste retraçant le parcours des structures créées localement pour accompagner et favoriser ce développement technologique, entre mondialisation assumée et souhait d’un ancrage social de proximité…

Jacques Boulesteix dans les locaux de GoMet à Marseille le 16 février 2024 (photo © JYD / Gomet)

Les pôles de compétitivité, second étage de la fusée de l’innovation, après les technopôles (lire notre précédente chronique), s’est finalement révélé très efficace. Ils ont d’abord été initiés par les acteurs eux-mêmes (universités, centre de recherches, entreprises) qui aspiraient à des échanges beaucoup plus forts, même s’ils étaient localisés dans des lieux éloignés. Le développement des communications n’est évidemment pas étranger à cette évolution. La « fertilisation croisée » s’affranchissait ainsi de contraintes géographiques pour impliquer un maximum de compétences et d’acteurs. Néanmoins, tout restait dans une proximité acceptable permettant les échanges physiques réguliers (réunions, colloques, ateliers, visites d’entreprises, …) et une innovation très concrètement partagée.

En 2016, Christian Estrosi, président de la Région avec les présidents des pôles de compétitivité de la région (photo © Pierre Ciot / GoMet)

Il y a donc une filiation directe entre les technopôles et les pôles de compétitivité : l’espace s’élargit et la nature de l’échange se précise. Ce type de pôle ne peut-être que thématique et l’interlocuteur n’est reconnu que s’il apporte quelque chose. Nous ne sommes plus dans l’économie d’échelle, voire la mutualisation de moyens mi-lourds qui était le point fort des technopôles. Les pôles de compétitivité dessinent une véritable communauté d’intérêts dans un domaine. Cette communauté va développer de stratégies, des alliances qui bénéficieront à chacun. Contrairement aux technopôles, dont l’essence-même est liée à des politiques publiques d’aménagement territorial, les pôles de compétitivité sont d’abord issus d’associations loi 1901. La dynamique est inversée : la verticalité passe du haut vers le bas au bas vers le haut. C’est un ressort essentiel.

Neuf pôles en Provence Alpes Côte d’Azur

En 2004, deux rapports importants prônent cette évolution. En février, la DATAR (Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale) publie « La France, puissance industrielle. Une nouvelle politique industrielle par les territoires » qui avance explicitement le terme « pôles de compétitivité ». En avril, Christian Blanc, à la demande du Premier ministre, rend son rapport « Pour un écosystème de la connaissance » qui suggère lui aussi la constitution de clusters à la française. Le gouvernement décide alors de lancer en 2005 un appel à projets afin de labelliser les premiers pôles français. Le chiffre de 10 à 15 avait été annoncé. La surprise est qu’une centaine de dossiers furent déposés ! 67 pôles furent finalement labellisés, dont sept (puis rapidement neuf) en région Provence Alpes Côte d’Azur.

Ce succès mettait en évidence l’existence de multiples réseaux d’innovation peu visibles mais bien réels et surtout, l’effet d’entrainement que générait l’annonce d’une forte implication de l’État dans le processus. Des rapprochements qui n’avaient pu se faire depuis des années étaient alors souhaités par les acteurs industriels et académiques. L’un des exemples intéressants est le secteur de la micro-électronique, des communications et des logiciels dans la région. Depuis plus d’une dizaine d’années la synergie se faisait attendre entre la partie ouest à Rousset, plutôt orientée sur les composants et la partie est à Sophia-Antipolis, développée dans les applicatifs. Mais le rapprochement ne correspondait nullement aux logiques sectorielles et territoriales existantes. Pourtant, le pôle de compétitivité Solutions Communicantes Sécurisées (SCS), étiqueté mondial, fut proposé et vit le jour. La stratégie, résumée à l’époque par la formule « du silicium aux usages », fut en elle-même une innovation.

Le siège de ST Microelectronic à Rousset (photo © GoMet)

2020 : un bilan indéniable mais des signes d’essoufflement

Depuis leur création, les pôles de compétitivité français ont initié plus de 5000 projets de recherche et développement, financés cinq milliards d’euros de participations privées, deux milliards par l’État et la BPI, et 1,5 milliards par les régions. Ils ont créé une dynamique, une mobilisation en faveur de la recherche appliquée et une mobilisation de tous les acteurs locaux, dont les collectivités territoriales.

Ce bilan positif n’exonère pas d’un certain nombre d’interrogations qui touchent essentiellement à l’impact réel en matière d’emplois, au déficit persistant de formations ou à la multiplicité des financements qui génère beaucoup de lourdeur. De plus, comme l’a souligné à plusieurs reprises le Conseil économique social et environnemental (CESE), les inégalités territoriales ont été renforcées par l’implantation des pôles dans les régions leaders, et les PME non familières avec les pôles continuent de rencontrer des difficultés à participer aux projets collaboratifs, ce qui explique que le nombre d’acteurs impliquées stagne.

Certains pôles, comme Optitec en Paca, ont joué l’élargissement vers d’autres régions et même la fusion (en l’occurrence avec SCS). Mais la tendance est là : les pôles de compétitivité, confrontés à un contexte européen et mondial incertain, peinent à trouver un nouveau souffle. En quelque sorte, ils deviennent moins créatifs et reproduisent les schémas de développement qui leur ont jusqu’à présent réussi. A leur décharge, ils ne sont pas les seuls…

J. Bx.

La région face à la mondialisation et aux nouveaux défis de l’innovation (1ère partie)

6 mars 2024

La chronique ci-après a été publiée le 25 février 2024 par GoMet, un média tout numérique qui traite de l’actualité locale sur la métropole Aix-Marseille-Provence en s’efforçant de mettre en avant les réussites et les expertises présentes sur le territoire, notamment dans les domaines de l’innovation technologique, mais aussi politique, sociale, économique et culturelle.

Souhaitant revenir sur les différentes initiatives prises localement en faveur de la recherche appliquée et du développement technologique, GoMet a sollicité Jacques Boulesteix, astrophysicien, ancien directeur de recherches au CNRS et élu à la mairie de Marseille de 1989 à 1995, alors chargé du développement des technopôles et des universités. Président-fondateur de POPsud en 2000 puis d’Optitec en 2006, il créa également le Comité national d’optique et photonique regroupant les pôles régionaux en optique ainsi que les industriels de la filière. A la fin des années 2000, administrateur de la plateforme européenne Photonics 21, il crée le réseau Optique Méditerranéen, ainsi que l’European Network of Optical Clusters (ENOC). Il dirigea de 2010 à 2018 le fond régional d’investissement Paca Investissement, aujourd’hui Région Sud Inves. Il a aussi été le premier président du Cercle progressiste carnussien et a été élu au Conseil municipal de Carnoux en 2020.

Cette chronique est le premier volet d’une réflexion plus vaste retraçant le parcours des différentes structures mises en place localement pour accompagner et favoriser ce développement technologique, entre mondialisation assumée et souhait d’un ancrage social de proximité… Les deux autres volets de cette série, seront publiés ultérieurement, en décalé avec leur diffusion sur GoMet

Jacques Boulesteix dans les locaux de GoMet à Marseille le 16 février 2024 (photo © JYD / Gomet)

1970-2000 : le fait technopolitain

La première initiative de mutation technologique de l’économie française s’est matérialisée par la naissance des technopôles, conçus comme des espaces protégés, consacrés aux hautes technologies, basés sur une stratégie territoriale simple et efficace : (re)localiser les entreprises technologiques sur un territoire susceptible d’accélérer leur développement en proximité d’écoles d’ingénieurs et de laboratoires de recherches. Sophia Antipolis constitua, dès 1969, un précurseur largement financé par l’État (Datar), suivi de Grenoble en 1971. Ils ne faisaient que s’inscrire dans le sillage de laRoute 128 (le “demi-cercle magique” de Boston), apparu à la fin des années 50 à proximité de l’Université de Harvardet du MIT, et de la Silicon Valley en Californie dans les années 60 autour des entreprises de semi-conducteurs et de l’Université de Stanford. 

Les technopôlessont donc avant tout, à cette époque, des lieux structurés pour favoriser les relations université-recherche-entreprises, avec l’idée simple de « transformer l’intelligence en richesse ». Dans les Bouches-du-Rhône, trois technopôles virent ainsi le jour. 

Premier en date, le technopôle de Luminy fut structuré en 1985 autour des bio-techs sur un site universitaire développé dans les années 1970 autour des mathématiques, de la physique, de l’architecture et du sport. Il s’étend sur une centaine d’hectares. 

Entrée du Laboratoire d’astrophysique de Marseille sur le technopôle de Château-Gombert (photo © Gomet)

Le technopôle de Château-Gombert date, lui, du début des années 1990 et correspondait plutôt à la thématique des sciences de l’ingénieur. Il fit l’objet d’une action à la fois financée par l’État avec la création de l’Institut Méditerranéen de Technologie (IMT) et par la ville de Marseille avec une opération foncière touchant 180 ha. L’implication de l’État, avec le déménagement d’écoles d’ingénieurs et celle de la Chambre de Commerce, avec la création de la Maison du Développement Industriel (MDI), furent déterminantes. Le scientifique et ministre Hubert Curien fut d’ailleurs président du Groupement d’Intérêt Public créé à cet effet.

Le technopôle de l’Arbois démarre, lui, en 1995, avec l’installation du Centre de recherche et d’enseignement de géosciences de l’environnement (CeReGE) dans les locaux rénovés de l’ancien sanatorium. Il se développe vraiment dans les années 2000, sur 75 ha, autour de la thématique de l’environnement.

Le salon Envirorisk sur le technopôle de l’Arbois, reconnu par le label Parc+ (photo © Christian Apothéloz / Gomet)

De 1970 aux années 2000, la structuration du monde de l’innovation en France est donc marquée par la création de divers “technopôles” (au masculin), de “technopoles” (au féminin), de “parcs technologiques”, de “parcs scientifiques”, de “zones d’innovations”, de “vallées scientifiques”, de “polygones technologiques”, qui, quel que soit le vocable, se réfèrent tous au même concept : un espace spécifique protégé à vocation scientifique et technologique. Il y en a une cinquantaine en France.

Les technopôles : un bilan positif, mais contrasté

Le bilan de ces 40 années d’existence est contrasté. Bâtis sur le modèle américain de la Silicon Valley, ils sont loin d’avoir eu son dynamisme. Selon le réseau Retis et une enquête du journal Les Echos en 2022, les 43 technopôles référencés regroupent 14 000 entreprises et 180 000 salariés. C’est évidemment bien loin des 504 000 emplois du secteur de l’innovation localisés dans la Silicon Valley (auxquels il faudrait rajouter 571 000 emplois dans l’innovation en Californie du Sud). En fait, si les technopôles français ont largement contribué à développer les synergies entre les entreprises innovantes et la recherche publique, ils n’ont jamais vraiment réussi à concentrer les outils et les moyens de leur développement.

L’une des critiques est que la concentration d’activités technologiques les isole de fait du reste de la vie économique. Le croisement vertueux de la connaissance y reste limité. Les technopôles peinent à rayonner sur l’ensemble du tissu économique local. Les initiatives communes des différents acteurs publics et privés se heurtent rapidement aux clôtures-même du technopôle : il y a ceux qui sont à l’intérieur et ceux qui sont à l’extérieur. Le développement du concept, théoriquement plus ouvert, de technopôles urbains (comme Château-Gombert) n’a pas pleinement répondu à cette difficulté.

Le campus de la faculté des sciences et du sport à Luminy, en bordure des Calanques (photo © Gomet)

Le second problème est que les technopôles n’ont pas réussi (à quelques exceptions près) à attirer un financement suffisant pour le développement de leurs entreprises. D’ailleurs, même aujourd’hui, si en France comme en Europe, la valeur des investissements en capital-risque a triplé en 10 ans, le fossé continue de se creuser avec les États-Unis où cet effort est plus du triple de celui de toute l’Europe et se concentre particulièrement sur les zones technologiques peu nombreuses, hébergées sur une dizaine d’États seulement. De plus, la part du capital-risque consacrée à l’innovation scientifique et technologique est inférieure à 50 % en Europe et supérieure à 85 % aux USA. Et la seule Silicon Valley concentre 20 à 25 % de tout l’investissement capital-risque américain en matière d’innovation…

Les politiques locales sont aussi parfois contestées : concernant les technopôles français, si les opérations foncières à maîtrise publique ont été déterminantes, elles ont été bien souvent, pour des raisons de rentabilité à court terme, alimentées par des opportunités de relocalisations d’entreprises existantes au détriment de l’aide aux startups. Même si les lieux d’hébergement dédiés (espaces de coworking, pépinières, incubateurs, accélérateurs) se multiplient, la fragmentation existe et elle n’est pas toujours favorable à l’innovation.

Les technopôles ne pouvaient donc répondre seuls au défi de l’innovation. D’ailleurs, les acteurs eux-mêmes l’avaient bien compris. En Provence, il y aurait eu place à un technopole marin et portuaire ou à un autre dans le domaine de l’aéronautique. Ces deux secteurs étaient développés, dynamiques, localisés et avaient besoin d’innovation. Mais dès les années 2000, le vent avait tourné. Le développement de réseaux, de nouveaux pôles, non localisés semblait plus prometteur.

J. Bx.

Les bénéfices indécents de TotalEnergies

15 février 2024

La multinationale TotalEnergies vient d’annoncer, le 7 février 2024, de nouveaux bénéfices pharamineux pour l’exercice 2023, à hauteur de 21,4 milliards de dollars (soit 19,1 milliards d’euros, mais chez ces gens-là on compte plutôt en dollars…). Une augmentation de 4 % par rapport à 2022 où les bénéfices du géant pétrolier avaient déjà enregistré un record historique de 20,5 milliards de dollars, faisant suite à un autre exercice mirobolant en 2021 qui s’était soldé par un résultat net de plus de 16 milliards de dollars.

Chez TotalEnergies, comme d’ailleurs chez ses principaux concurrents, les majors du secteur pétrolier que sont ExxonMobil, Shell, BP et Chevron, les années se suivent et se ressemblent, avec des bénéfices toujours plus plantureux issus directement de l’exploitation des énergies fossiles, celle-là même qui est à l’origine du réchauffement climatique majeur auquel la planète est confrontée.

Un dessin signé Sié, publié le 19 février 2024 sur Urtikan.net

Des bénéfices qui servent pour l’essentiel à rémunérer grassement ses actionnaires avec des dividendes en hausse de 7,1 % par rapport à 2022, une augmentation annuelle à laquelle rêveraient bien des salariés ! En 2023, ce sont ainsi 15,4 milliards d’euros qui ont été versés par TotalEnergies directement dans la poche de ses actionnaires et pas moins de 9 milliards que la firme a utilisé pour racheter ses propres actions, histoire d’en faire monter artificiellement le cours en bourse, toujours pour la plus grande satisfaction de ses actionnaires, décidément chouchoutés.

Plateforme de forage Eglin, exploitée par Total en Mer du Nord, qui avait dû être évacuée en 2012 suite à une énorme fuite de gaz (source © Total / l’Usine nouvelle)

Dans le même temps, TotalEnergies prévoit d’investir en 2024 environ 17 à 18 milliards de dollars, soit sensiblement comme en 2022 où la part d’investissement du groupe s’était élevée à 16,8 Md$. Mais en 2023 comme en 2022, et contrairement aux discours lénifiants de la multinationale pétrolière, la part qui sera investie dans les énergies renouvelables, qui était de 4,9 Md$ en 2022 ne dépassera pas 5 Md$ cette année. L’essentiel des investissements du groupe continue donc à se focaliser sur l’exploitation pétrolière et gazière : on ne tourne pas le dos aussi facilement à ses bonnes habitudes, solidement ancrées dans l’ADN de la société depuis sa création en 1924 sous le nom de Compagnie Française des Pétroles, même si cela contribue à mettre le feu à la planète, surtout quand l’activité est aussi lucrative !

La tour Coupole à La Défense, siège du groupe TotalEnergies (photo © Sabrina Budon / Paris La Défense)

Forcément, des bénéfices aussi colossaux engrangés en poursuivant des activités industrielles qui mènent l’humanité à sa perte, voilà qui fait réagir certains. « Cette année encore, l’entreprise et ses actionnaires se régalent sur le dos du climat, de la planète et des droits humains » a ainsi twitté l’association 350.org, une ONG qui milite pour une accélération de la transition énergétique et la fin du recours aux énergies fossiles. « Laisser TotalEnergies engranger ces superprofits revient à attribuer un mégabonus aux activités économiques qui aggravent le réchauffement climatique » surenchérit de son côté l’économiste Maxime Combes, spécialisé dans le suivi des politiques financières et commerciales internationales.

Il avait certes été question, en 2022, de taxer les superprofits des compagnies pétrolières qui ont de fait profité de manière éhontée d’un contexte hyper favorable grâce au renchérissement des cours du gaz et du pétrole liés notamment à l’invasion russe en Ukraine. Une contribution temporaire de solidarité a ainsi été mise en place par l’Union européenne à compter du 31 décembre 2022, mais le coût pour TotalEnergies reste très limité, évalué à 150 millions d’euros tout au plus par son PDG, Patrick Pouyanné. Ce qui ne l’a pas empêché de mettre tout son poids dans la balance pour convaincre le gouvernement français de ne pas reconduire en 2024 cette taxe exceptionnelle…

Raffinerie TotalEnergie à La Mède, au bord de l’étang de Berre, face à Martigues (photo © Boris Horvat / AFP / La Provence)

En France, TotalEnergies fait en effet la pluie et le beau temps à Bercy et bénéficie d’un régime fiscal aux petits oignons grâce à l’efficacité de ses mesures d’optimisation fiscale. La multinationale s’acquitte de taxes principalement dans les pays où elle exploite le pétrole et le gaz, mais pour le reste, elle se débrouille pour en payer le moins possible. Ainsi, en 2013, son chiffre d’affaires mondial s’élevait à 190 milliards d’euros pour un bénéfice de 14,3 milliards et la firme a payé pour 11,1 milliards d’impôts en taxes mais pas un centime au titre de l’impôt sur les sociétés en France, comme en 2012 d’ailleurs, alors que le groupe y compte pourtant environ 200 filiales et y emploie près de 27 000 salariés. En revanche TotalEnergies a perçu cette même année de la part de l’État français 19 millions d’euros au titre du Crédit d’impôt compétitivité emploi et 60 millions via le Crédit d’impôt recherche : merci le contribuable !

Patrick Pouyanné, PDG de TotalEnergies depuis la disparition de Christophe de Margerie, le 20 octobre 2014 (source © Equonet)

En 2015, Total avait publié pour la première fois une liste (très incomplète) de 903 de ses filiales à travers le monde dont 19 situés dans les paradis fiscaux que sont les Bermudes, les Bahamas ou les îles Caïman. Il était alors apparu que nombre de ses filiales se situent en réalité dans des pays moins connotés mais tout aussi performants en matière d’optimisation fiscale. C’est le cas notamment de la Suisse où TotalEnergies a établi ses activités de négoce international et de transport de gaz et de pétrole, à Genève. La quasi-totalité des hydrocarbures qui sont importés en France par TotalEnergies pour y être raffinés et ensuite revendus à la pompe transite en réalité par cette filiale suisse qui engrange l’essentiel des bénéfices dans un pays où la fiscalité est douce, ce qui permet aux activités françaises de TotalEnergies en matière de raffinage et de distribution de carburant d’être structurellement déficitaire et donc de ne pas payer d’impôts sur les sociétés.

Salle de trading de TOTSA, filiale suisse de TotalEnergies en charge du négoce international (source © TotalEnergies)

En 2023, après encore deux années successives sans payer un centime d’impôt en France, tout en continuant à engranger les crédits d’impôt du CICE, Patrick Pouyanné avait concédé de régler un peu le curseur pour contribuer symboliquement à payer un chouïa d’impôt sur le sol national, histoire de faire baisser la pression, tout en menaçant : « maintenant, si à chaque fois que nos résultats sont positifs, on veut nous prendre tous nos profits, ça posera des questions sur l’investissement à long terme ». Il semblerait néanmoins qu’il reste encore un peu de marge…

L. V.

Eau en bouteilles : une escroquerie à grande échelle

4 février 2024

L’affaire est sortie récemment dans les médias, très exactement le lundi 29 janvier 2024 à 7 h du matin, par un article assez anodin publié dans le journal économique Les Echos, qui ne fait que reprendre les propos lénifiants de Nestlé Waters, numéro 1 de l’eau minérale en France et filiale du géant mondial de l’industrie agroalimentaire Nestlé, dont le siège est à Vevey en Suisse. Selon cet article, dicté par le service communication de la multinationale, Nestlé Waters aurait délibérément enfreint depuis des années la réglementation française « au nom de la sécurité alimentaire » en mettant en place un système de traitement de ses eaux en bouteille, par charbon actif, traitement aux ultraviolets et microfiltration, dictée uniquement par le souci de la santé et de la sécurité des consommateurs, tout en reconnaissant que ceci constitue une (petite) entorse aux normes (toujours tatillonnes à l’extrême, comme chacun sait…), mais comme le précise d’emblée l’article : « faute avouée, faute à demi pardonnée »…

Bâtiments de l’usine d’embouteillage de Nestlé Waters à Contrexéville, dans les Vosges (photo © Alain Delpey / MaxPPP / Reporterre)

Sauf que ce communiqué aimablement relayé par un média complaisant est suivi le lendemain par une publication plus détaillée d’une enquête relayée simultanément par Le Monde et par Radio France et ses multiples satellites. Et l’on apprend ainsi, notamment de la part de Marie Dupin, une journaliste qui a investigué sur le sujet, et de Jacques Monin, le directeur des enquêtes de Radio France, que cet article des Echos est en réalité un coup de communication de Nestlé pour tenter de faire diversion avant la publication imminente d’une vaste enquête, initiée depuis des mois et qui met en pratique un système bien rôdé, visant à détourner purement et simplement la réglementation française sur les eaux minérales et les eaux de source, avec la bienveillance des autorités politiques.

L’affaire commence il y a 3 ans, en décembre 2020, par un signalement d’une salariée du groupe Sources Alma qui produit une trentaine de marques d’eau en bouteille, commercialisées notamment sous les marques Cristalline, autoproclamée « l’eau préférée des Français » mais aussi Vichy Célestins ou Saint-Yorre. Selon cette source, le groupe se livre à des pratiques illégales, ce que confirme après enquête la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), qui constate que l’entreprise fait subir à ses eaux minérales des traitements non conformes à la réglementation tels que l’injection de sulfate de fer et de gaz carbonique industriel, la microfiltration à des seuils non autorisés, et même le mélange pur et simple avec de l’eau du robinet !

Campagne publicitaire pour les eaux en bouteille Cristalline en 2007 (photo © Martin Bureau / AFP / Le Monde)

Une information judiciaire a d’ailleurs été ouverte en juillet 2023 suite à ces révélations. Rappelons en effet que la législation française distingue trois catégories d’eau vendues en bouteille. Les eaux de table se distinguent de l’eau du robinet uniquement par leur conditionnement en flacons : il s’agit d’eaux rendues potables par traitement, dont la nature varie selon les caractéristiques de l’eau prélevée et les risques sanitaires associés. Plus l’eau pompée est potentiellement contaminée ou riche en éléments indésirables, plus les traitements peuvent être lourds.

Les deux autres catégories d’eaux embouteillées sont les eaux de source et les eaux minérales naturelles. Leur point commun est qu’il s’agit exclusivement d’eaux souterraines, pompées en profondeur dans un aquifère où elles sont supposées être protégées naturellement de toute contamination ou pollution, si bien que tout traitement avant commercialisation est strictement interdit. La seule différence entre elles est que les eaux de source respectent naturellement les critères de potabilité d’une eau destinée à la consommation humaine, ce qui n’est pas le cas des eaux minérales naturelles, généralement chargées de manière excessive en certains sels minéraux, ce qui est supposé leur conférer des propriétés médicinales spécifiques.  

Mais l’enquête de la DGCCRF révèle que cette pratique de traitement illicite ne concerne pas que le groupe. En analysant le fichier client des principaux fournisseurs de filtres, elle découvre en effet que le groupe Nestlé Waters, qui arrose plus d’un tiers du marché français des eaux en bouteilles avec ses deux sites d’embouteillage des Vosges (Vittel, Contrex, Hépar) et du Gard (Perrier), y a également recours et se livre donc également à une fraude massive.

Visite d’une chaîne de production de Nestlé Waters sur l’atelier nord de Vittel en 2019 (photo © Éric Tiébaut / Vosges Matin)

Un peu gêné, ce dernier sollicite alors un entretien avec le cabinet du ministre de l’Industrie, Agnès Pannier-Runacher, entrevue qui a lieu fin août 2021, à Bercy, en toute confidentialité. Les représentants de Nestlé y reconnaissent benoîtement enfreindre depuis des années la législation française en toute connaissance de cause, mais justifient leur position par le fait que les nappes sont tellement polluées qu’ils n’ont d’autre choix que de traiter l’eau avant de la commercialiser s’ils veulent pouvoir poursuivre leur business. Autrement dit, la loi étant trop contraignante, il est normal qu’un industriel la contourne, tout en continuant à baser tout son marketing sur la pureté originelle de son eaux de source aux propriétés miraculeuses, vendue 100 fois plus chère que l’eau du robinet…

Nestlé, une politique industrielle et commerciale agressive, peu soucieuse de la préservation des ressources naturelles à long terme… Un dessin signé Besot

Le plus curieux est que les fonctionnaires de Bercy, qui auraient dû, en toute rigueur et comme la loi les y oblige, dénoncer cette situation via un signalement au Procureur, tout en alertant immédiatement la Commission européenne et les autres États membres, non seulement s’en abstiennent soigneusement, mais de surcroît accordent à Nestlé l’autorisation de poursuivre ses manipulations frauduleuses tout en promettant d’étudier un assouplissement de la loi !

Le gouvernement charge néanmoins, en octobre 2021, l’IGAS (Inspection générale des affaires sociales d’un enquête administrative sur les conditions de traitement utilisés par les industriels du secteur et leur impact sanitaire. Avec l’aide des Agences régionales de la santé (ARS), pas moins de 32 inspections sont menées auprès de différents industriels et un rapport est remis en juillet 2022 dont le constat est accablant : au moins un tiers des eaux en bouteilles vendues en France a subi un traitement non conforme à la législation, mais c’est probablement bien davantage faut d’avoir pu accéder à nombre de sites où ces pratiques sont délibérément dissimulées, et c’est le cas de la totalité des eaux commercialisées par Nestlé Waters !

Un employé de Nestlé Waters inspecte une chaîne d’embouteillage à Contrexéville (photo © Sébastien Bozon / AFP / Radio France)

On y apprend ainsi que la totalité des usine du groupe Nestlé a recours à des pratiques formellement interdites comme le traitement aux ultra-violets ou le charbon actif, mais que ces traitement sont soigneusement masqués pour ne pas être facilement détectés en cas d’inspection et que les points de prélèvement destinés aux agents de surveillance sanitaire missionnés par l’ARS sont placés en aval de ces traitements, ce qui ne leur permet pas de connaître la qualité de l’eau brute prélevée, supposée indemne de toute contamination. Un dispositif de fraude bien rôdé, destiné à masquer le fait que les nappes dans lesquels Nestlé puise son eau de source sont malheureusement contaminées à grande échelle depuis des années et ne sont plus potables en l’état.

En octobre 2022, l’ARS Grand-Est a fini par saisir la Justice et le 31 janvier 2024, à la suite des révélations du Monde et de Radio France, le Procureur de la République à Épinal a ouvert une enquête pour tromperie. De leur côté, des sénateurs socialistes ont écrit à Catherine Vautrin, la nouvelle ministre du Travail et de la Santé, pour demander la publication du rapport de l’IGAS, resté confidentiel, tout en demandant des éclaircissements quant au traitement politique de cette affaire par le gouvernement et sa complaisance manifeste envers les industriels impliqués. On apprend en effet qu’en février 2023, une réunion interministérielle s’est tenue sous la houlette du cabinet d’Élisabeth Borne, alors Premier Ministre, pour examiner l’affaire, suite à laquelle il a été accordé à Nestlé la possibilité de poursuivre, comme si de rien n’était, ses activités de microfiltration des eaux minérales naturelles, en contradiction flagrante avec la législation en vigueur…

Une affaire en apparence très technique mais qui reflète bien la collusion entre responsables politiques et industriels, au mépris complet de la réglementation en vigueur et sans le moindre souci de transparence vis-à-vis du citoyen et consommateur. Pas vraiment de nature à rétablir la confiance entre ce dernier et ses représentants au plus haut niveau de l’État !

L. V.

Du pain ou des jeux, il faut choisir

30 janvier 2024

Panem et circenses : c’est le poète latin Juvénal qui a employé l’expression dans ses Satires, qui datent du début du IIe siècle de notre ère et qui dépeignent une société romaine décadente et individualiste où chacun se préoccupe uniquement de ses intérêts propres et de son plaisir personnel, se désintéressant ostensiblement de la conduite des affaires publiques. Une analyse que l’on pourrait traduire ainsi en Français : « le peuple qui faisait autrefois les empereurs, les consuls, les tribuns, est trop heureux aujourd’hui d’avoir du pain, et il ne désire tout au plus que des jeux du cirque ». Un constat désabusé que bien des analystes sont tentés d’appliquer à notre société actuelle où beaucoup se détournent de leurs devoirs civiques, se désintéressant ouvertement de la vie démocratique locale comme nationale, et n’aspirent rien d’autre qu’à s’amuser et consommer, le foot, la presse people et le shopping ayant néanmoins pris la place du pain et des combats de gladiateurs, un peu datés…

Du pain et des jeux, une recette infaillible pour gouverner : un dessin signé Erix

A l’approche des Jeux olympiques qui se dérouleront à Paris (et à Marseille pour les épreuves de voile et certains matchs de foot), tout semble fait pour concentrer l’attention du public sur cet événement sportif majeur et le détourner des problèmes de société, au risque même d’en oublier l’approvisionnement en pain, pourtant vital. C’est en effet le constat que font certains céréaliers du Bassin parisien qui tentent en vain d’alerter, depuis des mois, les pouvoirs publics via leur référent logistique au sein de l’interprofession céréalière. La parade nautique qui marquera la cérémonie d’ouverture de ces jeux mais aussi certaines épreuves olympiques telles que la nage en eaux libres ou le triathlon sont prévues directement dans la Seine à Paris, ce qui suppose une interruption de toute circulation des bateaux pendant de larges périodes.

Présentation des mascottes des JO 2024 sur la Seine où se déroulera la cérémonie d’ouverture des jeux (photo © Bertrand Guay / AFP / Marianne)

Or la Seine représente 40 % du transport fluvial total en France. Véritable autoroute à péniches, navigable principalement à partir de Nogent-sur-Seine et jusqu’à son embouchure, la Seine dessert des ports fluviaux majeurs comme celui de Gennevilliers, de Rouen ou du Havre. Outre les 110 bateaux-mouches qui font visiter Paris à des centaines de milliers de visiteurs chaque année, ce sont pas moins de 21 millions de tonnes de marchandises qui transitent annuellement sur les eaux de la Seine, en légère croissance d’ailleurs, ce qui offre une alternative à la fois économique et écologique au transport ferroviaire et surtout routiers, largement saturés.

Une part importante, de l’ordre de 40 %, de ce trafic fluvial sur la Seine est lié au transport de matériaux de construction et notamment de granulats, mais les marchandises à haute valeur ajoutée y prennent une part grandissante, à l’exemple d’Ikéa qui réalise depuis fin 2022 une partie de ses livraisons parisiennes par bateau. A ceci s’ajoute de l’ordre de 3 millions de tonnes de céréales qui, chaque année, sont transportées par péniche depuis le bassin céréalier de la Brie jusqu’au port de Rouen pour y être exportées. En plein été, ce transit représente entre 600 et 700 000 tonnes qu’il convient d’évacuer rapidement, dès la moisson, faute de capacité de stockage, mobilisant une dizaine de péniches qui chaque jour transportent 12 à 15 000 tonnes de grains sous les ponts de Paris.

Péniche chargée de céréales sur la Seine à Paris (photo © Karen Hermann / Adobe Stock / Terre.net)

Un flux qui risque d’être fortement perturbé entre le 24 juillet et le 11 août 2024, date des JO de Paris et qui coïncide justement avec la date des moissons, ce que n’avaient manifestement pas anticipé les organisateurs. « Et on ne pourrait pas décaler la date des récoltes ? » a d’ailleurs suggéré candidement un énarque, dans le cadre de ces discussions, au bien nommé Jean-François Lépy, secrétaire général d’Intercéréales et directeur général de Soufflet Négoce. On sait déjà que des arrangements sont en passe d’être trouvés pour permettre aux péniches chargées de céréales de pouvoir faire transiter leur précieuse cargaison vers le port céréalier de Rouen où elles sont exportées dans le monde entier. En 2022, ce sont ainsi 8,6 millions de tonnes de céréales qui ont été exportées depuis Rouen, principalement vers le Maghreb, l’Afrique de l’Ouest, le Proche Orient et la Chine, et vers bien d’autres pays, surtout depuis le conflit en Ukraine qui fait les affaires ces céréaliers français, la Russie et l’Ukraine étant traditionnellement ces principaux concurrents sur le marché mondial.

Épreuves test de triathlon dans la Seine depuis le pied du pont Alexandre III en août 2023 (photo © Bertrand Guay / AFP / Huffington Post)

On n’est donc pas trop inquiet pour l’avenir des gros céréaliers du Bassin parisien et de l’énorme machine de guerre que constitue Soufflet Négoce, qui vient d’ailleurs de fusionner, début 2023, avec son principal concurrent In Vivo Trading, pour former un géant du commerce de céréales mais aussi oléagineux et protéagineux, avec un chiffre d’affaires qui atteignait 2,4 milliards d’euros en 2016 et encore près d’un milliard en 2021. Cette céréaliculture industrielle est d’ailleurs fortement tournée vers l’exportation puisque France AgriMer estimait en 2023 le potentiel d’exportation de blé tendre français à 17 millions de tonnes, soit grosso modo la moitié de sa production annuelle. La France est en effet le premier producteur européen de blé tendre et le cinquième mondial, même s’il lui arrive aussi d’importer, comme cela a été le cas en 2014 où la France a été forcée d’importer 34 000 tonnes de blé de Grande-Bretagne et de Lituanie, souvent pour des raisons de qualité.

Chargement d’un bateau de céréales au port de Rouen (photo © P. Boulen / HAROPA / 76 actu)

Curieusement, la filière céréalière française si performante à l’exportation est en effet toujours incapable de répondre aux propres besoins intérieurs du pays en matière de production biologique dont la demande ne cesse d’augmenter. La part des surfaces agricoles cultivées en agriculture biologique a atteint le chiffre de 10,7 % en 2022, alors qu’il était inférieur à 2 % en 2002, ce qui reflète une évolution très significative. Mais cette proportion place la France en 13e position des pays européens même si en 2022, pour la première fois, la France est devenue le pays d’Europe possédant la plus grande superficie agricole cultivée en bio, devant l’Espagne et l’Italie.

Champ de blé en agriculture biologique, une part en forte croissance mais encore insuffisante (source © Ingrebio / Natexbio)

Actuellement, 70 % des produits bio consommés en France (et même 83 % si l’on exclut les produits tropicaux) sont produits sur le sol national, ce qui prouve que les agriculteurs français ont déjà fait de gros efforts en vue d’une reconversion de leurs pratiques. Il reste encore beaucoup à faire pour que les gros céréaliers des riches terres à blé du Bassin parisien se convertissent à leur tour et se préoccupent un peu moins de la demande mondiale à l’exportation et des problèmes de logistique qui en découlent, et s’intéressent davantage à la durabilité de leur activité et de son impact sur la planète…

L. V.

Minopolis : le futur marché de gros de Marseille ?

8 novembre 2023

Le lieu n’est pas forcément très connu des Marseillais car son accès est réservé aux professionnels. Pourtant, le Marché d’intérêt national (MIN) des Arnavaux, opérationnel depuis 1972, est le deuxième plus gros marché agroalimentaire de France derrière celui de Rungis : il s’y échange chaque année plus de 580 000 tonnes de produits frais ! Regroupant sur place 267 producteurs présents à l’année, il alimente commerces de détail, marchés et restaurateurs, fournissant à lui-seul 30 % de la consommation en produits frais de la métropole : fruits et légumes, mais aussi fromage, viande, poissons ou même fleurs coupées. Chaque nuit, des centaines de primeurs, producteurs, grossistes et manutentionnaires déchargent leur marchandise destinée à alimenter l’immense métropole marseillaise et sa région…

Dans les coulisses du MIN des Arnavaux (source © Marseille tourisme)

Une activité qui ne date pas d’hier puisque la notion de marché de gros existe à Marseille depuis les années 1840. A l’époque, c’était des femmes, les « partisanes », qui se chargeaient d’acheter en gros auprès des producteurs et revendaient ensuite la marchandise aux vendeurs au détail. Une activité alors installée en plein centre-ville, en divers lieux successifs, regroupés à partir de 1860 boulevard du Musée et Cours Julien sous le nom de marché central d’approvisionnement où se développent, à partir de 1871 des ventes à la criée. Une activité qui se poursuivra pour la vente du poisson, sur les quais du Vieux-Port, tandis qu’un marché de production s’installe au début du XXe siècle à la Plaine Saint-Michel.

En 1963 est créée la SOMIMAR, une société d’économie mixte, chargée de la construction et de l’exploitation d’un marché d’intérêt national pour l’agglomération marseillaise. La Ville de Marseille se porte acquéreur d’un vaste terrain aux Arnavaux et y entreprend l’édification des bâtiments qui ouvrent leurs portes en 1972, destinés initialement au seul commerce de gros des fruits et légumes. En parallèle, la Ville décide en 1970 de transférer la halle aux poissons du Vieux-Port vers l’entrée de l’Estaque, sur le site de Saumaty où est aménagé un nouveau port de pêche, également géré, jusqu’à il y a peu, par la SOMIMAR.

Vue aérienne du site du MIN des Arnavaux désormais enserré entre la L2 et l’autoroute A7 (source © SOMIMAR / Les EPL)

En 2017, le MIN des Arnavaux se voit amputé de près de 8 ha et perd 25 000 m2 d’entrepôts au profit de la nouvelle L2, le contournement nord de Marseille, qui a mis des décennies à se concrétiser. Mais cette perte est très largement compensée par le regain d’activité que lui apporte sa position stratégique à proximité immédiate de l’autoroute A7 et de la nouvelle L2, qui facilite sa desserte depuis le Var et l’Est marseillais.

Devenu en 2020, le Marché Marseille Méditerranée, pour acter son ouverture croissante vers de nouveaux territoires, le MIN des Arnavaux porte depuis cette même année, un projet ambitieux qui vise en une transformation radicale du site pour entrer de plein pied dans la transition écologique qui s’impose. Partant du principe que les camions qui livrent des marchandises en ville sont à l’origine d’une part importante du trafic routier, de la pollution de l’air et des nuisances aux riverains, le directeur de la SOMIMAR, Marc Dufour, imagine transformer le site en une gigantesque plateforme de stockage logistique à partir de laquelle se feront les livraisons de proximité au moyens de véhicules décarbonés, électriques ou à hydrogène, alimentés en énergie par une production locale à base de 150 000 m2 de panneaux photovoltaïques en toiture, qui serviront aussi à faire tourner les chambres froides.

Vidéo de présentation du projet Minopolis (source © Minopolis / You Tube)

Le projet porté depuis cette date consiste à construire, au-dessus des infrastructures actuelles, une dalle de 12 ha, sur laquelle seront édifiés plusieurs niveaux de bâtiments sur une emprise de 60 000 m2, profitant de la déclivité naturelle du terrain pour surélever ainsi significativement les constructions actuelles sans créer de vis-à-vis dommageable pour les riverains dont les habitants de la cité La Paternelle située juste au-dessus.

Une extension qui se ferait donc sans aucune artificialisation supplémentaire de terrain, un argument écologique fort qui séduit d’autant plus les élus écologistes marseillais que le site se trouve juste en bordure de la nouvelle ZFE, la zone à faible émissions, où le trafic de véhicules polluants est désormais réglementé. Un point que Marc Dufour n’hésite pas à mettre en avant, affirmant à qui veut l’entendre que son projet réduira de 28 % le trafic routier en centre-ville et baissera de 70 % les missions de particules fines, tout en permettant de créer 1200 emplois directs peu qualifiés dans ces quartiers nord qui en ont bien besoin… Le projet envisage aussi d’installer une cuisine centrale alimentée en direct par les produits frais locaux arrivant sur place, autant d’arguments qui ont permis d’inscrire ce projet dans le dossier de Marseille, lauréat du label européen des 100 villes neutres en carbone d’ici 2030, une gageure, voire une galéjade…

Maquette de la future plateforme logistique imaginée au-dessus du MIN des Arnavaux (source © SOMIMAR / Made in Marseille)

Le coût d’un tel projet a été estimé à 600 millions d’euros, avant même que ne débutent les études qui permettront sans doute d’en affiner la faisabilité et probablement d’en revoir le coût à la hausse, comme souvent. Mais Marc Dufour affirme que le tour de table financier est déjà bouclé, les investisseurs privés se bousculant pour y participer, parmi lesquels La Poste, la Caisse des Dépôts, Meridiam ou encore la CMA CGM, le groupe richissime de Rodolphe Saadé. Pourquoi alors le projet est-il toujours dans les cartons, au grand dam de son initiateur ?

Il y a d’abord un petit hic institutionnel, typique de la gestion marseillaise des affaires publiques. La SOMIMAR gère en pratique le MIN des Arnavaux via une délégation de service publique, reconduite à deux reprises depuis 1972 et officiellement jusqu’en 2037, mais sans jamais aucune mise en concurrence. Une situation désormais parfaitement illégale depuis l’adoption des lois Sapin et qui a finalement obligé son actionnaire principal, la Métropole Aix-Marseille-Provence, à prendre en décembre 2022 une délibération par laquelle la société d’économie mixte actuelle est transformée en SPL, une société publique locale, dont la Métropole est actionnaire à 95 % et la Ville de Marseille à 5 %.

Le directeur général du Marché Marseille Méditérranée, Marc Dufour, présentant la maquette de son projet de transformation (source © GoMet)

Exit donc les acteurs privés qui participaient à la SOMIMAR et qui obligeaient à un respect de la mise en concurrence. On est maintenant en famille et les collectivités aux manettes sont supposées avoir les mains libres pour la gestion du site par la nouvelle SPL, a priori au 1er janvier 2024. D’ici là, son directeur, Marc Dufour, atteint par la limite d’âge devra céder son poste, peut-être à Didier Ostré, l’ancien directeur général des services de la Ville de Marseille, à en croire les rumeurs qui bruissent dans la presse. Mais le projet de reconfiguration du site lui-même exigera probablement la création d’une nouvelle structure spécifique, de type SEMOP (société d’économie mixte à opération unique) pour pouvoir y associer les acteurs privés qui se pressent au portillon…

Toujours est-il que 3 ans après avoir été dévoilé, le projet de reconfiguration du marché des Arnavaux, n’a toujours pas avancé d’un pouce, au grand dam de son initiateur qui a même tenté de le faire inscrire dans le projet « Marseille en grand », lancé par le Président de la République en 2021 et désormais porté par la nouvelle Secrétaire d’État Sandrine Agresti-Roubache. En cause, sans doute les éternels « chicayas » entre la Ville et la Métropole, mais aussi la CCI et la Région.

Renaud Muselier, Martine Vassal et le Préfet Christophe Mirmand, en visite au MIN des Arnavaux en avril 2021 (source © Made in Marseille)

Personne n’est officiellement contre le projet, en dehors de Samia Ghali qui reproche surtout l’absence de concertation qui a prévalu à l’élaboration de ce projet et le caractère un peu trop entreprenant de son initiateur, mais personne ne fait rien pour le faire avancer, surtout pas la Métropole, pourtant acteur principal, qui ne voudrait pour rien au monde favoriser la concrétisation d’un projet de nature à favoriser la décongestion du centre-ville de Marseille, alors même que ceci pourrait être porté au crédit de son adversaire politique actuellement installé à la mairie : la politique à ses raisons que la raison ne conçoit pas…

Espérons en tout cas que ce projet plutôt novateur, baptisé pompeusement Minopolis par son concepteur, ne connaîtra pas le même sort que son quasi homonyme, le Minotaure, soigneusement enfermé dans un labyrinthe conçu par Dédale, d’où il n’avait aucune possibilité de sortir un jour…

L. V.

Fos : l’industrie en voie de décarbonation ?

2 novembre 2023

La zone industrialo-portuaire de Fos-sur-Mer n’est pas jusqu’à présent connue pour être un modèle en matière de respect de l’environnement. Idéalement située entre l’étang de Berre, à l’Est, et le delta du Rhône à l’Ouest, la commune a été amputée en 1866 d’une partie de son vaste territoire pour donner naissance à Port-de-Bouc et à Port-Saint-Louis-du-Rhône. Mais elle contrôle encore l’essentiel du golfe de Fos où se sont développés, à partir des années 1970, les bassins ouest du Grand Port maritime de Marseille qui couvrent désormais plus de 10 000 hectares, accessibles aux plus grands navires méthaniers comme porte-containers.

Terminaux pétroliers du Grand Port maritime de Marseille à Fos et Lavéra (source © GPMM / Mer et marine)

L’étang de Berre lui-même, est devenu un écosystème en perdition du fait des rejets massifs d’eau douce, tandis que ses berges sont le réceptacle de tout ce que l’industrie pétrochimique a pu créer depuis les années 1960. Toute la zone n’est qu’un entrelacs d’usines, dont 15 classées Seveso, de torchères, de hauts fourneaux, de pylônes électriques, de pipelines et de cuves, d’où émergent l’aciérie gigantesque d’Arcelor Mittal, les raffineries d’Esso et de LyondellBasel ou encore les cuves de chlore de Kem One, sans compter l’incinérateur que la communauté urbaine de Marseille y a implanté en 2010, à plus de 50 km de Marseille, dans un lieu où la qualité de l’air et des sols est déjà tellement dégradée qu’on est plus à une nuisance près…

Activité pétrochimique et sidérurgique sur le Grand Port maritime de Marseille autour de Fos, Martigues et Port-de-Bouc (photo © P. Magnein / 20 minutes)

Mais cette image de grand pôle de l’industrie sidérurgique et pétrochimique, alliée à celle d’un complexe portuaire de premier ordre, par où transitent hydrocarbures et containers, est peut-être en train d’évoluer sous l’effet de plusieurs projets qui s’inscrivent dans une logique plus vertueuse de tentative de décarbonation.

Usine sidérurgique d’Arcelor Mittal à Fos-sur-Mer (source © La Tribune)

L’un de ces projets, qui fait l’objet depuis le 30 octobre 2023, d’une vaste concertation sous l’égide de la Commission nationale du débat public, vise l’implantation, dans la zone de Caban-Tonkin, en plein cœur du complexe industrialo-portuaire de Fos, d’une immense usine de production d’hydrogène vert sur 41 ha. Le projet correspond à un investissement ambitieux de 900 millions d’euros porté par RTE et surtout H2V, une filiale de la société d’investissement française Samfi-Invest. Cette holding familiale, basée en Normandie, est issue du groupe Malherbe, un des leaders français du transport de marchandises. Cette société s’est diversifiée dans l’immobilier et, depuis 2004, dans les énergies renouvelables, avec désormais un parc éolien de 134 MW, implanté en France et en Belgique, mais aussi dans le photovoltaïque, et désormais dans la production d’hydrogène vert, via sa filiale H2V.

Maquette de l’implantation des futures installations d’H2V à Fos-sur-Mer (source © Les Nouvelles publications)

En 2016, cette dernière s’est lancée dans un ambitieux projet de fabrication d’hydrogène à grande échelle par électrolyse de l’eau, en partenariat avec RTE, le gestionnaire du réseau français de distribution de l’électricité. L’usine, implantée en Normandie, à 30 km du Havre, a obtenu son autorisation d’exploitation en 2021 et est en cours de construction. Un autre site est à l’étude près de Toulouse, ainsi donc que celui de Fos-sur-Mer dont une première tranche constituée de 2 unités de production de 100 MW chacune pourrait être opérationnelle à partir de 2028, sachant que l’objectif est d’installer ensuite 4 autres unités, soit une capacité totale visée de 600 MW.

Le Grand Port Maritime de Marseille (GPMM) est entré au capital de H2V pour participer à ce projet qui devrait permettre de produire chaque année 84 000 tonnes d’hydrogène à faible empreinte carbonée, destiné à alimenter en énergie les industries pétrochimiques et sidérurgiques les plus émettrices de gaz à effet de serre de la zone industrialo-portuaire de Fos. La première tranche du projet prévoit également d’implanter une usine de production de méthanol de synthèse, à raison de 130 000 tonnes par an, pour servir de carburant vert au trafic maritime du port. Le prix de revient de l’hydrogène vert ainsi produit est évalué entre 4,5 et 6 € le kg, soit 2 à 3 fois plus cher que l’hydrogène produit classiquement par vaporeformage du méthane, plus économique mais fort émetteur de CO2… Contrairement à d’autres projets comparables, il ne s’agira d’ailleurs pas vraiment d’hydrogène vert puisque l’électricité utilisée, qui nécessité la construction par RTE d’un nouveau poste d’alimentation électrique, viendra directement du réseau.

Dessin d’architecte de la future implantation de l’usine Carbon à Fos-sur-Mer (photo © Q5Q / Marsactu)

Mais un autre projet ambitieux est également en cours de concertation à Fos. Il s’agit du projet Carbon, une immense usine employant 3000 personnes et s’étalant sur 62 hectares destinée à construire des cellules et des panneaux photovoltaïques, pour un investissement colossal de 1,5 milliards d’euros. La capacité de production de cette usine serait de 5 GWc et son alimentation exigera un raccordement électrique de 240 MW en continu tandis que l’activité créera un flux annuel de marchandise évalué à 490 000 tonnes, soit 20 000 containers, ce qui explique que l’entreprise CMA-CGM, se soit associée au projet !

Maquette de la future usine GravitHy sur un site du Grand Port maritime de Marseille à Fos (source © GravitHy / Usine nouvelle)

Et ce n’est pas tout car bien d’autres projets sont dans les cartons ou en voie de concrétisation qui devraient contribuer à tenter de faire évoluer cette zone industrielle à impact environnemental catastrophique sur une voie plus vertueuse. Citons notamment GravitHy, qui veut tout simplement révolutionner la production d’acier en procédant à une réduction directe du fer par l’hydrogène. Le projet, porté par un consortium industriel composé de EIT InnoEnergy, Engie New Ventures, Plug, Forvia, Primetals Technologies et le groupe Idec, envisage un investissement colossal de 2,2 milliards d’euros pour implanter une usine sur 70 ha, faisant travailler 3000 personnes dont 500 emplois directs sur site et capable de produire, à partir de 2027 si tout va bien, 2 millions de tonnes de minerai de fer pré-réduit à très bas taux de carbone, grâce à la production locale, toujours par électrolyse de l’eau, de 120 000 tonnes d’hydrogène vert par an.

Emmanuel Macron, en visite à Marseille, en juin 2023, évoquait déjà la possibilité d’implanter un réacteur nucléaire sur le site du Grand Port maritime de Marseille (photo © R. B. / Marsactu)

Des projets particulièrement ambitieux et innovants qui vont peut-être changer à terme la physionomie de cette immense zone industrielle et portuaire en faisant un pas vers cette transition écologique tant espérée. Des projets néanmoins qui ont quand même en commun de nécessiter une énergie électrique colossale, dans une région qui jusque-là ne brille pas par ses capacités de production excédentaires, un petit détail que nos responsables politiques locaux semblent tous oublier, eux qui se gargarisent à l’unisson de ce saut technologique à venir, en masquant pudiquement le fait que de tels projets ne sont probablement viables que moyennant l’implantation d’un réacteur nucléaire sur le site même de Fos, comme l’a récemment suggéré le Président de la République qui reconnaissait que la consommation électrique du GPMM nécessite la production de 4 EPR…

L. V.

Senans boucle son cercle

5 octobre 2023

La saline royale d’Arc-et-Senans, achevée en 1779 fait partie de ces œuvres architecturales grandioses qui parsèment le riche patrimoine national, ce qui lui a valu d’être classée au titre des Monuments historiques en date du 20 février 1940. Conçue par l’architecte Claude-Nicolas Ledoux, son architecture singulière de bâtiment industriel d’un classicisme imposant, témoins des débuts de l’industrialisation européenne au XVIIIe siècle et d’un courant de pensée à la fois rationaliste et utopiste qui caractérisa le Siècle des Lumières, l’a aussi conduite à être inscrite dès 1982 sur la liste du Patrimoine mondial de l’UNESCO.

Vue aérienne du site de la saline royale d’Arc-et Senans (photo © Conseil départemental du Doubs / Le Progrès)

A l’époque de sa construction, le sel était considéré comme une denrée rare, indispensable à la conservation des aliments et les fermiers généraux percevait sur son commerce un impôt important, la gabelle. La Franche-Comté faisait partie de ces régions dont le sous-sol était relativement riche en eau saumâtre. Les eaux qui lessivent les marnes à sel gemme du Keuper, près de la ville de Salins-les-Bains, au nord-est du Jura, alimentent des résurgences d’eaux salées connues depuis le IIIe siècle et largement exploitées depuis le Moyen-Age. La ville est intégrée au XVIIe siècle au royaume de France et devient manufacture royale. Des roues hydrauliques y remplacent alors les norias pour actionner les pompes qui extraient l’eau saumâtre.

Noria pour le pompage dans la grande saline de Salins-les-Bains (photo © Autoroutes APRR)

Mais les forêts dont le bois sert à évaporer l’eau pour en extraire le sel finissent par s’épuiser alors que la demande en sel augmente, ce qui conduit, en 1773, l’administration de la Ferme générale à envisager de construire une nouvelle saline plus au nord, près de l’immense forêt de Chaux, entre les petits villages d’Arc et de Senans. Un saumoduc, constitués de troncs de sapin évidés et emboîtés les uns dans les autres sur plus de 21 km, servira à acheminer jusqu’à la nouvelle manufacture la précieuse saumure liquide, surveillée comme la prunelle de leurs yeux par des patrouilles de gabelous.

La maison du directeur de la saline royale d’Arc-et-Senans (photo © Antonio Martinelli / Point de vue)

Nommé en 1771 commissaire aux salines de Lorraine et de Franche-Comté, Ledoux présente en 1774 un premier projet audacieux de bâtiments industriels organisés autour d’une cour carrée mais est contraint de revoir sa copie et opte cette fois pour un demi-cercle de 370 m de diamètre dont le centre est occupé par l’imposante maison du Directeur avec son fronton et son péristyle. De part et d’autre, les bernes sont d’immenses bâtiments servant à faire chauffer l’eau dans des poêles, après que la saumure ait déjà subi une évaporation préalable dans le bâtiment de graduation, situé un peu à l’écart et détruit en 1920. En tout, 11 bâtiments sont alignés dans le demi-cercle protégé d’une enceinte, les logements des commis étant situés aux extrémités de l’alignement.

Projet de Cercle de Chaux élaboré par Ledoux (source © Ma Commune)

Pendant la Révolution, Ledoux est emprisonné et il rêve alors d’achever son « cercle de Chaux » en édifiant, dans le demi-cercle manquant les jardins et les logements des ouvriers, pour en faire une véritable cité utopique où chacun habite près de son lieu de travail, le rêve de tout banlieusard…

Une utopie qui est devenue partiellement réalité puisqu’est né en 2019 le projet baptisé « Un Cercle immense » qui consiste à achever enfin le cercle imaginé par Ledoux, en y adjoignant au nord des bâtiments un nouvel espace semi-circulaire de même taille que l’existant, destiné à servir d’îlot de valorisation de la biodiversité et du végétal. Achevé en juin 2022, ce nouveau demi-cercle paysager de 13 hectares, conçu par l’agence Mayot et Toussaint associée au jardinier et écrivain Gilles Clément, est constitué de 10 jardins permanents et accueille chaque année le festival des jardins éphémères.

Le cercle de la saline d’Arc-et-Senans complété avec un aménagement paysager au nord des bâtiments (source © Saline royale)

Dès 1895, la saline d’Arc-et-Senans avait arrêté ses activités, l’extraction du sel gemme franc-comtois devant alors faire face à la concurrence du sel marin acheminé par voie ferrée et le puits du bourg ayant été contaminé par les fuites de saumures. Racheté en 1927 par le Département du Doubs, le site est alors restauré et transformé en haras avant d’abriter en 1939 un camp de réfugiés républicains espagnols, puis un centre de rassemblement tsiganes sous l’occupation allemande.

Il aura donc fallu attendre deux siècles et demi pour que le cercle géométrique imaginé par Claude-Nicolas Ledoux vienne enfin se refermer autour des bâtiments d’origine, témoins d’un passé industriel révolu qui aspirait alors à une utopie sociale jamais atteinte et qui a laissé la place à une vision plus environnementaliste : à chaque époque ses utopies…

L. V.

Autoroutes : le racket n’est pas près de s’arrêter…

25 septembre 2023

La France compte près de 12 000 km d’autoroutes et 2 x 2 voies, soit quasiment 175 km par million d’habitant, ce qui constitue un ratio relativement élevé même s’il est supérieur dans d’autres pays comme l’Espagne. Un réseau relativement récent puisque le premier tronçon n’a été mis en service qu’en 1946, à l’ouest de Paris. Rapidement est apparue l’idée de faire payer l’usager pour participer aux investissements colossaux nécessaires au développement du réseau autoroutier, sachant que la construction d’1 km d’autoroute coûte en moyenne 6,2 millions d’euros en France, mais peut atteindre jusqu’à 25 M€ dans certains secteurs difficiles, auquel il faut ajouter chaque année de l’ordre de 70 000 à 100 000 € pour la maintenance de chaque km de réseau.

Travaux de réfection du revêtement de chaussée sur l’autoroute A7 (source © Delmonico Dorel)

Dès 1956 est ainsi créée la première société d’autoroute, ESCOTA, pour la construction de l’autoroute A8 Estérel – Côte d’Azur assortie d’un péage payant. Un modèle rapidement suivi pour l’autoroute Paris-Lyon dont la société deviendra en 1961 l’actuelle Société des autoroutes Paris-Rhin-Rhône (SAPRR). Les concessions accordées à ces sociétés d’autoroutes sont très longues (75 ans par exemple pour ESCOTA, soit jusqu’en 2032) et le réseau concédé concerne désormais environ 9200 km, soit une grosse majorité du réseau autoroutier national.

Et voilà qu’en 2002 l’État français, jusque là unique propriétaire de ces sociétés d’autoroutes, se met à ouvrir leur capital, cédant 49 % d’ASF (Autoroutes du Sud de la France) puis, en 2004 privatisant partiellement la SAPRR et la SANEF (Société des autoroutes du Nord et de l’Est de la France). Une privatisation à marche forcée puisque dès 2006 l’État met en vente la totalité de ses parts restantes. Le groupe de BTP Eiffage, associé au fonds australien Macquarie, s’octroie ainsi la SAPPR et détient désormais environ 2100 km, tandis que son concurrent Vinci récupère notamment les sociétés ESCOTA, ASF et Cofiroute, soit près de 4400 km d’autoroutes concédées, l’Espagnol Albertis se contentant d’un peu moins de 1200 km avec notamment la SANEF.

Sur l’autoroute A7 dans la vallée du Rhône : un axe routier très prisé des automobilistes (photo © Cyril Hiely / La Provence)

En vendant ainsi ces concessions autoroutières, l’État se déleste sur le privé de leur entretien, mais à des conditions qui posent question. En 2013, un rapport de la Cour des Comptes relevait ainsi que ces concessions, dont la valeur était alors estimée entre 23 et 25 milliards d’euros, avaient été bradées pour 14,8 milliards seulement. Les sociétés privées bénéficiaires étaient certes tenues de s’endetter fortement pour payer de telles sommes, mais leurs bénéfices se sont rapidement montrés très supérieurs à ce qui avait été escompté lors des négociations initiales, atteignant dès 2012 plus de 2 milliards par an, de quoi rembourser totalement la mise de départ dès 2016 alors que les concessions courent jusqu’en 2032 voire 2036 !

Nouvel échangeur routier de Belcodène récemment aménagé par Vinci Autoroutes sur l’A52 entre Aubagne et Aix-en-Provence au prix de gigantesques terrassements en zone naturelle (source © Vinci Autoroutes)

Un véritable jackpot donc pour les heureux bénéficiaires, rendu possible par de juteuses augmentations des frais de péage et une diminution constante des coûts d’exploitation, grâce notamment à l’automatisation des gares de péage (payée en partie par le contribuable via le crédit impôt recherche !), tandis que les travaux d’entretien sont réalisés en interne par ces entreprises du BTP et souvent allègrement surfacturés…

De nombreuses voix s’élèvent alors pour revoir ces concessions d’autoroutes devenues de véritables usines à cash pour Vinci, Eiffage et Albertis au détriment des automobilistes et du contribuable français. En 2014, une analyse de l’Autorité de la concurrence explique ainsi que sur 100 € de péage acquitté par les usagers, 20 à 24 € vont directement dans la poche des actionnaires, tandis que les charges sur les emprunts des sociétés autoroutières sont déductibles de leur revenu imposable.

Les péages d’autoroutes de plus en plus chers pour les usagers, mais toujours aussi fréquentés (source © Motor 1)

Dans ces conditions, la logique aurait voulu que l’État reprenne la main et négocie un raccourcissement des durées de concession pour revenir à des conditions d’exploitation plus équilibrées dans le sens de l’intérêt général. Mais il a fait exactement l’inverse en négociant plusieurs plans de relance qui se sont traduits par un allongement des concessions autoroutières moyennant la réalisation de travaux supplémentaires, dont plusieurs ouvrages de franchissement pour la faune sauvage, initialement non prévus dans les contrats et réalisés à grands frais par les concessionnaires eux-mêmes. Ainsi, en 2015, un accord transactionnel a été signé par Ségolène Royal et Emmanuel Macron, actant une prolongation des concessions en échange de la réalisation de travaux dont le montant global a été facturé 3,2 milliards d’euros. Sauf que le bénéfice pour les concessionnaires de ce délai supplémentaire qui leur est ainsi accordé a été évalué en 2019 à plus de 15 milliards d’euros par la Cour des Comptes, lorsque celle-ci a eu enfin accès aux éléments du dossier…

Raymond Avriller, militant écologiste ancien élu municipal de Grenoble, a déposé plainte en mai 2023 devant le Parquet national financier pour tenter d’annuler les prolongations de concession indûment accordées en 2015 (photo © Manuel Pavard / Place Gre’net)

Comment les services de l’État ont-ils pu à ce point se faire berner par les concessionnaires d’autoroute ? Il a fallu l’opiniâtreté du militant écologique Raymond Avriller pour le savoir, lui qui s’est battu pendant plus de 3 ans pour arriver à obtenir enfin une copie de l’accord secret conclu en 2015. Il faut dire que les principaux négociateurs, du côté du gouvernement étaient Alexis Kohler, futur secrétaire général de l’Élysée et mis en examen en 2022 pour prise illégale d’intérêt, et Élisabeth Borne, alors directrice de cabinet de Ségolène Royal alors qu’elle avait été, entre 2007 et 2008, directrice des concessions chez Eiffage ! Un mélange des genres qui explique sans doute pourquoi l’accord conclu était aussi favorable aux concessionnaires privés, au détriment des intérêts de la Nation…

Et voilà que début 2023, le Canard enchaîné révèle l’existence d’un rapport de l’Inspection générale des Finances, daté de février 2021, qui explique que les taux de rentabilité interne des concessionnaires d’autoroute sont très supérieurs à ceux pris en compte en 2006 lors de la vente des sociétés autoroutières. Un écart colossal puisque ce taux est presque le double de celui retenu pour dimensionner les concessions, ce qui se traduit par des milliards de surprofit pour les sociétés concernées. Au cours du seul premier semestre 2023, Vinci annonce ainsi un bénéfice de plus de 2 milliards d’euros, issu pour l’essentiel de cette rentabilité exceptionnelle des péages autoroutiers ! Le rapport de l’IGF va d’ailleurs jusqu’à envisager une baisse de 60 % des tarifs de péage, et ceci dès 2022, alors même qu’ils viennent encore d’augmenter de 4,75 % en moyenne au 1er février 2023 !

Bruno Le Maire quelque peu malmené en commission à l’Assemblée nationale reconnait qu’il va falloir « une volonté politique forte » pour renégocier les conventions de concession… (photo © Emmanuel Dunant / AFP / 20 minutes)

Or, plutôt que de mettre en œuvre ces recommandations frappées au coin du bon sens et renégocier enfin ces contrats léonins, le gouvernement français a préféré le tenir soigneusement secret. Bruno Le Maire, notre ministre de l’Économie a d’ailleurs dû s’en expliquer devant une commission de l’Assemblée nationale le 22 mars 2023, reconnaissant ouvertement s’être fait complètement rouler dans la farine par Vinci et consorts lors des négociations initiales en 2006, alors même qu’il était lui-même impliqué comme directeur de cabinet du Premier ministre, Dominique de Villepin…

Voilà donc Bercy bien ennuyé avec cette patate chaude, d’autant qu’une large part de cette rentabilité indécente des autoroutes privatisées s’explique non seulement par des taux d’intérêts durablement bas qui ont largement avantagé les sociétés concessionnaires, mais aussi par les fortes baisses des taxes et de l’impôt sur les sociétés auxquelles elles sont assujetties. Comment expliquer aux Français pris à la gorge par l’inflation qu’il va falloir rogner encore dans les dépenses publiques et la qualité des services publics pour que les actionnaires des concessionnaires d’autoroute, qui se sont déjà mis 3,3 milliards d’euros dans la poche en 2021, puissent se gaver comme jamais pour les 10 à 15 ans à venir ?

Les négociations entre l’État et ses concessionnaires d’autoroute : un combat inégal ? Un dessin signé Aurel, publié dans Le Monde le 19 avril 2019

Le gouvernement a donc saisi en avril dernier le Conseil d’État pour tenter de trouver une échappatoire. Mais l’avis rendu par ce dernier et que Bruno Le Maire vient de rendre public le 12 septembre 2023 est d’une prudence de sioux. L’idée de surtaxer les profits colossaux des sociétés concessionnaires n’est pas exclue mais le Conseil d’État ne se prive pas de rappeler que les choses seraient plus simples si les contrats initiaux ne prévoyaient pas une clause permettant de compenser intégralement toute hausse de fiscalité. En d’autres termes, si le gouvernement se mettait en tête de taxer davantage les profits des concessionnaires, il suffirait à ces derniers de compenser le manque à gagner en augmentant d’autant les tarifs des péages !

Voila donc un dossier qui illustre à merveille à quel point la haute administration française se retrouve démunie face aux entreprises privées toutes puissantes qui dictent leur loi pour le plus grand profit de leurs actionnaires. Le gouvernement va-t-il enfin prendre son courage à deux mains et renégocier ces concessions dans un sens un peu plus favorable à l’intérêt général ? On peut malheureusement en douter…

L. V.

La Camargue en voie de salinisation ?

23 septembre 2023

Comme tous les grands deltas dans le monde, ces vastes plaines d’épandage où le fleuve souvent divague tout en poussant ses alluvions vers la mer, celui du Rhône, en Camargue, s’inquiète de son avenir du fait de l’élévation du niveau de la mer, conséquence directe du réchauffement climatique et de la simple dilatation de l’eau sous l’effet de la température. Au cours des 30 dernières années, le niveau de la Méditerranée est monté de 7 cm et les nombreuses modélisations effectuées à partir des projections du GIEC laissent craindre une augmentation du niveau marin qui pourrait atteindre 60 cm voire 1 m d’ici 2100. Une prévision alarmante pour cette plaine côtière dont l’altitude moyenne est presque partout inférieure à 1 m !

La plaine de Camargue, directement exposée à la montée du niveau marin (photo © Bertrand Rieger / Détours en France)

Heureusement, par rapport à d’autres deltas menacés dans le monde, au Bengladesh notamment, la Camargue est finalement assez peu urbanisée. Si l’on écarte la ville d’Arles, située en bordure nord et désormais bien protégée par les digues, renforcées récemment par le SYMADREM, ainsi que les villages de la Petite Camargue, dans la partie gardoise à l’ouest du Petit Rhône, qui ne sont pas directement menacés, non plus d’ailleurs que la plupart des manades construites généralement sur de petites éminences, ce sont principalement les villes côtières du Grau-du-Roi, des Saintes-Maries-de-la-Mer et partiellement de Port-Saint-Louis-du-Rhône qui s’inquiètent pour leur avenir. La construction de nouveaux ouvrages de protection, sous forme de digues et d’épis représente en effet des coûts d’investissement, et plus encore de maintenance, très élevés que ne justifie pas nécessairement le maintien en place de telles implantations…

Les Saintes-Maries-de-la-Mer, menacées à terme par la montée inexorable du niveau de la mer… (source © Dealeuse de voyages)

La Camargue est de fait un écosystème récent et en pleine évolution. La création du delta du Rhône est directement liée à la brusque remontée du niveau de la mer à la fin de la dernière glaciation, formé grâce à l’apport des sédiments du fleuve, issus du démantèlement des jeunes sommets alpins très en amont. La mise en culture débute dès l’Antiquité et les hommes commencent à façonner cette terre en édifiant des digues et en creusant des canaux de drainage. Au milieu du XIXe siècle sont édifiées sur les berges du Rhône de grandes digues en terre, achevées en 1869, qui protègent désormais la plaine des débordements du fleuve impétueux, mais la privent par conséquent de ces apports sédimentaires. L’aménagement de nombreux barrages en amont du fleuve et la restauration des terrains de montagne ont achevé de réduire drastiquement ces dépôts alluvionnaires qui ne sont plus que de l’ordre de 7 millions de tonnes par an alors qu’on les évaluait à 27 millions de tonnes en 1850 !

Carte schématique du réseau hydrographique de la Camarque (source © L’eau souterraine en Camargue – C. Vallet-Coulomb et al., 2009 / HAL)

Dans cette immense zone humide qu’est la Camargue, la gestion de l’eau elle-même est tout sauf naturelle. A l’Est, la plaine de la Crau, est irriguée artificiellement par le trop plein des canaux qui, depuis les aménagements amorcés en 1554 par l’ingénieur Adam de Craponne, permettent d’alimenter avec l’eau de la Durance, les villes de Salons et d’Arles. Ce surplus d’eau, qui se déverse gravitairement, alimente la nappe souterraine de la Crau contenue dans les alluvions caillouteuses de l’ancienne Durance. Cette formation aquifère épaisse plonge en mer sous la Camargue et met en contact eau douce et eau salée sous la forme d’un biseau salé qui remonte avec le niveau de la mer.

Plus en surface, la succession de dépôts de perméabilité variable est favorable à la formation de nappes superficielles plus ou moins étendues, certaines constituées d’eau douce, d’autres d’eau saumâtre voire même, localement sursalée avec des teneurs en sel pouvant atteindre 110 g/l alors que la salinité de la Méditerranée s’établit autour de 38 g/l ! Ce phénomène de salinité st très complexe car il dépend de nombreux facteurs.

Marais salants en Camargue, se chargeant progressivement en sel et devenant roses sous l’effet du développement de la micro algue Dunaliella Salina (source © Sauniers de Camargue)

L’évaporation y joue un rôle crucial et son effet a tendance à augmenter avec le réchauffement climatique observé. En climat méditerranéen, l’évaporation potentielle atteint 1300 mm/an alors que la pluviométrie naturelle en Camargue ne dépasse guère 600 mm/an et elle est en forte baisse depuis 2016. L’eau contenue dans le sol et les nappes superficielles a dont tendance à s’évaporer et les sels dissous qui s’y trouvent cristallisent en surface, formant une croûte de sel.

Parcelle de vigne près d’Aigues-Mortes, en mai 2022, endommagée par la salinisation du sol (photo © Le Monde)

Les vignes, dont les racines sont profondes, sont particulièrement sensibles à ce phénomène de salinisation : les feuilles montrent des traces de brûlure puis les ceps eux-mêmes se dessèchent et meurent, laissant de vastes espaces de sol dénudé, les « lunes de sel ». En 2021, on enregistrait ainsi la perte de 600 ha de vignes sur les 2700 hectares de l’appellation « Sable de Camargue », créée en 2011 pour garantir l’origine de ce vignoble historique qui avait bien résisté au phylloxera au point que, en 1880, la Compagnie des Salins du Midi avait couvert de vignes les plages s’étendant Aigues-Mortes et les Saintes-Maries-de-la-Mer et créé la marque Listel pour la commercialisation de ce « vin des sables ».

Flamands roses sur un étang de Camargue (source © Parc ornithologique Pont de Gau / Camargue)

L’addition est donc salée, y compris pour la biodiversité. Partout on observe des peupliers, des saules, des frênes et des chênes parfois centenaires dont les branches se dessèchent sous l’effet des remontées salines tandis que les manadiers déplorent la perte de leurs prairies, transformées localement en sansouïres, avec sa végétation de soudes typique des milieux littoraux salés. Même les tortues d’eau douce, les cistudes, qui peuplaient certaines mares de Camargue les désertent sous l’effet de l’augmentation de la salinité. Tout indique que l’équilibre, largement artificiel, qui avait permis à la Camargue de se façonner ainsi au fil du temps est en train de se dégrader. Les digues le long du Rhône empêchent non seulement les apports de sédiments mais aussi les grands lessivages d’eau douce qui se produisaient à chaque inondation.

Inondation du Rhône en 2002 dans la Camargue gardoise (photo © Jérôme Rey / MaxPPP / France Bleu)

Ces apports naturels ont été remplacés par un réseau complexe de canaux et roubines alimentées par pompage et qui viennent distribuer l’eau jusque vers le moindre marais de chasse. Mais dans la basse vallée du Rhône, la salinité a elle-même tendance à augmenter lorsque le débit du fleuve est faible et que l’eau de mer remonte. A partir de 2 g/l, il est fortement déconseillé de pomper car irriguer avec de l’eau même très légèrement salée est catastrophique pour les cultures.

Riziculture en Camargue, à l’origine de gros apports d’eau douce par irrigation gravitaire (photo © F.L. et E.C. / La Provence)

C’est donc tout le modèle même de la Camargue qui est en train de vaciller. L’endiguement et le développement des canaux avait permis de contrôler la gestion de l’eau, permettant le développement de la riziculture au nord, et celui de l’élevage équestre et taurin extensif et de l’exploitation du sel au sud. Les Salins de Giraud, exploités depuis le XIIIe siècle ont réduit leur activité et revendu, en 2008, 6500 ha au Conservatoire du Littoral. Depuis, les digues qui protégeaient les anciens marais salants sont peu à peu érodées, facilitant ainsi les incursions marines et la recolonisation de ces espaces par la faune et la flore naturelle. La riziculture elle-même, qui permettaient de maintenir inondées de vastes étendues, cède peu à peu la place à des cultures intensives de melons et tomates sous plastique devenues plus rentables et moins gourmandes en eau, ce qui limite les apports en eau d’irrigation.

La Camargue est ainsi en train de redevenir un espace littoral soumis aux avancées de la mer et aux remontées salines, de moins en moins propice aux activités agricoles et économiques. Un retour vers la nature qui suscite forcément bien des débats au sein des acteurs locaux…

L. V.

Pourquoi les cornichons français sont-ils indiens ?

5 septembre 2023

On l’ignore parfois mais le cornichon n’est jamais qu’un concombre ramassé avant sa maturité, donc de petite taille et gardant son goût croquant, même si la recherche agronomique a depuis produit des variétés spécifiques destinées à alimenter le marché en fonction des habitudes locales, si bien que les cultivars sont désormais distincts selon que l’on veut produire des concombres ou des cornichons. Cette plante rampante de la famille des cucurbitacées, comme la courgette ou le melon, est originaire des contreforts de l’Himalaya et y est cultivée depuis au moins 3000 ans, ayant donné lieu à diverses légendes indiennes.

Plant de cornichon avec ses fruits appétissants (source © Rustica)

Dès l’Antiquité, les Égyptiens puis les Grecs ont consommé le concombre arménien, qui provient également d’Inde mais s’apparente plutôt à une variété de melon. En France, ce légume utilisé comme condiment est apparu au XVIe siècle. Le roi Louis XIV en raffole, au point que son chef jardinier, Jean-Baptiste de La Quintinie, en développe la culture sous serre dans le potager du roi à Versailles. Cela contribue peut-être à en populariser l’usage, les Français prenant l’habitude de consommer ce fruit ramassé jeune et de petite taille, conservé ensuite dans le sel et le vinaigre accommodé d’aromates, alors qu’en Europe du Nord et de l’Est, les habitudes sont différentes et les cornichons sont ramassés plus gros, ce qui leur donne un goût plus doux.

Le cornichon, accompagnement indispensable d’une assiette de charcuterie… (source © SIGA care)

Toujours est-il que le goût pour les cornichons n’a pas faibli depuis. Devenu un ingrédient indispensable de la gastronomie française, pour assaisonner la jambon-beurre comme l’assiette de charcuterie, il s’en consomme de l’ordre de 400 g par personne et par an soit près de 25 000 tonnes par an ! Des cornichons qui ont longtemps été cultivés exclusivement sur le sol français, principalement dans le département de l’Yonne qui s’en était fait une spécialité (avec le cassis) à partir du milieu du XIXe siècle, pour remplacer les vignes décimées par le phylloxera.

Culture de cornichon en plein champs lancée en 2018 par un maraîcher du Nord, Julien Magnez, qui commercialise sous la marque Le P’tit vert du Nord (source © Ulele)

La culture du cornichon en plein champ est assez exigeante car il faut une terre plutôt sablonneuse et ensoleillée, pas trop d’humidité mais suffisamment, une température adéquate, entre 15 et 35 °C, et beaucoup de main d’œuvre au moment de la récolte, en juillet-août, car le cornichon peut doubler de volume en une journée et il faut donc ramasser quotidiennement, en retournant soigneusement chaque feuille pour dénicher le petit cornichon et le cueillir à la taille optimale de 3 à 4 cm, comme on les aime…

Mais voilà qu’en 2009, Unilever, devenu propriétaire de la marque Amora-Maille a choisi de délocaliser en Inde la conserverie d’Appoigny qui mettait en bocaux les cornichons approvisionnés par 35 exploitants agricoles locaux. Depuis, la filière française du cornichon avait quasiment disparu, au profit de l’Inde, berceau historique du cornichon et dont les conditions de production sont nettement plus favorables, avec un coût de main d’œuvre 20 fois inférieur, ce qui lui a permis de devenir le deuxième producteur mondial de cornichons avec une production annuelle de 200 000 tonnes, loin cependant derrière la Chine qui truste à elle-seule 64 % de la production mondiale !

Récolte de cornichon en Inde (source © Greenlevel united)

Curieusement, on continue de trouver dans tous les supermarchés des bocaux de cornichons estampillés made in France alors que l’essentiel de la production (80 %) vient d’Inde et, le reste, des pays de l’Est, seul le conditionnement étant réalisé sur le sol national.

En 2012, un exploitant de l’Yonne qui avait décidé de poursuivre la culture a ouvert sa propre conserverie et écoule depuis, chaque année, ses 80 000 bocaux de cornichons français en épicerie fine, jusque sur la table de l’Élysée. Un marché de niche assez marginal à l’échelle nationale, mais les choses sont en train de bouger du côté du Val de Loire…

Mise en bocaux des cornichons récoltés et vendus par la maison Marc à Chemilly, dans l’Yonne  (source © L’Yonne Républicaine)

En 2016, la PME Reitzel, une société fondée en Suisse en 1909 par le fabricant de moutarde Hugo Reitzel et qui détient depuis son rachat des conserveries Béziers en 1995, 40 % du marché français des condiments au vinaigre (cornichons, oignons, câpres…) fait le pari de relancer la culture française du cornichon pour approvisionner ses conserveries de Connerré dans la Sarthe et de Bourré dans le Loir-et-Cher.

Cueillette de cornichons sur l’exploitation d’Olivier Corbin dans la Sarthe en 2016 avec une dizaine de salariés sur 1 ha (source © L’avenir agricole)

C’est dans ce dernier département, qui n’a pourtant rien des contreforts himalayens, berceau du cornichon sauvage, qu’une quinzaine de maraîchers ont relancé la culture du cornichon de plein champ. La récolte a été modeste avec 54 tonnes seulement la première année mais déjà 784 t en 2022, de quoi remplir 2 millions de bocaux, vendus désormais depuis 2019 sous la marque Bravo Hugo et arborant fièrement la mention « Le cornichon bio français ».

C’est donc une nouvelle filière agricole qui est en train de se réimplanter sur le sol national, mais qui paradoxalement n’est pour l’instant viable que parce qu’elle vient en complément de la filière d’approvisionnement indienne, créée en 2005 par Reitzel à Bangalore et qui accompagne 5000 producteurs indiens de cornichons, lesquels continuent à ce jour d’assurer 98 % de l’approvisionnement grâce au climat local qui permet 3 récoltes par an.

Conserverie Reitzel à Bourré dans le Loir-et-Cher (source © La Nouvelle République)

Pour autant, la culture du cornichon sur le sol français, malgré les contraintes climatiques qui ne permettent à cette cucurbitacée délicate de ne pousser qu’entre mai et août, commencent à devenir rentables, à condition de pouvoir disposer d’un système d’irrigation au goutte à goutte car en plein été il est indispensable d’arroser. C’est donc une culture qui exige de gros investissements, présente des risques du fait de sa période de culture très courte, fortement soumise aux aléas climatiques, et surtout se caractérise par des coûts de main d’œuvre très élevés puisqu’il faut une quinzaine de cueilleurs à l’hectare pendant toute la période de récolte. Mais c’est une culture qui rapporte : en moyenne 10 000 € à l’hectare contre 2 500 pour le blé ou 1 500 pour la fraise : le cornichon français a donc peut-être des chances de relever la tête et de revenir progressivement peupler les campagnes françaises…

L. V.

Le Canal de Panama victime de la sécheresse

28 août 2023

Il n’y a pas qu’en France que l’on s’inquiète de la baisse des ressources en eau après des mois de déficit pluviométrique. Au Panama, ce petit pays d’Amérique centrale coincé entre le Costa Rica, à l’ouest, et la Colombie, à l’Est, dans la partie la plus étroite de l’isthme qui sépare l’Atlantique du Pacifique, la sécheresse sévit aussi. A la fin de la saison sèche, qui dure ici entre décembre et avril, les réserves en eau du pays étaient au plus bas. Mais depuis le mois de mai il ne pleut guère et, le 21 juin 2023, un communiqué du Ministère français des affaires étrangères alertait les touristes sur les risques de pénurie d’eau, y compris à l’hôtel, dans le secteur très prisé de Bocas del Toro avec ses plages paradisiaques sur la côte caraïbe.

Les plages paradisiaques de la région de Bocas del Toro, au nord-ouest de Panama (photo © Joly W. / Tripadvisor)

Conséquence de cette sécheresse qui dure et du niveau très bas des lacs de retenue, la société qui exploite le canal de Panama a dû restreindre, dès la fin du mois d’avril, la circulation sur cette voie d’eau. Une mesure qu’il a même fallu renforcer cet été : depuis le 30 juillet, et pour une durée d’au moins un an, sauf à ce que des pluies exceptionnelles s’abattent d’ici la fin de la saison, le nombre de navires autorisés chaque jour à emprunter le canal a été réduit de 40 à 32 et leur tirant d’eau est désormais limité à 44 pieds, soit 13,4 m, ce qui revient à en limiter fortement la charge pour les bateaux dimensionnés en fonction des nouvelles configurations de l’ouvrage, élargi en 2016 à l’issue de 9 années de chantier pharaonique, et surnommés New-Panamax.

La traversée du canal par de gros porte-containers, ici le 24 avril 2023, désormais entravée par le manque d’eau (photo © Luis Acosta / AFP / Libération)

Si les mensurations du canal de Panama sont aussi importantes, au point de servir d’étalon pour la morphologie des porte-containers du monde entier, c’est que cet ouvrage de franchissement est devenu au fil du temps un site stratégique où transite pas moins de 6 % du trafic maritime mondial. En 2022, ce sont ainsi 518 millions de tonnes de marchandises qui sont passées par le canal de Panama, où les plus gros navires autorisés transportent 18 000 containers, contre 4000 seulement avant l’élargissement !

Deux navires dans les écluses de Gatún en 2011 (photo © Michel Lecumberry / Saga in Panama)

Cette réduction de trafic va donc se traduire par une forte baisse des rentrées d’argent pour le Panama, estimée à au moins 200 millions de dollars sur un an, sachant que le chiffre d’affaires du canal avait dépassé les 3 milliards de dollars en 2022 selon l’Autorité du Canal de Panama. Depuis l’annonce de cette nouvelle restriction, des embouteillages se sont formés à l’entée du canal où l’on a compté en août jusqu’à 160 navires en attente. Ils étaient encore 130 la semaine dernière à patienter, sachant que la durée d’attente, qui atteint généralement de 3 à 5 jours, est montée jusqu’à 19 jours… De quoi perturber fortement le trafic, en particulier entre la Chine et les États-Unis, principaux utilisateurs de cet ouvrage qui permet, moyennant un trajet de 80 km, parcouru en 9 h seulement, de raccourcir de plus de la moitié le trajet d’un navire reliant New York à San Francisco (9 500 km via le canal de Panama contre 22 500 en passant par le Cap Horn !).

Des bateaux de croisière sont aussi nombreux à emprunter le canal (source © Société de géographie)

Si l’on en est arrivé à une telle situation, c’est que le transit des navires par le canal de Panama exige énormément d’eau : il fait en effet près de 200 millions de litres d’eau pour remplir les écluses permettant le passage d’un seul navire d’un océan à l’autre ! Non pas de l’eau de mer, mais de l’eau douce qui provient de deux lacs de retenue, Gatún et Alajuela, lesquels servent par ailleurs à alimenter en électricité et en eau potable la moitié des 4,2 millions d’habitants du pays ! Il faut ainsi chaque année de l’ordre de 5,2 milliards de m3 d’eau douce pour permettre au canal de fonctionner et déjà en 2019, lors d’une vague de sécheresse précédente, il n’avait pu disposer que de 3 milliards, un déficit qui ne cesse de se creuser, d’autant que les prévisions météorologiques ne sont pas très optimistes pour la poursuite de la saison des pluies 2023 à cause du phénomène El Niňo prévu pour la fin de l’année.

Une situation jugée alarmante par l’Autorité du Canal de Panama dont un des administrateurs déclarait en avril dernier : « nous ne voulons pas en arriver à un conflit philosophique entre l’eau pour les Panaméens et l’eau pour le commerce international »… C’est pourtant bien ainsi que la question se présente et le conflit risque de ne pas rester indéfiniment « philosophique » si des restrictions d’alimentation en eau potable devaient être instaurées pour permettre aux porte-containers chinois de continuer à déverser leur cargaison de tee-shirts en direction de la côte Est des États-Unis…

Vue aérienne du lac Alajuala à Panama, le 21 avril 2023 (photo © Luis Acosta / AFP / Libération)

Un cas de figure qui, bien sûr n’avait pas été anticipé mais que le changement climatique met en lumière cruellement. A l’origine, lorsque Ferdinand de Lesseps, auréolé par la réussite du percement récent du Canal de Suez, lance le chantier de Panama, le 1er janvier 1882, il n’était pas question d’écluses pour rejoindre les côtes Caraïbe et Pacifique. L’opposition farouche des États-Unis et les déboires liés aux éléments naturels, d’abord un fort séisme, puis les crues dévastatrices du rio Chagres et enfin les effets de la malaria qui déciment les équipes, douchent l’enthousiasme de l’entrepreneur français et font chuter les actions en bourse de sa société.

Travaux de percement du canal de Panama en 1907 (source © La 1ère France TV info)

C’est son ami, l’ingénieur Gustave Eiffel qui vient alors à sa rescousse et conçoit un système de 10 écluses pour faire traverser l’isthme panaméen par le canal, avec un point haut situé à 26 m au-dessus du niveau de la mer. La faillite de la Compagnie universelle du canal transocéanique de Panama, en 1889, ne permettra pas au projet d’aboutir, mais les Américains reprennent le projet à partir de 1902, s’arrogent par la force un droit de protectorat sur le Panama qu’ils détachent de la Colombie, et imaginent la création d’un lac artificiel pour alimenter 3 jeux d’écluses, sur la base d’un projet imaginé initialement par l’ingénieur français Adolphe Godin de l’Épinay. A partir de 1907, un gigantesque barrage est édifié sur le rio Chagres et en 1913 est ainsi créé le lac Gatún, à l’époque le plus grand lac artificiel du monde et dont le plan d’eau constitue un tronçon majeur du canal lui-même, emprunté sur plus de 32 km par les navires qui traversent.

Un vraquier de 255 m de long franchit le 9 juin 2016 la nouvelle écluse d’Agua Clara qui vient d’être achevée, côté Atlantique (photo © ACP / Mer et marine)

Inauguré le 15 août 1914, alors que le chantier a coûté la vie à environ 22 000 ouvriers, le canal de Panama reste aux mains des Américains jusqu’en 1999, date à laquelle Jimmy Carter accepte enfin de le rétrocéder aux Panaméens, ce qui conduit ces derniers à entreprendre, à partir de 2007, d’ambitieux travaux d’élargissement et la construction de deux jeux d’écluses supplémentaires. Face aux difficultés d’approvisionnement en eau, déjà mis en évidence lors de la vague de sécheresse de 2019, il est désormais question d’envisager la création d’un troisième lac de retenue, au détriment bien évidemment de l’environnement encore préservé de cette zone riche en biodiversité : une logique de fuite en avant qui consiste à engager des travaux de plus en plus pharaoniques pour tenter de capter toujours davantage de ces ressources naturelles déjà surexploitées, plutôt que d’adapter nos besoins à ce qui est raisonnable, éternel débat…

L. V.

A quand une sécurité sociale de l’alimentation ?

15 août 2023

L’agriculture française est en crise. Les agriculteurs, qui représentaient les deux tiers de la population active lors de la Révolution française, n’en constituaient plus qu’un peu plus de 40 % au début du XXe siècle et ce taux ne cesse de décroître : tombé à 15 % environ en 1968, il est de l’ordre de 7 % au début des années 1980 et désormais inférieur à 2 % : moins de 400 000 personnes en France sont désormais exploitants agricoles et ce chiffre devrait encore diminuer de 10 % dans les 10 ans à venir.

Exploitation maraîchère bio du Pas de Calais (photo © Sandrine Mulas / Terre de Liens / Le Figaro)

La France reste un gros pays exportateur de produits agricoles, principalement pour les vins et les spiritueux, mais aussi pour les pommes de terre, les eaux minérales en bouteilles et les céréales. Mais ses importations de produits agricoles n’arrêtent pas d’augmenter, ayant plus que doublé au cours des 20 dernières années : la France importe désormais massivement non seulement le soja brésilien, mais aussi les tomates, les fraises, les bananes, les olives, le café, le cacao ou les fruits de mer, et de plus en plus des produits transformés comme le beurre, les pâtisseries, la bière, le fromage, ou la volaille, autant de produits qui pourraient être davantage produits sur le sol français moyennant un mode d’organisation différent de notre système agricole. La France importe désormais en masse son alimentation d’Espagne, de Belgique, d’Allemagne, des Pays-Bas et d’Italie, autant de pays européens où les conditions de production devraient pourtant être proches des nôtres !

Augmentation des importations de volaille en France : elles représentent désormais près de la moitié de la consommation intérieure !  (source © Plein Champ)

Parallèlement à cette crise de l’agriculture française, dominée par le productivisme et le triomphe de l’agrobusiness, qui ne répond plus aux besoins, tout en détruisant irrémédiablement la biodiversité, les sols et nos ressources en eau, à coup d’engrais chimiques et de pesticides, se pose chaque jour davantage le défi de permettre à chacun de se nourrir correctement. En France aujourd’hui, 8,5 millions d’adultes soufrent d’obésité du fait de la malbouffe, et plus de 5 millions de personnes ont recours à l’aide alimentaire.

Distribution d’aide alimentaire par les Restos du Cœur à Marseille en mars 2021 (photo © Nicolas Turcat / AFP / Reporterre)

Depuis le lancement des Restos du Cœur dans les années 1980, le montant de l’aide alimentaire en France n’a cessé d’augmenter et atteint désormais 1,5 milliard d’euros par an (en comptant la valorisation du travail des bénévoles associatifs qui en assurent la distribution). Une part importante de ce coût est en réalité apporté sous forme de défiscalisation des entreprises de la grande distribution pour leur permettre d’écouler ainsi à bon compte leur stock d’invendus et de produits proches de la péremption. Si bien que ce système profite en réalité surtout à l’industrie agro-alimentaire et à la grande distribution en lui servant de variable d’ajustement pour gérer sa surproduction.

C’est ce double constat de dysfonctionnement de notre système agricole et de nos politiques publiques d’aide alimentaire qui a conduit en 2017 un groupe d’étudiants d’Ingénieurs sans frontières, réunis dans le cercle de réflexion AgriSTA (Agriculture et souveraineté alimentaire), à élaborer la notion de sécurité sociale alimentaire (SSA) au point de lancer en 2019 un Collectif national en se regroupant avec une dizaine de partenaires associatif dont la Confédération paysanne, le réseau CIVAM pour des campagnes vivantes, l’Atelier paysan, le collectif Les pieds dans le Plat, ou encore l’association VRAC.

Extrait de la bande dessinée élaborée par ISF-Agrista et illustrée par Claire Robert, publiée en 2021 (source © Sécurité sociale de l’alimentation)

Le confinement lié à la pandémie de Covid19, à partir de mars 2020, a mis en lumière le besoin criant d’aide alimentaire pour de nombreuses catégories de travailleurs précaires et d’étudiants privés de cantine, tandis que s’aggravait la crise du monde paysan. Face à ce constat, l’idée est de reconnecter les politiques agricoles et d’aide alimentaire en instaurant un système démocratique et participatif basé, non pas sur la croyance aveugle dans les vertus du marché libre et non faussé, mais sur des valeurs proches de celles qui ont conduit après-guerre le Conseil national de la résistance à instaurer la Sécurité sociale, toujours en œuvre malgré les attaques incessantes du libéralisme débridé.

L’objectif est de favoriser l’accès à tous à une alimentation saine et de qualité, produite par des paysans dans le respect de l’environnement, un peu à la manière des AMAP ou autres dispositifs de circuits courts, mais à grande échelle sans aucune exclusion. Ce principe d’universalité reposerait donc sur la base d’une cotisation obligatoire et se traduirait par une sorte de carte Vitale bis permettant d’allouer à chacun une allocation alimentaire d’un montant identique, utilisable uniquement pour acheter les produits conventionnés issus de l’agriculture équitable française.

Une nouvelle carte Vitale qui porterait bien son nom ? (source © Sécurité sociale de l’alimentation)

Le montant reste à fixer, mais on évoque une somme de l’ordre de 150 € par mois, ce qui correspond plus ou moins à la médiane des dépenses alimentaires par personne (hors boisson et produits extérieurs), sachant que cette somme est plutôt de l’ordre de 100 € pour les ménages pauvres. Le coût global d’une mesure aussi ambitieuse atteint près de 130 milliards par an, financé par un système de cotisations qui reste à imaginer, l’idée étant d’instaurer des caisses locales au fonctionnement démocratique pour récolter les cotisations et choisir les produits et exploitations conventionnées.

D’autres alternatives sont aussi envisageables, comme celle proposée en 2022 par le collectif Hémisphère gauche qui consiste à distribuer des chèques services aux ménages les plus modestes pour acheter des produits issus de l’agroécologie. Moyennant une aide de 100 € par mois pour les 10 % les plus nécessiteux, de 60 € pour les 10 % suivants et de 50 € pour la tranche suivante de 10 %, le coût se réduit à 7,5 milliards par an. Une somme qui peut être entièrement couverte par l’instauration d’une taxe de 1,5 % sur le chiffre d’affaires de la grande distribution, une taxe additionnelle sur les ventes d’alcool et la suppression partielle de la niche fiscale sur la restauration.

Distribution des Paniers marseillais, ici en 2019 (photo © Marion Esnault / Reporterre)

Les idées ne manquent donc pas pour tenter de remettre sur les rails de la raison notre agriculture en pleine dérive tout en améliorant les conditions d’alimentation de la population française mise à mal par des décennies de malbouffe et de triomphe d’une industrie agro-alimentaire dépourvue d’éthique. Une vingtaine d’expérimentations locales de cette démarche de sécurité sociale de l’alimentation ont déjà vu le jour, dont le Marché du lavoir, à Dieulefit dans la Drôme, ou encore les Paniers marseillais, un regroupement local d’AMAP qui distribue depuis mai 2021 des paniers solidaires à 3 € dans certains quartiers nord de Marseille, grâce à des subventions de collectivités publiques : des pistes qui méritent d’être creusées pour un projet qui ne manque pas d’ambition…

L. V.

Les géants du pétrole redressent la tête

24 juillet 2023

En 2020, au plus fort du confinement mondial lié à la pandémie de Covid 19, le prix des hydrocarbures était en pleine dégringolade, suite au brusque ralentissement de l’activité économique planétaire. A cette période pas si lointaine, il y a 3 ans seulement, les compagnies pétrolières elles-mêmes juraient, la main sur le cœur, que la transition énergétique était en marche, que la période faste du recours massif aux hydrocarbures fossiles était passée et que leur priorité était désormais de développer les énergies renouvelables.

Après la période Covid, la hausse des prix du pétrole, une manne pour les pays producteurs… un dessin de Dilem pour le journal Liberté, publié le 20 mai 2020 (source © Gagdz)

Le nouveau patron de BP l’affirmait sans ambages : « Le budget carbone du monde s’épuise rapidement ; nous avons besoin d’une transition rapide vers la neutralité », tandis que le français Total décidait en 2021 de changer de raison sociale et de s’appeler désormais TotalEnergies, pour bien montrer son ambition de diversification ou du moins de le faire croire à ses clients, à l’instar d’ailleurs de ses 2 concurrents européens Shell et ENI, qui promettent de leur côté d’atteindre la neutralité carbone dès 2050.

Fin 2020, le géant américain ExxonMobil se faisait carrément éjecter du Dow Jones après une spectaculaire dépréciation de sa valeur boursière et devait tailler dans ses investissements en matière d’exploration pétrolière. A l’époque, chacun lorgnait sur l’exemple du danois Orsted qui avait abandonné dès 2018 le marché du pétrole pour se consacrer exclusivement aux énergies renouvelables et qui a vu le prix de ses actions bondir de 60 % en 2020 !

Des supertankers pour transporter toujours plus de pétrole de par le monde (photo © G. Traschuetz / Pixabay / Futura Sciences)

Et puis la guerre en Ukraine est arrivée, début 2022, dans un contexte de redémarrage de l’activité économique. Les exportations massives de pétrole et de gaz russe qui inondaient l’Europe notamment, se sont progressivement réduites. Du coup, le cours des hydrocarbures s’est remis à flamber, et avec lui les bénéfices des compagnies pétrolières. En 2022, les cinq majors (ExxonMobil, Chevron, Shell, TotalEnergies et BP) ont enregistré un bénéfice net record de 151 milliards de dollars, et même de plus de 200 milliards si l’on en déduit les pertes conjoncturelles liées au retrait forcé du marché russe !

Les compagnies pétrolières ont profité de la conjoncture pour s’en mettre plein les poches : un dessin signé Cambon (source © Urtikan)

En mars 2022, le baril de Brent frôlait le prix record de 140 dollars, près de 3 fois plus qu’en 2020, tandis que le gaz se négociait à l’été 2022 en Europe à 350 € le MWh, plus de 15 fois son tarif habituel… Du coup, TotalEnergies annonçait pour l’exercice 2022 un bénéfice record de 20,5 milliards de dollars, de quoi redonner un large sourire à ses actionnaires, grassement rémunérés. Et la période faste s’est poursuivie en 2023, ExxonMobile et Chevron, les deux géants américains, annonçant fin avril des bénéfices trimestriels très supérieurs à leurs prévisions, grâce notamment à une forte augmentation de l’extraction de pétrole et de gaz ! Quant à TotalEnergies, la compagnie annonçait à son tour un bénéfice record de 5,6 milliards de dollars pour le premier trimestre 2023, en hausse de 12 % par rapport à 2022.

Dans ce contexte d’euphorie généralisée, les compagnies pétrolières ont totalement oublié leurs belles promesses d’il y a 3 ans ! Mi-juin 2023, le nouveau patron de Shell, Wael Sawan, a ainsi annoncé sans vergogne qu’il n’avait plus la moindre intention de tenir ses engagements en matière de transition énergétique et que son objectif était désormais de concurrencer ExxonMobil dans sa course à l’exploitation massive d’hydrocarbures.

L’exploitation pétrolière en plein boom : oublié la lutte contre le réchauffement climatique… (source © Midi Libre)

De son côté, la firme BP a annoncé dès février 2023 qu’elle renonçait carrément à son objectif initial de neutralité carbone, préférant engranger des profits, et tant pis si l’humanité doit y passer, sous l’effet du changement climatique global qui s’accélère de jour en jour… Même TotalEnergies a annoncé la couleur lors de l’assemblée générale de ses actionnaires en mai 2023, confirmant qu’il n’était pas question de réduire la voilure en matière d’exploitation pétrolière et gazière alors même que la demande mondiale explose ! Une prise de position qui a valu à son PDG de voir son salaire augmenté de 10 % et d’être élevé au rang d’officier de la Légion d’honneur lors de la promotion du 14 juillet : félicitations !

Patrick Pouyanné, PDG de TotalEnergies, ici en 2021 avec Emmanuel Macron, élevé au rang d’officier de la Légion d’honneur : un petit geste pour la planète ? (photo © Ludovic Marin / AFP / La Voix du Nord)

Les dernières projections de l’Agence internationale de l’énergie estiment en effet que la demande mondiale de pétrole n’a jamais été aussi haute et devrait atteindre pour l’année 2023 un record historique évalué à 102,3 millions de barils par jour en moyenne annuelle, supérieure donc au précédent record qui datait de 2019, avant la crise du Covid, à une période où un consensus était en train d’émerger (difficilement) pour tenter de s’orienter vers une baisse globale du recours aux énergies fossiles pour tenter de se rapprocher des objectifs de la COP 21.

Quand l’offre peine à satisfaire la demande, c’est le jackpot pour les compagnies pétrolières : un dessin signé Delize (source © Atlantico)

Toutes ces belles intentions semblent désormais complètement oubliées. Les États-Unis notamment ont retrouvé dès 2022 leur niveau record de production de pétrole brut établi en 2019 et espèrent bien le dépasser en 2023, et plus encore en 2024. La reprise du trafic aérien après la période de confinement a fait repartir à la hausse la demande mondiale de kérosène qui n’a jamais été aussi élevée, sous l’effet d’une reprise économique. La planète peut bien se réchauffer à grande vitesse, il n’est plus du tout d’actualité que les compagnies pétrolières et gazières mondiales fassent le moindre effort pour freiner leur exploitation : advienne que pourra !

L. V.

Georges Soros, le milliardaire anti-capitaliste

22 juillet 2023

Comme tous les ultra-riches qui se piquent de vouloir influer sur les affaires du monde, le milliardaire américain d’origine hongroise, Georges Soros s’est attiré bien des inimitiés et suscite moult controverses. Né en 1930 dans une famille juive, il a 13 ans lorsque les chars de l’Allemagne nazie débarquent à Budapest et ne doit d’échapper à la déportation que grâce à la protection d’un employé du ministère de l’Agriculture qui le fait passer pour son filleul. Initié à l’esperanto par son père, qui avait choisi en 1936 de changer son nom de famille de « Schwartz » en « Soros », il parvient à quitter en 1947 la Hongrie, alors sous occupation soviétique, en profitant d’un congrès international d’esperanto et s’installe en Angleterre où il entreprend des études d’économie tout en passant un doctorat de philosophie et en pratiquant différents petits boulots alimentaires.

Georges Soros, lors d’une interview en 1995 par le journaliste américain Charlie Rose (capture d’écran © YouTube)

Il s’installe aux États-Unis en 1956 et s’y initie à la finance avant de fonder en 1969 son propre fonds offshore, modestement dénommé Quantum Fund of Founds, basé à Curaçao, dans les Antilles Néerlandaises. Il spécule d’abord sur les marchés obligataires, puis, à partir de 1973 sur les devises, suite à l’abandon du système de taux de change fixe. C’est ainsi qu’en septembre 1992 il vend plus de 10 milliards de dollars en livres sterling, anticipant la position du gouvernement britannique de se retirer du mécanisme de change européen et de dévaluer sa monnaie nationale que Soros jugeait avec raison largement surévaluée. Lorsque la livre est introduite sur le marché libre, le fond Quantum augmente quasi instantanément sa valeur de plus de 15 milliards de dollars : un joli coup pour un spéculateur que certains désignent dès lors comme « l’homme qui a cassé la Banque d’Angleterre »…

Ardent partisan du parti démocrate, il investit en 2004 des millions de dollars pour empêcher, en vain, la réélection de Georges W. Bush. Et en 2016 il soutient de toutes ses forces la candidature d’Hillary Clinton pour s’opposer à l’arrivée au pouvoir de Donald Trump. Persuadé que celle-ci se traduira par une forte chute des indices boursiers américains, il spécule dans ce sens et perd près de 1 milliard de dollars dans l’opération !

Georges Soros mettant en garde l’Europe, lors du forum économique de Bruxelles en juin 2017, contre un danger existentiel lié au « dysfonctionnement des institutions, aux politiques d’austérité récurrentes et aux traités obsolètes » (photo © Commission européenne)

En 2017, alors que sa fortune personnelle est estimée à environ 25 milliards de dollars, il décide d’en transférer une large partie, à hauteur de 18 milliards, à sa propre fondation, un réseau intitulé Open Society Foundations (OSF), dans lequel il a déjà investi de l’ordre de 13 milliards de dollars en 30 ans  et qui devient alors la seconde ONG la plus richement dotée du monde, derrière celle de Bill Gates. Une opération spectaculaire, certes justifiée en partie par de sombres raisons d’optimisation fiscale, mais qui traduit une volonté incontestable du milliardaire américain de peser sur la vie politique mondiale, au-delà de la simple spéculation financière.

Créé dès 1979, initialement pour soutenir financièrement des étudiants noirs sudafricains alors en proie au régime d’Apartheid, ce réseau de fondations OSF traduit en réalité une immense activité philanthropique de la part de celui qui se veut philosophe avant d’être financier et dont l’objectif est de promouvoir dans le monde entier une « société ouverte », ce qu’il traduit par : « construire des démocraties vivantes et tolérantes dont les gouvernements sont responsables devant leurs peuples, et ouverts à la participation de tous ».

Considéré comme philanthrope par les uns, comme un dangereux manipulateur par d’autres, Georges Soros est devenu la bête noire de la droite conservatrice et des comploteurs en tous genres…, un dessin signé Kak, publié dans l’Opinion

Une vision somme toute assez humaniste et qui lui vaut de soutenir financièrement, via l’OSF, des dizaines de fondations nationales et des centaines d’ONG de par le monde militant en faveur des droits de l’homme, de l’éducation, de la démocratie, de la santé, contre la corruption ou en faveur des minorités mais aussi pour la légalisation du cannabis, voire contre l’islamophobie en France.

Une activité intense qui lui a valu bien des critiques, d’autant que l’homme n’a pas forcément la langue dans sa poche… Désireux d’aider à la démocratisation de la vie politique en Europe centrale après la chute du mur de Berlin en 1989, il s’investit fortement, notamment en Hongrie, son pays natal, où il finance de nombreuses organisations citoyennes et favorise l’accès à l’éducation supérieure, au point de déclencher la colère du dirigeant nationaliste Viktor Orbán qui l’accuse d’ingérence et l’oblige finalement à déménager sa fondation qui doit se replier à Berlin en 2018.

Georges Soros à Budapest en 2012, dans son pays natal dont Viktor Orban l’a chassé (photo © Akos Stiller / Bloomberg / Getty Images / Jeune Afrique)

Les mouvements soutenus par Georges Soros ont été très actifs dans les révoltes populaires qui ont abouti à la chute du Serbe Slobodan Milošević en 2000 mais aussi lors de la révolution orange et les manifestations de la place Maidan en Ukraine en 2013. Lors de l’invasion russe en Crimée, avant même le conflit armé actuel, Georges Soros insiste lourdement auprès des dirigeants européens pour qu’ils viennent en aide financièrement à l’Ukraine pour éviter une nouvelle invasion russe qu’il pressent et pour combattre le modèle promu par Vladimir Poutine, plus désireux de rétablir le nationalisme, voire l’impérialisme russe que de défendre des valeurs démocratiques.

Une logique qui le conduit à s’inquiéter aussi de la montée en puissance de la Chine, qualifiant Xi Jinping d’homme le plus dangereux au monde pour la liberté, et le régime chinois comme « le régime autoritaire le plus riche, le plus puissant, le plus sophistiqué dans l’intelligence artificielle et les machines ». Des critiques qu’il formule aussi à l’encontre du gouvernement américain dont il a largement remis en cause l’implication pendant la guerre en Irak, considérant que la guerre contre le terrorisme a finalement fait bien plus de morts que le terrorisme lui-même… Une vision qui l’amène aussi à se montrer particulièrement critique envers le gouvernement israélien actuel de Benyamin Netanyahou, mais aussi contre les GAFAM qu’il considère comme une menace réelle pour la société et la démocratie, et même contre le capitalisme qu’il juge amoral et beaucoup trop favorable aux classes les plus aisées.

Georges Soros avec son plus jeune fils, Alexander, à qui il a passé les rênes de ses fondations (photo © Alexander Soros / Facebook / The Times)

Un discours que nombre de ses détracteurs estiment largement hypocrite dans la mesure où il en a lui-même largement bénéficié, mais cela n’enlève rien à la force de ses convictions et à la réalité de son engagement en faveur d’une société démocratique plus ouverte. A 92 ans, Georges Soros est désormais totalement retiré des affaires, un de ses fils ayant repris la main sur ses fondations depuis fin 2022 tandis que son fonds spéculatif Quantum s’est transformé en 2011 en un groupe familial d’investissement. Ce qui n’a pas empêché Georges Soros de se distinguer en étant classé en 2023 par le magasine People with money comme l’homme d’affaire le mieux payé du monde avec, pour cette année, 46 millions de dollars de revenus issus de ses placements boursiers, de son patrimoine immobilier et de très lucratifs contrats publicitaires, entre autres…

Georges Soros lors du dernier forum économique de Davos en 2022 (photo © AFP / Les Echos)

Mais l’homme est (re)devenu philosophe et affirme s’intéresser surtout aux idées, précisant magnanime : « Je n’ai pas besoin personnellement de toute cette fortune. Mais malheureusement, si je n’avais pas gagné tout cet argent, je crois que personne n’écouterait mes idées ». On ne prête décidément qu’aux riches…

L. V.