A quand une sécurité sociale de l’alimentation ?

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L’agriculture française est en crise. Les agriculteurs, qui représentaient les deux tiers de la population active lors de la Révolution française, n’en constituaient plus qu’un peu plus de 40 % au début du XXe siècle et ce taux ne cesse de décroître : tombé à 15 % environ en 1968, il est de l’ordre de 7 % au début des années 1980 et désormais inférieur à 2 % : moins de 400 000 personnes en France sont désormais exploitants agricoles et ce chiffre devrait encore diminuer de 10 % dans les 10 ans à venir.

Exploitation maraîchère bio du Pas de Calais (photo © Sandrine Mulas / Terre de Liens / Le Figaro)

La France reste un gros pays exportateur de produits agricoles, principalement pour les vins et les spiritueux, mais aussi pour les pommes de terre, les eaux minérales en bouteilles et les céréales. Mais ses importations de produits agricoles n’arrêtent pas d’augmenter, ayant plus que doublé au cours des 20 dernières années : la France importe désormais massivement non seulement le soja brésilien, mais aussi les tomates, les fraises, les bananes, les olives, le café, le cacao ou les fruits de mer, et de plus en plus des produits transformés comme le beurre, les pâtisseries, la bière, le fromage, ou la volaille, autant de produits qui pourraient être davantage produits sur le sol français moyennant un mode d’organisation différent de notre système agricole. La France importe désormais en masse son alimentation d’Espagne, de Belgique, d’Allemagne, des Pays-Bas et d’Italie, autant de pays européens où les conditions de production devraient pourtant être proches des nôtres !

Augmentation des importations de volaille en France : elles représentent désormais près de la moitié de la consommation intérieure !  (source © Plein Champ)

Parallèlement à cette crise de l’agriculture française, dominée par le productivisme et le triomphe de l’agrobusiness, qui ne répond plus aux besoins, tout en détruisant irrémédiablement la biodiversité, les sols et nos ressources en eau, à coup d’engrais chimiques et de pesticides, se pose chaque jour davantage le défi de permettre à chacun de se nourrir correctement. En France aujourd’hui, 8,5 millions d’adultes soufrent d’obésité du fait de la malbouffe, et plus de 5 millions de personnes ont recours à l’aide alimentaire.

Distribution d’aide alimentaire par les Restos du Cœur à Marseille en mars 2021 (photo © Nicolas Turcat / AFP / Reporterre)

Depuis le lancement des Restos du Cœur dans les années 1980, le montant de l’aide alimentaire en France n’a cessé d’augmenter et atteint désormais 1,5 milliard d’euros par an (en comptant la valorisation du travail des bénévoles associatifs qui en assurent la distribution). Une part importante de ce coût est en réalité apporté sous forme de défiscalisation des entreprises de la grande distribution pour leur permettre d’écouler ainsi à bon compte leur stock d’invendus et de produits proches de la péremption. Si bien que ce système profite en réalité surtout à l’industrie agro-alimentaire et à la grande distribution en lui servant de variable d’ajustement pour gérer sa surproduction.

C’est ce double constat de dysfonctionnement de notre système agricole et de nos politiques publiques d’aide alimentaire qui a conduit en 2017 un groupe d’étudiants d’Ingénieurs sans frontières, réunis dans le cercle de réflexion AgriSTA (Agriculture et souveraineté alimentaire), à élaborer la notion de sécurité sociale alimentaire (SSA) au point de lancer en 2019 un Collectif national en se regroupant avec une dizaine de partenaires associatif dont la Confédération paysanne, le réseau CIVAM pour des campagnes vivantes, l’Atelier paysan, le collectif Les pieds dans le Plat, ou encore l’association VRAC.

Extrait de la bande dessinée élaborée par ISF-Agrista et illustrée par Claire Robert, publiée en 2021 (source © Sécurité sociale de l’alimentation)

Le confinement lié à la pandémie de Covid19, à partir de mars 2020, a mis en lumière le besoin criant d’aide alimentaire pour de nombreuses catégories de travailleurs précaires et d’étudiants privés de cantine, tandis que s’aggravait la crise du monde paysan. Face à ce constat, l’idée est de reconnecter les politiques agricoles et d’aide alimentaire en instaurant un système démocratique et participatif basé, non pas sur la croyance aveugle dans les vertus du marché libre et non faussé, mais sur des valeurs proches de celles qui ont conduit après-guerre le Conseil national de la résistance à instaurer la Sécurité sociale, toujours en œuvre malgré les attaques incessantes du libéralisme débridé.

L’objectif est de favoriser l’accès à tous à une alimentation saine et de qualité, produite par des paysans dans le respect de l’environnement, un peu à la manière des AMAP ou autres dispositifs de circuits courts, mais à grande échelle sans aucune exclusion. Ce principe d’universalité reposerait donc sur la base d’une cotisation obligatoire et se traduirait par une sorte de carte Vitale bis permettant d’allouer à chacun une allocation alimentaire d’un montant identique, utilisable uniquement pour acheter les produits conventionnés issus de l’agriculture équitable française.

Une nouvelle carte Vitale qui porterait bien son nom ? (source © Sécurité sociale de l’alimentation)

Le montant reste à fixer, mais on évoque une somme de l’ordre de 150 € par mois, ce qui correspond plus ou moins à la médiane des dépenses alimentaires par personne (hors boisson et produits extérieurs), sachant que cette somme est plutôt de l’ordre de 100 € pour les ménages pauvres. Le coût global d’une mesure aussi ambitieuse atteint près de 130 milliards par an, financé par un système de cotisations qui reste à imaginer, l’idée étant d’instaurer des caisses locales au fonctionnement démocratique pour récolter les cotisations et choisir les produits et exploitations conventionnées.

D’autres alternatives sont aussi envisageables, comme celle proposée en 2022 par le collectif Hémisphère gauche qui consiste à distribuer des chèques services aux ménages les plus modestes pour acheter des produits issus de l’agroécologie. Moyennant une aide de 100 € par mois pour les 10 % les plus nécessiteux, de 60 € pour les 10 % suivants et de 50 € pour la tranche suivante de 10 %, le coût se réduit à 7,5 milliards par an. Une somme qui peut être entièrement couverte par l’instauration d’une taxe de 1,5 % sur le chiffre d’affaires de la grande distribution, une taxe additionnelle sur les ventes d’alcool et la suppression partielle de la niche fiscale sur la restauration.

Distribution des Paniers marseillais, ici en 2019 (photo © Marion Esnault / Reporterre)

Les idées ne manquent donc pas pour tenter de remettre sur les rails de la raison notre agriculture en pleine dérive tout en améliorant les conditions d’alimentation de la population française mise à mal par des décennies de malbouffe et de triomphe d’une industrie agro-alimentaire dépourvue d’éthique. Une vingtaine d’expérimentations locales de cette démarche de sécurité sociale de l’alimentation ont déjà vu le jour, dont le Marché du lavoir, à Dieulefit dans la Drôme, ou encore les Paniers marseillais, un regroupement local d’AMAP qui distribue depuis mai 2021 des paniers solidaires à 3 € dans certains quartiers nord de Marseille, grâce à des subventions de collectivités publiques : des pistes qui méritent d’être creusées pour un projet qui ne manque pas d’ambition…

L. V.

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