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Katulu ? n° 72

6 Mai 2024

Le cercle de lecture carnussien Katulu ? rattaché au Cercle progressiste carnussien est toujours aussi actif et se réunit chaque mois pour échanger sur ses lectures et partager ses découvertes. Si vous aussi vous avez plaisir à lire et à partager vos impressions de lecture, n’hésitez-pas à rejoindre le groupe.

Voici en attendant, un petit résumé des dernières notes de lectures du groupe, au sujet d’une douzaine d’ouvrages dont il a été question au cours du premier trimestre 2024, l’intégralité de ces notes étant accessible ci-dessous :

L’automne est la dernière saison

Nasim MARASHI

Avec beaucoup de poésie et de talent, l’autrice soulève la question du départ et de la liberté, rendant universelles les histoires d’amour et d’amitié qu’elle décrit. C’est un croisement entre le réel et l’intime, de l’histoire du quotidien et de la grande histoire : « Je me dis toujours que le livre sur lequel je travaille est peut-être le dernier. Écrire en Iran est un combat »

Trois amies, Leyla, Shabaneh et Rodja, s’efforcent de mener une vie libre dans le brouhaha des rues de Téhéran. Elles sont à l’heure des choix, diplômées, tiraillées entre les traditions, leurs modernités et leurs désirs. Toutes trois sont brillantes. Elles se battent pour leur autonomie intellectuelle et financière.

L’écrivaine iranienne Nasim Marashi, le 9 mars 2023 à Paris (photo © Laurence Houot / France Info)

Rodja, la plus ambitieuse est enseignante et s’est inscrite à un doctorat à l’université de Toulouse. Il ne manque que son visa, passeport pour la liberté. La solution est-elle toujours de partir ? « On n’est plus du même monde que nos mères, mais on n’est pas encore dans celui de nos filles. Nos cœurs penchent vers le passé et notre esprit vers le futur. Le corps et l’esprit nous tirent chacun de son côté. On est écartelé ». En un été et un automne, elles vont devoir se décider. D’espoirs en découragements, et de compromis en déconvenues, elles affrontent leurs contradictions entre rires et larmes, soudées par un lien indéfectible, qui soudain vacille tant leurs rêves sont différents.

« L’automne est la dernière saison » est une magnifique histoire d’amour et d’amitié, sensible et bouleversante, profondément ancrée dans la société iranienne d’aujourd’hui et prodigieusement universelle. Nasim Marashi brosse le portrait saisissant de cette jeune génération qui a connu une révolution avortée. Une génération qui doit faire avec ses rêves et ses désillusions. Une chronique du désenchantement tout autant qu’une critique implicite du régime. Si dans ce roman, il n’est pas directement question du régime des mollahs et de la répression qui frappe la population, on sent bien la chape de plomb qui pèse sur les habitants, à commencer par ce choix binaire que tous sont appelés à faire, partir quand on peut, ou rester. Choix difficile car il est souvent définitif.

Dany

Celle qui plante les arbres

Wangari Maathai

Ce livre est un récit autobiographe dont le titre original « Unbowed : A Memoir »peut être traduit par : « Insoumise : une mémoire », publié en anglais du Kenya en 2006 puis traduit en français et édité aux éditions Héloïse d’Ormesson en 2007.

Le récit est construit chronologiquement et nous permet d’appréhender tous les temps forts de la vie de l’autrice. Descriptif, il met en lumière le destin d’une jeune fille puis d’une femme qui échappe à un déterminisme social, mais sans toutefois oublier ses racines. Analytique, il pointe les difficultés d’une nation nouvelle à s’émanciper. C’est l’histoire de la vie d’une femme battante qui ne baisse jamais les bras.

Wangari Maathal naît en avril 1940 dans un village, au centre du Kenya. Ses parents sont des paysans. Brillante élève, Wangari bénéficie d’une bourse et comme des centaines de jeunes diplômés kenyans, elle peut alors rejoindre les États-Unis. Ses études la conduiront du Texas à la Pennsylvanie puis en Allemagne avent d’intégrer l’université de Nairobi où, en 1971, elle est la première femme à obtenir un doctorat en médecine vétérinaire.

C’est une battante qui, en qualité d’enseignante puis de professeur, œuvre à l’université pour l’égalité femmes-hommes notamment en matière de salaire. Engagée au sein du conseil national des femmes du Kenya, elle dénonce la situation des femmes des régions rurales et participe à la création du mouvement de la ceinture verte (Green Belt Mouvement). Militante du Forum pour le rétablissement de la démocratie elle est poursuivie, arrêtée et jetée en prison, d’où elle pourra sortir grâce à la pression des soutiens étrangers qui reconnaissent son investissement pour la ceinture verte.

En 2002, elle est élue députée et crée l’année suivante le parti écologiste Mazingira, au sein duquel elle militera pour l’amélioration de la gestion des ressources naturelles afin lutter contre la pauvreté. En 2004, elle est la première femme africaine à recevoir le prix Nobel de la paix, et elle déclare : « je suis très fière et à mes yeux (…) c’est l’Afrique que le monde récompense et c’est la femme africaine qu’on récompense ».

Elle poursuit infatigablement sa mission et parcourt le monde en intervenant par de nombreuses conférences. Elle meurt en 2011 et symboliquement demande à être incinérée dans un cercueil fait de lianes et de bambous, cela afin que l’on ne détruise plus d’arbres. Son héritage perdure. Le mouvement de la ceinture verte se développe et les valeurs qui sous-tendent son engagement animent de nombreuses équipes dans le monde entier.

Michel

Stardust

Leonora Miano

Leonora Miano est née au Cameroun et vit actuellement au Togo. Elle défend l’identité afropéene, celle des Européens d’ascendance africaine subsaharienne. Ce mot-valise a été inventé par le groupe de musique rock Talking Heads, selon Leonora Miano.

Cela signifie qu’elle est partagée entre ses racines africaines et son éducation européenne. Elle cherche à « déconstruire l’homme blanc » et à travers ses romans, ses pièces de théâtre et ses essais, se penche sur l’histoire de l’esclavage et de la colonisation.

« Stardust » est un essai très personnel. Il raconte son intime. Écrit il y a plus de vingt ans, elle nous fait partager une période de vie extrêmement difficile : jeune maman de 23 ans, abandonnée par le père de sa fille, elle est accueillie dans un centre de réinsertion et d’hébergement du 19ème arrondissement à Paris. Sans l’amour pour son bébé, sa passion pour la littérature, sa relation à l’écriture et les échanges de lettres avec sa grand-mère restée au Cameroun, Leonora Miano se serait, dit-elle, suicidée.

Les mots, soigneusement choisis, l’écriture incisive, les phrases courtes, sans fioritures, l’aident à décrire sa douleur pour mieux la supporter. La lecture de ce livre est comme une histoire, racontée par son auteur, qu’elle pourrait murmurer à notre oreille, le soir, avant de nous endormir en nous laissant espérer que la vie n’est pas un conte de fée mais que chacun porte, au fond de soi, la capacité de s’extraire de toute situation, si douloureuse soit-elle.

Bénédicte

LA VIE HEUREUSE

David FOENKINOS 

Eric Kherson, quadragénaire sympathique et discret, bonne situation financière, couple séparé et père démissionnaire, se laisse happer par Amélie, une ancienne condisciple de son lycée qui l’intègre dans son équipe ministérielle. C’est une belle promotion sociale mais Eric traîne un malaise profond depuis ses quinze ans, culpabilisé par sa mère qui l’a impliqué dans la mort accidentelle de son père.

David Foenkinos et son livre (photo © Francesca Mantovani / Galimard / La Libre Belgique)

Il accompagne Amélie à Séoul pour proposer aux Coréens une implantation industrielle à Mulhouse. Dès son arrivée il est fasciné par la vitrine de « Happy Live ». Il apprend que la Corée du Sud, au quatrième rang de suicide au monde, favorise la mise en scène d’enterrements virtuels dont le rituel a des effets apaisants sur les déprimés. Il obtient de vivre SA cérémonie mortuaire. Il en sort régénéré et de retour en France poursuit dans cette voie.

Mythe d’Isis et Osiris, Jésus ressuscitant Lazare, le phénix qui renaît de ses cendres et la fleur japonaise Lycoris radiata… la fleur de l’au-delà qui pousse le long du chemin menant à la réincarnation. Il a trouvé le nom de l’entreprise mortuaire qu’il va créer. Ce sera LYCORIS. Et ça marche…

Le sujet n’est pas macabre, même parfois assez cocasse, à tiroirs labyrinthiques comme dans « Le mystère Henri Pick » mais moins jubilatoire.

Roselyne

Fabriquer une Femme

Marie Darrieussecq

La lecture est agréable, facile, un livre qui se dévore aisément. Le sujet est cependant banal : l’histoire de deux destins de femme, deux amies, Rose et Solange. Une histoire d’évolution de l’adolescence à l’âge adulte. Avec des variations savoureuses sur les expériences sexuelles et ses ratages ou ses grands moments douloureux. Il s’agit donc d’un roman d’apprentissage, le sujet étant : la fabrique d’une Femme.

Marie Darrieusecq et son livre (photo © Charles Freger / P.O.L. / RFI)

Marie Darrieussecq nous offre une Ode à la Femme, dans ses questionnements, ses choix, les deux portraits en miroir de ses héroïnes qui se façonnent avec le temps tout en carambouilles, de bric et de broc sont touchants. L’une Rose est plus conventionnelle, milieu bourgeois, l’autre Solange, milieu plus modeste s’émancipe et tente l’aventure loin de ses racines.

Donc, sujet banal, composition simple et pourtant le récit s’incarne dans un fond historique très dense et bien reconstitué, années 70 -80, post guerre d’Algérie, chute du mur de Berlin, morts en Serbie, au Rwanda, années sida et cancer. Le dressage de nos deux héroïnes n’est donc pas sans violence. L’occasion pour l’autrice d’être une messagère féministe, une voix « me-too » avant-gardiste car son propos aborde à travers sa réflexion sur la Femme le procès en creux d’un certain sexisme, dénonce une sexualité fondée sur un système de domination.

Le style de l’autrice est la grande réussite de ce roman. Un florilège de tons, descriptions, dialogues. Un mélange de langues étrangères anglais, espagnol. Des sons musicaux contrastés. Rythme lent ou pressé, raccourci ou dilué. Un style fluide et empathique pour évoquer Rose, tout en ruptures avec Solange. Ce livre rouvre les portes sur nos premières fois, nos amours furtives ou fidèles, nos questionnements inassouvis sur le sens de nos vies et ses choix difficiles à faire. La part de déterminisme familial, des hasards qui nous ramènent toujours à notre condition d’Homme fragile et puissante.

Ces sensations banales, incertaines touchent à une vérité universelle et subliment un ton sincère et simple qui émeut et font de ce roman une réussite, un plaisir de lecture.                       

Nicole

Le salon de massage

 Mazarine Pingeot

« Le salon de massage », publié en 2023, raconte la crise existentielle de Souheila, jeune institutrice de 24 ans, récemment mutée à Paris. Sa vie routinière avec un charmant garçon, Bruno, que lui envient toutes ses amies, lui semble vide de sens. Rien ne semble lui manquer et pourtant, un grand flou persistant la mène à des errances à travers la ville. Un soir, en sortant du travail, elle pousse la porte d’un salon de massage. Elle prend un abonnement de 10 séances, 500 €, une folie dont elle ne parle pas à son copain. C’est son jardin secret.

Mazarine Pingeot et son livre (source © TV5 monde)

Hélas ! Scandale imprévu ! On découvre que les massages sont filmés et les images revendues sur des sites érotiques. Les clientes du salon se rassemblent en association de défense des droits des femmes à disposer de leur corps. Souheila sollicitée accepte de se joindre au mouvement puis prend ses distances, fuit même la tendresse et les attentions de Bruno, se réfugie chez sa mère où elle apprend le décès de sa grand-mère paternelle, au Maroc, la mère de ce père militaire tué en mission lorsqu’elle avait huit ans.

C’est un électro-choc. Pour accepter ces deuils qui la troublent, elle part au Maroc, en quête de ses racines, chercher le grain de sable, le non-dit, le viol de l’aïeule à l’origine d’un silence destructeur. Dans l’accueil affectueux du milieu marocain qui fut l’environnement de son père, elle comprend et enfin apaisée rentre en France. Sur le chemin du retour, passant devant un hammam, elle suit son impulsion…

Roselyne

L’Enragé

 Sorj Chalendon

Ce roman est écrit par un homme élevé par un père violent, victime très longtemps d’injustices et menacé d’être enfermé dans une maison de correction. Lorsqu’en 1977 il apprend que l’Institution publique d’éducation surveillée de Belle-Ile-en-Mer, appelée autrefois « Colonie Pénitentiaire », allait fermer ses portes, il décide d’enquêter sur le passé de ce centre. Il se renseigne à travers la presse locale pour écrire sur cette maison de correction.

Sorj Chalendon et son livre (photo © J. F. Paga / Grasset)

Il part d’un fait réel : le soir du 27 août 1934, pour un bout de fromage avalé un peu trop tôt lors du repas du soir, cinquante-six enfants se sont révoltés et se sont évanouis dans le village et les alentours du Centre. Ce fut « la chasse à l’enfant », immortalisée par Prévert. On offrait 20 francs à l’habitant qui en ramènerait un.

Dans la première partie, l’auteur décrit les conditions de vie abominables des enfants en la personne de Jules Bonneau dit « La Teigne » dans cet établissement appelé « la colonie de Haute-Boulogne ». Ce centre était d’une violence inouïe pour les enfants qui à leur tour devenaient des petits monstres.

« Prisonniers d’une île », tous les enfants furent retrouvés sauf un. Dans la seconde partie, l’auteur imagine que « le disparu » est son héros Jules, qu’il est caché par un pêcheur et que c’est l’embellie pour ce jeune qui enfin connaît la tendresse, la confiance et la poésie.

Ce livre est un cri de rage et de colère de l’auteur contre les violences et les injustices du monde.

Josette J.

Déserter

Mathias Enard

Mathias Enard travaillait à un roman ayant pour sujet l’histoire des Mathématiques. Les mathématiques et surtout l’algèbre, sont pour lui le summum de l’art poétique ! Lorsque la Russie envahit pour la seconde fois l’Ukraine, il est bouleversé par la brutalité et la violence de cet acte, il décide de mêler en contrepoint des chapitres sur l’exactitude de la science mathématique avec des chapitres sur les aléas et les incertitudes de la guerre.

Il y a donc deux thèmes qui s’enchevêtrent. D’une part, à Berlin, des mathématiciens venus du monde entier se réunissent pour rendre hommage à Paul Heudeber, disparu. Son souvenir est entretenu par Maya qui fut sa compagne, après avoir échappé aux atrocités nazi, et leur fille Irina historienne de Mathématique commente les colloques et les événements très hiérarchisée de la commémoration.

D’autre part, au bord de la Méditerranée dans des collines imaginaires, en plein conflit armé, un déserteur jeune, sale, puant la crasse et la sueur fuit des événements terrifiants. Il est rejoint par une jeune femme dont « le fichu » cache des cheveux trop courts et une histoire trop triste. Ils veulent atteindre les ruines d’une forteresse au sommet de la montagne et franchir la frontière du pays voisin. Une poignée d’autres errants les rattrapent et les plongent dans l’angoisse. Comme dans toutes les guerres qui agitèrent l’Europe après la débâcle hitlérienne, l’histoire est en perpétuel recommencement !

Vaste sujet soutenu par un style narratif remarquable, tantôt paisible, tantôt haletant en longues phrases ponctuées et interminables comme la misère humaine. La nature y est protectrice ou terrifiante, à l’image de cette vie conflictuelle. La lecture n’est pas facile et demande beaucoup d’attention et de souplesse d’esprit pour intégrer le double thème et toutes les interpénétrations.

Roselyne

PANORAMA

Lilia HASSAINE

Ce titre évoque une vaste étendue, une perspective, un spectacle. L’action se déroule en 2049-2050. Il s’agit donc d’un roman-fiction et pourtant engagé puisque c’est notre société qui se dessine sous nos yeux. Notre société apparaît en réalité augmentée, zoomée, auscultée, passée au laser.

« Panorama » raconte une révolution qui a instauré le quotidien en mode transparence. Un monde où toutes les façades sont en verre. Une société policée (dans les deux sens du terme) y vit. Une société qui a la phobie de la police et qui a sanctuarisé la sécurité et la vigilance à la limite de l’espionnage dit « bienveillant ».

Une ville zoo, où va se dérouler une enquête policière car contre toute attente une famille entière de trois personnes a disparu ! Dans ce monde où la transparence est érigée en dogme garant de bienveillance et de sécurité, l’héroïne Hélène, commissaire de police, va découvrir un monde où la morale est étouffée, la conscience assourdie, corrompue. La violence est décuplée faute de liberté.

Ce roman est un implacable inventaire de nos maux de société « too much » parfois tant tout est passé au crible ! Des maisons vivarium, où les livres ont disparu, où les écrans, les réseaux sociaux, les influenceurs ont pris le pouvoir. Un monde numérique sans humanité. Une fiction visionnaire où la transparence exalte en fait notre besoin de secrets et questionne notre avenir.

En conclusion Lilia Hassaine nous offre un choc douceâtre, un goût doux amer dans ces quelques vestiges d’humanités et de lueurs rémanentes d’âmes encore humaines. A lire et méditer…

Nicole

INHUMAINES

Philippe CLAUDEL

éditions  2017 Stock

Oh la la ! ça décoiffe ! Philippe Claudel dit « je ne me suis pas censuré ». En effet, en bouts hachés, en phrases brèves, genre échange entre copains, il défile 25 nouvelles grinçantes ironisant sur la méchanceté, les méfaits, les idioties de notre société urbaine et moutonnière.

Pudibonds et coincés, s’abstenir ! C’est un humour gaulois extrêmement décomplexé. Exemple dès les premières phrases du chapitre 1: « Plaisir d’offrir » : « Hier matin j’ai acheté trois hommes. Une toquade. C’est Noël. Ma femme n’aime pas les bijoux. Je ne sais jamais quoi lui offrir. La vendeuse me les a emballés. Ce n’était pas simple. Ils résistaient un peu. Sous le sapin, ils prenaient de la place. Nous n’avons pas attendu minuit. Pourquoi trois ? Un pour chaque orifice. Très drôle. Ma femme n’avait pas l’air heureux. Tu sais bien que je ne pratique plus le sexe multiple. J’avais oublié. De cela aussi nous nous sommes lassés. »

Pas pour tous les lecteurs.

Roselyne

Proust roman familial

Laure Murat

prix Médicis – essai – 2023

Le père de Laure, Jérôme Napoléon Murat, est un descendant de Murat, beau-frère de Napoléon, et par sa mère elle descend du Duc de Luynes. Son objectif est de montrer que l’analyse portée par Proust sur l’aristocratie et les exemples de sa propre famille pouvaient lui permettre de se désaliéner de son milieu. Il y a véritablement un « proustige » : fusion de Proust et de prestige ! Car le fameux prestige de l’aristocratie, qui fait illusion, est révélé tel qu’il est par Proust : une coquille vide depuis la Révolution ! Cette aristocratie est un monde de formes vides…

« La particularité de Proust était d’enchâsser des noms inventés à l’intérieur de généalogies réelles ». « Bien plus qu’un accessoire, le nom est au cœur même de la machine romanesque. On assiste à un glissement du nom aux mots, transfert qui fait que Proust est l’auteur de l’Universel », nous dit Laure Murat «ce passage des noms aux mots dans la médiatisation du réel devait être au cœur de ma vraie lecture ».

Laure Murat et son livre (photo © Philippe Matsas / La Libre Belgique)

Le monde de Proust devait être pour elle plus vrai que nature, « il donnait du sens à la vacuité de la forme aristocratique (…) de l’état gazeux où elle demeurait indéfiniment, Proust la faisait passer d’un coup sous mes yeux à l’état solide ».

La révélation de son homosexualité signera la rupture totale de Laure Murat avec sa famille. Le temps passant, elle a le sentiment d’être sortie d’une lugubre gangue, comme on se défait « d’un manteau d’infamie ». Les invertis et les lesbiennes de la Recherche passent leur temps à se cacher et à mentir, à taire leurs amours et à dissimuler leur désir, à trembler d’être démasqué.  L’œuvre de Proust est la scène par excellence de cette érotique de la clandestinité ! Clandestinité, le grand conseil que lui avait donné sa famille !

Laure Murat termine sa longue analyse par ces mots : « il ne serait pas exagéré de dire que Proust m’a sauvée ». Sa lecture et relecture de Proust a été un exercice continu de dessillement, une grille de compréhension et déchiffrement du monde, subtile et pénétrante. « Proust m’a constituée comme sujet, lectrice active de ma propre vie en me révélant le pouvoir d’émancipation de la littérature qui est aussi un pouvoir de consolation et de réconciliation avec le Temps ».

Josette J.

JE ME SOUVIENS DE FALLOUJAH

Feurat ALANI

La narration est faite par un jeune homme, fils d’émigrés irakiens, qui, en 2019, au pied du lit d’hôpital de son père mourant, questionne tendrement mais avec ténacité sur les raisons profondes qui ont poussé ce père très secret à quitter l’Irak, sa patrie adorée.

Feurat Alani et son livre (source © Hachette)

L’exil a eu lieu dans les années 1972 lors des purges redoutables du régime Saddam Hussein. Les dates sont importantes et chapeautent chaque chapitre alternant le récit des deux vies. L’enfance d’Euphrate Ahmed, né à Paris, fait écho à celle de Rani Ahmed, son père né à Falloujah à quarante kilomètres de Bagdad, trente ans auparavant. Bagdad la grande ville du monde arabe, capitale des poètes et des philosophes, Bagdad a disparue sous les bombes, minée par les révolutions et les affrontements mondiaux.

Histoire éternelle de l’affrontement des peuples et des idées : l’assassinat du jeune roi Fayçal, la prise de pouvoir du général Abdel Karim Qassem puis la montée politique du parti Baas et l’arrivée de Saddam Hussein, enfin l’ingérence des États-Unis d’Amérique au printemps 2003. Cette trame historique est « un canevas blanc sur lequel on fait courir des pinceaux de couleurs, pour un résultat bien loin de la vérité subjective, celle qui nous habite à l’instant où nous la vivons… »

« La mémoire est un mensonge qui marche à côté de la vérité, et les mots n’exposent qu’une représentation des faits… J’ai compris que plutôt que de laisser le temps filer vers le néant, il faut le retenir, l’inscrire dans la mémoire, l’écrire et le parler, en faire peut-être ce qu’il y a de plus beau dans cette existence. Vivre éternellement à travers celui qui se souvient ». Telles sont les dernières phrases de ce très bel écrit.

Roselyne

L’électricité

Francis Ponge

Nous nous plaçons en rétrovision, à l’époque de Francis Ponge, en 1954, pour évoquer l’électricité, belle invention, qu’il compare à une superbe princesse domestique au teint de cuivre. Cette intouchable « ne mord pas comme le faisait la flamme, cette sauvage ! Elle vous le rappelle par son frémissement ou vous tue ». Puis d’autres considérations sur le courant lumineux lui suggèrent une relation entre l’énergie électrique et l’art. Il dit : « tout cela a joué dans tous les arts en faveur d’une certaine rhétorique, celle de l’étincelle jaillissant entre deux pôles opposés, séparés par un hiatus dans l’expression, seule la suppression du lien logique permettant l’éclatement de l’étincelle ». C’est, à mon avis, une définition assez intéressante de l’art poétique en particulier.

Le poète Francis Ponge en 1954 (photo © Boris Lipnitzki / Roger-Violet / Savoirs)

Ponge aborde ensuite la face concrète de son sujet, l’homme inventeur… Tout en insistant sur la différence de l’homme parmi les êtres vivants, il se garde de glorifier une certaine supériorité, allant jusqu’à comparer l’homme à un rouage « parfaitement indispensable » dans l’ordre du monde. « Peut-être après tout, n’est-il pas bon pour la santé d’un rouage qu’il se figure être le rouage principal ? ».

Francis Ponge est l’enfant d’un temps où le progrès triomphant trace la route de l’avenir. « Tous les réseaux de distribution sont prévus, tous les instruments de la symphonie sont en place. Il en viendra s’ajouter mille autres. Prévoyez seulement dans nos demeures le chemin à PLAISIR de tout cela »…. Joli conseil assez prophétique Monsieur Ponge !

Mireille

INTRIGUE A BREGANCON

Adrien GOETZ

éditions Bernard GRASSET 2024

Voilà un livre que l’on peut mettre entre toutes les mains. Dans le style roman policier ayant pour cadre le fort de Brégançon, résidence d’été de nos présidents depuis la décision du Général de Gaulle qui n’y dormit qu’une nuit.

La description de la région, du voisinage et l’histoire de ce monument sont des raisons de parcourir cet ouvrage pour un moment de curiosité citoyenne. On y voit également le rôle de l’Office des Monuments Français dans l’entretien du patrimoine. Ainsi peut-on lire : « Les grandes heures du Fort de Brégancon, ce sont sans conteste les années Pompidou, quand Pierre Soulages jouait à la pétanque, quand la sécurité confisquait sa carabine à Niki de Saint-Phalle : pourquoi pas choisir le mobilier moderne des Pompidou, toujours disponible à la réserve, renvoyé à l’entrepôt du temps des Giscard d’Estaing, faire revenir les tables signées Eero Saarinen de l’époque, les fauteuils design ? »

Facile à lire, thèmes variés, un charmant moment de détente offert par Adrien Goetz, né à Caen en 1966, historien d’art et maître de conférences à la Sorbonne, directeur de la bibliothèque Marmotan et membre de l’Académie des beaux-arts.

Roselyne

La Disparition menacée de disparition ?

2 avril 2024

Encore une disparition inquiétante ? Il ne s’agit cette fois ni d’un individu ni même d’une espèce biologique menacée d’extinction ou d’une cité antique perdue, mais bien d’un média. Une fois de plus pourrait-on dire, au vu des difficultés extrêmes que rencontre la presse à vivre durablement dans un environnement où chacun est saturé d’informations se télescopant en temps réel sur l’écran de notre smartphone.

La Disparition, un média épistolaire reçu dans la boîte aux lettres (source © La Disparition)

En l’occurrence, le média en question est conçu à Marseille et se présente lui-même comme un « long-courrier journalistique et littéraire », une belle formule pour décrire cet objet médiatique étrange, 100 % indépendant, sans aucune publicité, imprimé en France et adressé tous les 15 jours, sous enveloppe timbrée, à des abonnés. Une aventure singulière, lancée en janvier 2022, fruit de l’imagination et de la ténacité de deux journalistes, Annabelle Perrin et François de Monès.

Annabelle Perrin et François de Monès, les deux journalistes à l’origine de cette lettre singulière (source © La Disparition)

Elle est rédactrice en chef, choisit les sujets et se charge des relations avec les pigistes et les auteurs, tout en gérant la correspondance avec les lecteurs et les réseaux sociaux. Elle tient également une chronique chaque lundi matin sur Radio Nova, et anime le cinéclub de La Baleine, un cinéma-bistrot situé sur le cours Julien à Marseille. Lui s’occupe notamment de la relecture des articles, de la rédaction du Nota Bene, des illustrations, de la revue de presse de l’Infolettre, et accessoirement de la gestion administrative et financière.

A eux deux, ils ont d’ailleurs publié un ouvrage qui rassemble 10 de ces lettres tournant autour du terme de la disparition qui leur est chère. Un recueil éclectique où il est notamment question de ces bateaux de croisière de plus en plus gigantesques et en pleine croissance alors même que chacun dénonce l’impact écologique désastreux de ce mode de tourisme de masse, au point que certains considèrent qu’il ne s’agit que d’un anachronisme voué à disparaître mais qui a la vie dure…

Il y évoqué aussi le sort du terrain de football de Montcabrier, une petite commune du Lot, qui a vu se succéder sur sa pelouse jaunie, des générations d’amoureux du ballon rond et qui est voué à disparaître pour permettre le passage d’une autoroute.

Mohamed M’Bougar Sarr, écrivain sénégalais, recevant le prix Goncourt le 3 novembre 2021 (photo © Bertrand Guay / AFP / le Monde)

Y figure aussi le récit inédit signé de Mohamed Mbougar Sarr, romancier sénégalais lauréat du prix Goncourt 2021 pour La Plus Secrète Mémoire des hommes, qui relate une expérience qu’il a vécu au Mexique en 2022, lorsqu’il s’est retrouvé enfermé dans une ZAPI, une « zone d’enfermement pour personnes en instance », faute d’avoir pu attester de manière indubitable d’un visa en bonne en due forme. Un espace parallèle dont les occupants sont littéralement soustraits au monde de droit commun, n’ayant plus aucune possibilité de communiquer avec l’extérieur, ayant disparu du regard de leurs proches et relégués ainsi dans un lieu improbable pour une durée indéterminée, dans l’attente d’une issue incertaine sur laquelle ils n’ont aucune prise…

Le dragonnier de Socotra, une île au large du Yémen, devenue difficile d’accès (source © Globe trotting)

Plus de 40 lettres et quelques hors-séries de La Disparition sont ainsi déjà parues, traitant de sujets tout aussi éclectiques. Il y est question de la disparition de l’arbre dragon, une essence millénaire qui ne pousse que sur l’île de Socotra, au Yémen, un pays où enquêter sur les particularités botaniques relève du grand reportage de guerre. On y trouve aussi une passionnante histoire sur la disparition de la malade du sommeil, qui relate les efforts ayant permis de lutter peu à peu contre les ravages de la mouche Tsé-Tsé en République démocratique du Congo. Mais il y est aussi question de la disparition des petits pêcheurs de Guadeloupe, de celle des chauffeurs routiers aux USA ou encore de celle des Juifs en Afrique du Nord. Des enquêtes fouillées qui nous entrainent sur des sujets peu connus mais qui disent beaucoup de notre humanité et des dangers qui la guettent. Que l’on parle de la disparition des chiens du Groenland ou de celle des marais de Mésopotamie, c’est souvent le lien de l’homme à son environnement qui est en cause, mais aussi nos relations sociales et nos choix économiques, si déterminants par exemple pour cette lettre axée sur la disparition de la psychiatrie publique.

Les marais de Mésopotamie, en voie de disparition ?  (photo © Aline Deschamps / l’Humanité)

Un univers motivé par une réflexion quelque peu angoissante sur cette propension de l’humanité à vouloir faire tout disparaître, la biodiversité mondiale comme les usines françaises. Une démarche qui renvoie inéluctablement à l’exercice littéraire de Georges Pérec, dans son roman intitulé lui aussi « La disparition », écrit sans le moindre recours à la lettre « e » pourtant la plus usitée du vocabulaire français, en référence, dit-on, à la disparition si traumatisante d’« eux », ses propres parents. C’est justement d’« eux » que veut parler cette lettre bi-hebdomadaire si attachante, eux les victimes de ce monde déréglé, qui souffrent de la disparition de leurs repères comme de leurs soutiens, qui souffrent mais qui ont la force de lutter et inventent des stratégies pour rester debout malgré tout.

Une entreprise ambitieuse et qui mérite d’être saluée donc, mais qui se heurte, comme bien d’autres avant elle, à la dure réalité économique et à l’indifférence. C’est pourquoi ses promoteurs lancent un appel pour recruter de nouveaux abonnés afin de poursuivre son aventure menacée à son tour de disparition. Ils recherchent 300 abonnés supplémentaires d’ici le 15 avril pour passer le prochain cap et ne pas faire naufrage, « pour faire face à l’augmentation du prix du timbre et du papier, ainsi qu’à l’érosion du lectorat ». Tout passe, tout lasse, tout casse, c’est bien connu et « Tout doit disparaître » ; hormis peut-être cette « Disparition » si singulière et si inspirante, qui mérite vraiment de ne pas disparaître corps et biens : avis aux amateurs !..  

L. V.

David Hockney, un artiste avant-gardiste

28 mars 2024

Ce propos avait été rédigé en mai 2023, à l’occasion de la rétrospective organisée par le Musée Granet d’Aix-en-Provence à partir d’une sélection d’œuvres de David Hockney issues de la collection de la Tate Gallery de Londres. Ainsi, après quelques éléments biographiques, nous dégagerons les principales problématiques artistiques qui sous-tendent sa création, avant d’évoquer les démarches artistiques auxquelles il se réfère et enfin nous tenterons de montrer en quoi l’œuvre de David Hockney est celle d’un artiste de son temps.

Éléments biographiques

David Hockney est né en 1937 à Bradford (GB) au sein d’une famille nombreuse de classe moyenne. Comme on peut le découvrir en lisant le récent texte de Catherine Cusset intitulé « Vie de David Hockney » et édité chez Folio, le jeune David est espiègle, créatif et il aime dessiner sur tout support, y compris le journal de son père. En 1953, après ses études secondaires, il entre à l’école des Beaux-Arts de Bradford (Bradford School of Art) où il découvre différents modes d’expression (peinture, gravure, collage, photographie …), les courants artistiques de la modernité aussi bien que de la contemporanéité (cubisme, surréalisme, abstraction, Pop’art…) ainsi que des artistes comme J. Dubuffet et J. Pollock. Diplômé en 1957, il intègre le Royal College of Art de Londres. Dans cet établissement prestigieux, il se cultive énormément et parfait sa maîtrise de la peinture, de la gravure et découvre la sculpture.

David Hockney, devant certaines de ses œuvres à la galerie Lelong à Paris en 2020 (photo © Galerie Lelong / Paris Match)

En 1960, il est subjugué par les œuvres de l’exposition consacrée à Picasso. Une fois diplômé, il part pour New York, haut lieu de la penture américaine, puis en 1964 il s’installe à Los Angeles où il s’ouvre à l’esprit et au mode de vie américain. Durant cette période, il s’affirme artistiquement avec notamment sa série des grands portraits et des piscines. En 1980 il découvre, à l’occasion d’une exposition consacrée à la peinture chinoise, les modes de représentation de l’espace des artistes de l’Extrême Orient ce qui le conduit à approfondir ses recherches sur l’optique et la perspective. En 2019, il s’installe en Normandie où il s’adonne à la fois à la peinture sur de très grands formats et poursuit son exploration des possibilités créatrices offertes par les outils numériques.

Les questions artistiques en jeu dans l’œuvre de Hockney

La question fondamentale qui traverse son œuvre a été énoncée dès ses études au Royal College of Art de Londres : « Comment voyons-nous le monde et comment ce monde de temps et d’espace peut-il être capturé en deux dimensions ? ». En d’autres termes, comment rendre compte de la réalité d’objets en trois dimensions, fixes ou en mouvement, par une représentation réalisée sur un support à deux dimensions ? Il n’est pas le premier à se confronter à cette problématique. En effet, elle a germé chez Cézanne puis a nourri les artistes cubistes et traverse depuis la création moderne et contemporaine. L’adoption de la perspective inversée lui permet d’apporter des réponses personnelles à son questionnement sur la représentation. Il en est de même avec le principe de point focal en mouvement ou changeant.

La Chaise de Van Gogh, acrylique sur toile, 1988 (source © David Hockney / Connaissance des arts)  

La question de l’espace de la peinture est aussi très présente dans ses œuvres. Ainsi, dans l’œuvre de 1964 intitulée Man in Shower in Beverly Hills, David Hockney peint une figure sous la douche dans un espace figuré par le jeu des carreaux et du rideau, espace qu’il barre en diagonale en représentant un tapis. Au premier plan, comme en surimpression, il traite une plante en aplat noir affirmant ainsi un geste pictural. Enfin, dans l’angle supérieur droit, il représente en arrière-plan et comme en miniature un salon moderne et vivement coloré qui rompt la planéité du tableau. Avec ce tableau, il donne une réponse à la question : Comment fusionner espace pictural et réalité ? David Hockney parle d’ailleurs de naturalisme et non de réalisme. Son art est parfaitement figuratif, profondément ancré dans le réel, mais avec des niveaux de lecture qui se superposent et se surajoutent.

David Hockney, Man in Shower in Beverly Hills, 1964, acrylique sur toile, 167 x 167cm, Collection Tate Gallery, Londres (photo © MM / Musée Granet Aix-en-Provence, 2023)

Un autre questionnement concerne le langage de l’œuvre et en particulier le recours à des signes plastiques hétérogènes, lignes, formes, taches, dont les lettres et les chiffres qui fonctionnent aussi comme des codes.

Parmi les autres problématiques qui nourrissent le travail de David Hockney, il y a bien sûr la pratique des artistes. Nous avons déjà évoqué l’intérêt majeur pour la période cubiste de Picasso, mais aussi pour sa démarche : « Je ne fais pas des tableaux, j’explore » (P. Picasso), formule qu’il fait sienne dès les années 1970. Pour la couleur, ses intérêts se portent sur les œuvres de Paul Gauguin, de Vincent Van Gogh et d’Henri Matisse. S’agissant des grands formats plus tardifs, c’est à Monet et son travail sur le motif que l’on peut penser. Enfin, sa culture en art le conduit aussi bien à évoquer les recherches sur la perspective d’Hogarth qui a écrit un traité de la perspective en 1754 qu’à se nourrir d’œuvres plus anciennes comme les Annonciations.

David Hockney, artiste de son temps

Rappelons que lors de sa formation artistique dans les années 50, à Bradford et surtout à Londres, David Hockney a bénéficié d’un enseignement ouvert à tous les moyens d’expression dont la photographie. Cet outil demeure présent dans sa pratique. A ce propos, si de nombreuses peintures ont fait l’objet de recherches à la mine de plomb ou à l’aquarelle, les œuvres de sa période californienne sont très souvent issues de prises de vue photographiques.

Il expérimente des compositions combinant des photographies réalisées avec un appareil Polaroid. Ainsi, dans l’œuvre A Bigger Card Players, qui reprend le sujet des joueurs de cartes de Paul Cézanne, on repère sur le mur, outre une peinture du même sujet, Pearblossom Hwy de 1986 qui est un montage de « Polaroids ».

A Bigger Card Players, 2015, dessin photographique imprimé sur papier et monté sur cadre aluminium (source © David Hockney / Toledo Museum of Art)

Il utilisera aussi de nombreux montages tirages numériques comme dans l’œuvre Studio de 2017, immense tableau de 178 x 760 cm qui le représente au milieu de ses œuvres dans son atelier. Enfin, il travaille sur des supports numériques (IPad) qui lui permettent d’ajouter la dimension temporelle.

David Hockney est aussi éclectique dans sa création puisqu’à la peinture, à la photographie, à la gravure, il ajoute des scénographies et des sculptures. L’œuvre exposée, Caribbean Tea Time, datant de 1987, est une sorte de paravent sur lequel il synthétise ses recherches dans un ensemble qui n’est pas sans lien avec la structuration de l’espace par la couleur telle que la traitait Henri Matisse.

Michel Motré

Après les cagoles, les perruches de Marseille

18 mars 2024

Les cagoles, à Marseille, ce sont ces jeunes femmes que l’on ne peut que remarquer. Outrageusement maquillées, habillées de manière extravagante et souvent un peu provocante, elles se déplacent en groupe en piaillant fort, et ne passent pas inaperçu. L’humoriste Yves Pujol les a même comparées à du tuning, ces voitures que l’on personnalise pour mieux se faire remarquer dans la rue : « la cagole est à la femme ce que le tuning est à la voiture de série : un festival de couleurs, d’accessoires, de chromes aux oreilles, au cou, aux bras et bien sûr de pièces non d’origine pour une ligne toujours plus profilée, de jantes toujours plus larges et de pare-chocs toujours plus imposants ».

La cagole marseillaise, décryptée dans le documentaire « Cagole forever » diffusé en 2017 sur Canal + (source © Le Bonbon)

On ne sait même pas très bien d’où vient ce nom de cagole, si typiquement marseillais. Certains font le rapprochement hasardeux avec le verbe provençal « caguer », ce qui laisse penser une certaine filiation avec celle que le poète disparu, Georges Brassens, toute « misogynie à part », avait qualifiée de « véritable prodige / emmerdante, emmerdeuse, emmerderesse itou ». Mais d’autres évoquent plutôt un lien étymologique avec le terme provençal « cagoulo » qui désignait le tablier des femmes qui travaillaient dans les nombreuses usines d’ensachement de dattes, jadis florissantes à Marseille.

C’est notamment le cas de la société Micasar, fondée en 1948 et initialement implantée cours Julien avant de déménager boulevard Michelet, puis d’aménager en 1964 un autre atelier dans une ancienne savonnerie de la rue Roger Salengro, suivi en 1977 d’un troisième au 3 boulevard Louis Villecroze, dans des locaux autrefois occupés par les Pastis Berger. Cette dernière usine, rachetée en 2002 par la coopérative France-Prune, a fermé en 2007 seulement, faisant tomber dans l’oubli cette expression courante que bien des petites Marseillaises ont entendu dans leur enfance : « si tu ne travailles pas bien à l’école, tu iras travailler aux dattes ! ».

La cagole de Marseille, une figure qui sert même la bière locale… (source © La Cagole)

Il faut dire que le travail d’ensachage à l’usine était particulièrement pénible et très mal payé, au point que nombre de ces jeunes femmes arrondissaient leurs fins de mois en allant vendre leurs charmes dans le voisinage, d’où sans doute cette expression de « cagoles », tellement typique du patrimoine marseillais qu’une marque locale de bière, créée en 2003 par Yves Darnaud, certes désormais brassée à Douai mais avec un site de distribution basé à Gémenos, lui a même empruntée son nom.

Mais dans les rues de Marseille désormais, l’attention n’est plus attirée seulement par ces cagoles haut perchées en tenue léopard, mais aussi par les plumages criards et les piaillements tout aussi stridents de milliers de perruches qui envahissent par place le ciel de la cité phocéenne. Relâchées dans le parc Borély en 1990, les perruches à collier, Psittacula krameri, pour les intimes, pourtant originaires non pas des Calanques mais plutôt de la péninsule indienne ou de l’Afrique de l’Ouest, s’y sont acclimatées depuis des années, raffolant de cet endroit bruyant et fortement éclairé la nuit, où les rapaces, leurs plus dangereux prédateurs, n’oseraient jamais s’aventurer.

Une perruche à collier femelle, photographiée ici en Allemagne (photo © Andreas Eichler / CC BY-SA 4.0 / Wikipedia)

Cette invasion de perruches n’est pas propre à Marseille, loin s’en faut. A Bruxelles, où une quarantaine de perruches s’étaient fait la belle du zoo en 1973, on en dénombrait pas moins de 8000 quarante ans plus tard et sans doute autour de 20 000 à Londres… En Île-de-France, leur nombre atteignait un millier en 2008 et avait été évalué à 5000 en 2016 ! En 2019, France 3 se faisait l’écho des recensements réalisés à Marseille, deux fois par an par une docteur en écologie, Marie Le Louarn, près des trois principaux dortoirs où les perruches se rassemblent chaque soir pour passer la nuit en groupe dans les platanes de la place Rabatau notamment, mais aussi à Aubagne. On comptait alors près de 1500 individus et un nouveau reportage de BFM TV début mars 2024 indiquait que ce chiffre avait plus que doublé depuis et qu’on atteindrait désormais les 3500 individus dans le ciel de Marseille et sa proche banlieue !

Une conure veuve, photographiée ici dans le Mato Grosso, au Brésil (photo © Bernard Dupont / CC BY-SA 2.0 / Wikipedia)

Et voilà qu’une autre espèce de perruches les a désormais rejoints et a établi ses quartiers dans le secteur de la passerelle de Plombière, sur la place Burrel, en limite sud du 14e arrondissement. Il s’agit cette fois de perruches-souris, dites aussi conures veuves, ou Myiopsitta monachus de leur nom scientifique. Originaire d’Amérique du Sud, cette espèce de perruche, particulièrement colorée, a déjà colonisée une bonne partie des USA et est désormais présente dans les jardins publics d’un grand nombre de villes européennes. On en voir aussi en liberté à Montpellier ou à Toulon, mais aussi à Barcelone, Rome, Athènes ou Bruxelles.

La particularité de cette dernière espèce est son habitude de construire d’énormes nids collectifs à plusieurs entrées, constitués d’un incroyable enchevêtrement de brandilles et petits branchages, qui peuvent atteindre plusieurs mètres de diamètre et peser jusqu’à 200 kg. De quoi inquiéter vaguement les riverains qui voient ces énormes amas faire ployer au-dessus de leur tête les branches de platanes déjà envahies de tigres.

Perruches près de leur nid à Marseille (photo © Gilles Bader / La Provence)

L’espèce vit en couple et les femelles pondent deux fois par an en moyenne 5 à 6 œufs, de quoi expliquer la forte croissance de l’espèce qui s’installe durablement dans le paysage marseillais, aux côtés des perruches à collier, plus nombreuses, qui vivent aussi en colonies mais font plutôt leur nid dans les anfractuosités des troncs de platanes, et de quelques perruches mitrées que l’on reconnait à leur tête tachetée de rouge qui dénote franchement de leur plumage d’un vert éclatant. Chez ces oiseaux-là, on aime se faire remarquer, ce qui explique peut-être pourquoi ils se sont aussi facilement acclimatés à l’ambiance marseillaise. Au point d’ailleurs que certains considèrent ces espèces parfaitement exotiques comme vaguement envahissantes, sources de nuisances sonores lorsqu’elles piaillent en chœur en regagnant leur dortoir chaque soir, mais aussi génératrices de nombreuses fientes sur l’espace public, et volontiers chapardeuses des baies, petits fruits, graines et jeunes pousses dont elles se nourrissent.

Perruche à collier confortablement installée dans un arbre creux pour nicher (photo © Franck Vassen / Flickr / Reporterre)

Considérées comme nuisibles pour les cultures en certains endroits de la planète, ce n’est pour l’instant pas le cas en France, surtout dans l’environnement urbain marseillais. Une vaste étude menée en 2019 a d’ailleurs conclu que cette augmentation spectaculaire des perruches en Europe ne pose pour l’instant pas de problème spécifique de concurrence avec les espèces locales, même si l’on subodore une certaine concurrence sur l’accès aux cavités arboricoles favorables pour nicher, en particulier avec une espèce de chauve-souris, la Grande Noctule. Mais pour la nourriture, les perruches, bien que plus imposantes que nombre d’espèces locales, tel le moineau, la mésange ou le rouge-gorge, ne semblent pas constituer une menace, pas plus en tout cas que les pies ou les tourterelles déjà bien implantées dans le paysage.

L’implantation de ces oiseaux exotiques dans les platanes de la cité phocéenne est donc probablement partie pour durer et tout laisse penser que désormais la perruche, comme la cagole, fait partie du paysage urbain marseillais…

L. V.

Alfons MUCHA, notes biographiques

16 mars 2024

Organisée en collaboration avec la Fondation Mucha à Prague, l’Hôtel de Caumont, à Aix-en-Provence, consacre cette année et jusqu’au 24 mars 2024, son exposition d’hiver au grand maître de l’Art nouveau, Alphonse Mucha (1860-1939). Plusieurs membres du Cercle progressiste carnussien ont visité cette exposition exceptionnelle, sous la conduite de Michel Motré qui avait préparé pour cela quelques notes biographiques. Leur version complète illustrée de nombreuses œuvres de l’artiste est accessible ici.

En voici les principaux repères qui retracent le parcours de cet artiste prolifique et visionnaire qui s’est adonné à de multiples domaines comme les affiches, la publicité, la décoration intérieure ou encore le théâtre de la Belle Époque, avec un style très particulier où se mêlent Art nouveau, mysticisme, symbolisme et identité slave.

Détail de l’affiche de l’exposition Mucha à l’hôtel de Caumont – Les Arts « la danse », lithographie en couleur de 1898, 60 x 38 cm, Prague (source © Fondation Mucha / Alfons Mucha / Caumont – centre d’art)

Alphons MUCHA nait en Moravie en 1860 et meurt à Prague en 1939.

Les débuts

Son aptitude au chant lui permet de poursuivre son éducation à Brno, la capitale Morave. Il dessine et lors d’un voyage il rencontre le dernier représentant de la peinture sacrée baroque dont les fresques d’Utsi et de Prague le marquent profondément. En 1875, de retour dans sa ville natale, après des travaux de greffier, il tente le concours d’entrée à l’Ecole des Beaux-Arts de Prague et échoue. En 1879, après avoir réalisé quelques travaux décoratifs pour le théâtre, il émigre à Vienne afin de travailler pour la plus grande entreprise de théâtre de la ville et continue sa formation artistique. Il voyage et gagne sa vie comme portraitiste. C’est en 1881 que le Comte Karl Khuen Belasi le charge de décorer son château d’Emmahof puis il travaille pour le frère du Comte, Egon. En 1885 Egon finance ses études à Munich puis à Paris.

Affiche créée par Mucha pour Gismonda, avec Sarah Bernardt en 1894, lithographie en couleurs, 216 x 74,2 cm (source © Fondation Mucha / Alfons Mucha / Caumont – centre d’art)

La période parisienne

Dès ses débuts à Paris, il photographie ses modèles qui serviront à réaliser ses illustrations. A Paris, Mucha continue ses études dans des Académies (dont Julian où il rencontre Paul Sérusier). Il produit une revue, dessine pour des journaux, illustre des catalogues et des livres. Le parrainage du Comte Egon ayant pris fin après son suicide, Mucha cherche et trouve du travail en qualité d’illustrateur par la maison Armand Colin. Il s’installe près de l’académie au-dessus d’un restaurant pour lequel, avec son ami Sleweski, il décore la façade.

Seul artiste disponible chez son imprimeur Lemercier, il est sollicité le 24 décembre 1894 par Sarah Bernardt pour réaliser l’affiche publicitaire pour Gismonda, la pièce qu’elle doit jouer au Théâtre de la Renaissance début janvier 1895 ! Défi relevé, le 1er janvier 1895, les murs de Paris se couvrant des affiches qui sont appréciées. Sarah Bernardt l’engage pour six ans. Il réalisera ainsi, dans son style si personnel, les affiches pour Lorenzaccio, La Dame aux Camélias (1896), Hamlet et Médée (1898).

Parallèlement, il dessine d’autres affiches pour le papier à cigarettes JOB (1897) et Nestlé (1898) ainsi que des boites à biscuits pour Lefèvre-Utile (LU). Il compose des panneaux décoratifs, des calendriers et des programmes en recourant à ses thèmes préférés : la femme, les fleurs, les saisons, les heures… Il crée beaucoup : des bijoux (bracelet au serpent) ; des illustrations dont celles pour Islée, princesse de Tripoli de Robert de Flers (1897).

Durant ces années, outre Sérusier, il côtoie Gauguin, Toulouse Lautrec et de nombreux peintres. Mucha est sollicité pour l’exposition universelle de Paris de 1900 où il est chargé de la décoration du Pavillon de la Bosnie-Herzégovine ainsi que de la création d’affiches et autres éléments de communication (menu) pour le pavillon autrichien. Pour cela, il reçoit la médaille d’argent. En 1901, il conçoit la bijouterie Fouquet à Paris qui a été démontée puis reconstituées au musée Carnavalet de Paris.

Publicité pour le champagne Moët et Chandon Grand Clément Impérial créée par Mucha en 1899, lithographie en couleurs, 60 x 20 cm (source © Fondation Mucha / Alfons Mucha / Caumont – centre d’art)

Alfons Mucha est un artiste majeur de l’Art nouveau. Multiforme et international, le mouvement Art nouveau est celui des courbes et des arabesques. Librement inspiré par la nature, privilégiant aussi le thème de la femme, il est un pur produit de la Belle Époque (1890–1914). En France, c’est surtout Hector Guimard qui l’incarne, au travers des bouches de métro dont il est l’architecte, et l’École de Nancy, autour d’Émile Gallé. Céramiques, meubles, objets d’art, verreries…

L’Art nouveau offre un véritable univers esthétique idéalement mis à la portée de tous. L’un de ses apports majeurs est d’avoir fait tomber la barrière traditionnelle entre arts majeurs et arts mineurs, en élevant par exemple l’affiche aux rangs des beaux-arts.

« La symétrie n’est nullement une condition de l’art, comme plusieurs personnes affectent de le croire ; c’est une habitude des yeux, pas autre chose. » Hector Guimard

Alfons Mucha, Slavia tempera sur toile, 154 x 92,5 cm, 1908, Musée de Prague (source © Arthive)

Le séjour aux États Unis 1904 – 1910

Mucha quitte la France avec sa femme et rejoint les USA. Son séjour dure 5 ans. Il enseigne à l’Art Institute de Chicago. Il peint à l’huile mais sans succès et produit des affiches et des illustrations ainsi que les décors du German Théâtre de New York 1908. En 1909, il réalise les affiches de Leslie Carter et de Maud Adams (Jeanne d’Arc) : forts dessins au fusain et finesse des dessins au pastel.

Alfons Mucha travaillant sur l’une des peintures murales du salon du maire de la Maison municipale de Prague en 1910-1911 (source © Fondation Mucha / Alfons Mucha / Caumont – centre d’art)

Retour au pays

En 1910, il retourne dans son pays qui deviendra la Tchécoslovaquie en 1919. Il crée des timbres postaux et des billets de banque pour le nouveau pays et réalise de grandes peintures décoratives critiquées par les artistes modernes (contemporains). Humaniste, il est sensible aux misères du monde et des hommes.

Alfons Mucha, La célébration quand les dieux sont en guerre, le salut est dans les arts, huile sur toile, 610 x 810 cm, 1912, Musée de Prague (source © Institut Illiade)

Il travaille alors à un grand ensemble, « l’Épopée Slave ». Ce sont de grades toiles historiques qui conjuguent tradition, folklore et symbolisme. Ces œuvres sont exposées à l’étranger et sont maintenant conservées au musée de Prague.

Depuis 1938 il souffre de la pneumonie. Il est arrêté par les allemands qui ont envahi la Tchécoslovaquie pour son appartenance à la franc-maçonnerie. Il meurt en juillet 1939.

M. Motré

Le rire est le propre de l’Homme, quoique…

23 janvier 2024

La formule est bien connue de tous les bacheliers depuis que le médecin François Rabelais l’a affirmé dans le prologue de Gargantua, publié dans le mitant du XVIe siècle sous son pseudonyme transparent d’Alcofribas Nasier : « le rire est le propre de l’homme ». Une manière pour lui de bien préciser que son histoire de « la vie très honorifique du grand Gargantua, père de Pantagruel » est avant tout un roman comique, plein de verve et de truculence, digne de l’esprit potache d’un ancien carabin, mais dont le ton débridé et souvent outrancier des « propos torcheculatifs » cache bien des réflexions plus profondes par exemple sur les principes d’écoute, d’ouverture et d’équilibre dans les approches éducatives, ou sur les vertus de la diplomatie et d’une certaine bienveillance pour venir à bout des « guerres picrocholines ».

Rire en famille, quoi de plus humain ? (source © Hominidés)

Le rire, même gras, sert donc le propos de l’humaniste qu’est Rabelais et lui permet de faire passer, sous un travestissement de roman picaresque et quelque peu déjanté, bien des idées iconoclastes, y compris sur la fondation de sa fameuse « abbaye de Thélème » dont la devise est « Fay ce que tu vouldras ». De là à prétendre que seuls les hommes savent s’amuser, même Rabelais ne s’y serait sans doute pas risqué. Il suffit de voir comment un chiot ou un chaton est capable de facéties. Les primatologues ont tous observés chez les grands singes, et notamment parmi les sujets les plus jeunes, à quel point leurs mimiques faciales, dans certaines circonstances, ressemblent à s’y méprendre à un bel éclat de rire.

Un chimpanzé hilare (source © Muséum national d’histoire naturelle)

Pour ceux qui auraient du mal à s’en convaincre, on ne peut que conseiller de visionner une très brève séquence vidéo tournée par un couple de visiteurs en 2015 au zoo de Barcelone et qui a fait le buzz sur les réseaux en 2015. On y voit un homme assis devant la vitre qui sépare le public de l’enclos des singes. Derrière la vitre, une jeune femelle orang outang le surveille d’un œil. Le visiteur lui montre un gobelet dans lequel il plonge un objet, probablement un fruit de platane ramassé à terre.

Il ferme le gobelet et le secoue ostensiblement devant le singe qui le suit avec un intérêt croissant et en ouvrant de grands yeux. Le visiteur cache le gobelet et enlève discrètement l’objet avant de remettre le verre fermé sous le nez de l’orang outang qui se demande manifestement où il veut en venir avec ses grands gestes théâtraux. L’homme ouvre le couvercle et montre au singe le gobelet désormais vide : un tour de magie un peu frustre mais indéniablement réussi. Le singe regarde le gobelet perplexe puis éclate de rire et tombe à la renverse en se tapant sur les cuisses.

Bien sûr, aucun son ne sort de la bouche de l’orang outang isolée derrière sa vitre, mais ses mimiques ressemblent tellement à celles d’un humain confronté à une situation des plus comiques, qu’il paraît bien difficile de prétendre que nos cousins les orangs outangs n’ont pas le sens de la plaisanterie au moins aussi développé que bien de nos congénères.

Certes, un singe enfermé dans un zoo vit au contact des hommes et peut acquérir par mimétisme certaines de nos attitudes mais force est de constater, en regardant en boucle cette vidéo devenue virale, et d’autres montrant qu’un singe ne reste pas indifférent à un tour de magie bien fait et qu’il peut très bien apprécier le comique de situation qui provient du décalage inattendu entre le déroulement d’une action et son dénouement imprévu. De quoi renforcer encore le sentiment de familiarité voire de connivence que l’on peut ressentir face certains de nos animaux de compagnie et, peut-être plus encore, en présence de ces singes qui nous ressemblent tant…

L. V.

Téléthon 2023 : Le CPC s’investit

16 décembre 2023

Cette année, pour la sixième fois, le club de lecture « KATULU ? », composante du Cercle Progressiste Carnussien, a organisé une séance publique, le 30 novembre 2023, consacrée à la présentation de romans sélectionnés par les lectrices sur le thème : « Fiction-Réalité ».

En plus de l’intérêt littéraire de cette manifestation, le public a pu exprimer sa générosité au profit de l’AFM-Téléthon car cette séance était inscrite au programme des manifestations 2023 organisées par la « Force T » en collaboration avec la ville de Carnoux-en-Provence : une quarantaine de participants, 100 tickets de tombola vendus.

Présentation de 5 œuvres littéraires par les membres de Katulu ? le 30 novembre 2023, dans la salle du Clos Blancheton à Carnoux (photo © CPC)

L’introduction de cinq livres a été faite par un diaporama où, dans des extraits d’interviews collationnés par un membre du CPC, les auteurs se sont exprimés sur leur intention d’écriture : les uns ont illustrés la place grandissante du Virtuel et de l’Artificiel dans nos sociétés (Les enfants sont roisAdmirable), les autres la soif d’une réalité maîtrisée, métamorphosée, transfigurée grâce à la poésie (Mahmoud ou la montée des eaux), par la science (Des fleurs pour Algernon), ou par l’histoire via l’uchronie (Civilizations).

Extrait de la vidéo présentée par le Cercle progressiste de Carnoux à l’occasion de la séance publique Katulu ? du 23 novembre 2023 (photo © CPC)

Ces romans mêlent, entremêlent des visions où le passé, le présent, le réel, l’irréel et le virtuel se fondent. L’écriture se veut prophétique, elle enchante l’utopie, adoucit le mal par la poésie. Enfin elle rend à nos auteurs leur rôle et leur pouvoir ainsi que le définit Le Clezio : « l’écrivain n’est le garant de rien d’autre que de la vie dans le langage, invention la plus extraordinaire de l’humanité, elle précède tout. »

Le stand de vente de livres d’occasion tenu par le Cercle progressiste de Carnoux le 1er décembre 2023, dans le gymnase du Mont Fleury à Carnoux (photo © CPC)

La participation au Téléthon s’est prolongée le lendemain soir, 1er décembre 2023, à la salle du Mont Fleury, où le CPC a tenu un stand de vente de livres d’occasion, venant de dons de Carnussiens : livres pour la jeunesse, livres d’art, romans, vendus entre 1 et 3 euro pièce.

La somme de 315 euros a ainsi été collectée et remise au Téléthon par le CPC, somme modeste diront certains, mais ce sont les petits ruisseaux qui font les grandes rivières !

Merci à tous ceux qui ont donné de leur temps et de leur énergie pour l’organisation de cette manifestation. Merci à tous ceux qui par leur présence et leur générosité permettent que le Téléthon continue d’apporter l’espérance à tous ceux qui souffrent.

M. A. Ricard

Pour aller plus loin dans la découverte de ces 5 livres :

Katulu ? n° 70

13 décembre 2023

Le cercle de lecture carnussien Katulu ? rattaché au Cercle progressiste carnussien, se réunit chaque mois pour échanger sur ses lectures et partager ses découvertes. Si vous aussi vous avez plaisir à lire et envie de venir discuter, en toute convivialité, de vos derniers coups de cœur tout en découvrant de nouveaux auteurs, n’hésitez-pas à nous rejoindre.

Voici en attendant, un petit aperçu des dernières notes de lectures du groupe, dont il a été question au cours du troisième trimestre 2023, l’intégralité de ces notes étant accessible ci-dessous :

Vivre vite

Brigitte GIRAUD

Le Prix Goncourt 2022 a été attribué à Brigitte Giraud pour « Vivre vite » ! Dans ce roman autobiographique, l’autrice analyse, vingt ans après la mort de son mari dans un accident de moto, les circonstances malheureuses, les mauvais choix qui ont conduit à ce malheur dont elle a eu beaucoup de mal à se remettre. Elle attribue à la maison achetée depuis peu une place primordiale à l’enchaînement des faits qui ont conduit au drame.

Cet écrivain nous permet, grâce au récit, de passer de l’intime, du particulier à un roman vers l’Universel, qui touche tout le monde et nous fait réfléchir sur notre vie dans la société actuelle, notre civilisation où « Vivre vite » est souhaité pour être efficace et rentable.

Josette J.

Au soleil redouté

Michel BUSSI

Ce roman est, pour reprendre la formule d’un critique, « un huis clos à ciel ouvert ».

L’intrigue est amorcée par un concours organisé par les éditions Servane Astine de Paris. Intitulé Plumes lointaines, il s’adresse à des lectrices tentées par le gain d’une invitation exceptionnelle à un atelier d’écriture encadré par l’écrivain Pierre-Yves François, célèbre auteur de best-sellers. Le lieu de l’atelier fait rêver puisqu’il se situe en Polynésie sur l’île d’Hiva Oa qui fait partie des îles Marquises, l’archipel polynésien connu notamment pour avoir été le lieu de séjour de Paul Gauguin puis de Jacques Brel. Le titre Au soleil redouté est d’ailleurs un extrait de la chanson Les Marquises, créée par Jacques Brel en 1977.

Outre l’écrivain animateur de l’atelier d’écriture dont l’intérêt pour les femmes n’est pas un secret, on fait la connaissance de cinq femmes. Martine de Belgique, mamie connectée. Éloïse, une belle femme brune dont la nostalgie confine à la tristesse. Clémence, la bonne élève qui a pour ambition d’être éditée. Marie-Ambre, qui détonne par son snobisme, est accompagnée de sa fille Naïma de 16 ans. Enfin, Faryène, d’origine scandinave, est commandante de police, et voyage avec son mari Yann, gendarme.

Ce roman de près de 500 pages, qui nous entraîne au cœur de la forêt tropicale, intrique plusieurs contenus que l’auteur tisse avec subtilité. La trame est construite à partir de la première consigne donnée aux lauréates par Pierre-Yves François qui engage chacune à écrire dans son journal, outre ce qu’elle perçoit, ressent, sa réponse ou ses réponses à la question : « Avant de mourir, je voudrais … ».

La forme du livre conjugue des pages de ces différents journaux avec le récit dans lequel l’auteur sème des indices qui ne prendront sens qu’au terme de la lecture. Il nous fait ainsi découvrir cinq étranges statues typiques des Marquises (les tikis) qui symbolisent la gentillesse, l’intelligence, l’argent, la créativité et la mort, et qui étrangement ressemblent aux apprenties écrivaines. Il y a aussi l’histoire d’un tatoueur, et comme fil conducteur, une disparition qui va transformer le séjour en un jeu meurtrier dans lequel Yann le gendarme et Maïna l’adolescente se retrouvent pour tenter d’élucider un mystère qui ne se révélera qu’à la fin du roman.

Au soleil redouté, c’est un peu « Dix petits nègres » aux Marquises, mais elles ne sont que cinq !

                                                                       Michel M.

La nuit tombée

Antoine Choplin

Un tout petit roman d’une incroyable douceur pour une virée à « la nuit tombée » dans la ville fantôme qu’est Tchernobyl

Gouri, écrivain, poète, réfugié à Kiev, s’est lancé dans un projet fou. Derrière sa vieille moto, il a ficelé tant bien que mal une remorque, roule et s’enfonce dans des zones toujours contaminées autour de Tchernobyl. Maisons murées ou effondrées, la nature qui survit, ces signes mystérieux et inquiétants qui disent que le danger est toujours là.

En route il retrouve Iakov qui est retourné « nettoyer » la zone, à la demande des autorités et qui le paie désormais au prix fort. Un instant, il trouve l’énergie pour se souvenir de l’avant, des scènes sidérantes se reconstituent pour dire l’innommable… Et puis il y avait eu cette hébétude, le 3ème jour. Eux tous, lestés du strict nécessaire. Évacués…

Gouri réussit à s’introduire à Pripiat, sa ville, malgré les barbelés, les rondes des gardiens. Son appartement a été pillé comme tant de maisons, de bâtiments publics. « Des trafiquants, des bandits, des gros bras. Dans ce coin là ils font ce qu’ils veulent. Vaut mieux pas les croiser. »

Il est venu dans un but bien précis, pour pas grand-chose… Récupérer la porte de la chambre de sa fille bariolée de ses dessins d’enfants, sa fille aujourd’hui adolescente malade, contaminée.

Cette histoire forte, ramassée, s’achève au lever du jour. Sans drame il rentre à Kiev

Tout ce texte est ainsi tissé par l’écriture pudique de l’auteur, tout en retenue. L’horreur de cet événement est dit par ellipses. Il y a une poésie à la fois lumineuse et saisissante qui dit simplement le drame humain qui s’en est suivi pour des milliers de familles : « il y a eu la vie ici / il faudra la raconter à ceux qui reviendront / et s’en souvenir nous autres en allés »…

                                                                                                          Marie-Antoinette

Les huit montagnes

Paolo Cognetti

Ce récit est avant tout un parcours initiatique, une histoire de vie et d’amitié entre deux garçons du même âge que tout sépare, Pietro, un garçon de Milan, et Bruno, un montagnard. Pietro est un enfant de la ville. L’été ses parents louent une maison à Grana, au cœur de la vallée d’Aoste. Là-bas, il se lie d’amitié avec Bruno, un vacher de son âge. Tous deux parcourent inlassablement les alpages, les forêts et les chemins escarpés dans cette nature sauvage, près du Mont Rose, si bien décrite. Le garçon découvre également une autre facette de son père qui, d’habitude taciturne et colérique, devient attentionné et se révèle un montagnard passionné.

Vingt ans plus tard il revient sur les traces de ce passé, après avoir refusé à l’adolescence de suivre son père sur les sentiers d’altitude et s’être éloigné de cette montagne de l’enfance pour s’inventer sa propre vie. Ce père lui a légué un terrain à 2000 m d’altitude, avec une ruine adossée à la roche sur un aplat surplombant un lac de montagne.

Il retrouve son ami d’enfance, devenu maçon qui l’aidera à reconstruire cette maison et découvre que celui-ci était devenu très proche de son père, comblant le vide laissé par son absence. Quel message, ce père taiseux, dont il ignore le passé, a-t-il voulu lui envoyer ?

Un livre de vie puissant, où le désenchantement et le doute sans cesse se confrontent à l’émerveillement et à l’espoir dans les décors majestueux du val d’Aoste. Où la nature y est décrite avec beaucoup de justesse et de poésie. Dans une langue pure et poétique, Paolo Cognetti mêle l’intime à l’universel. Il signe un grand roman d’apprentissage et de filiation.

                                                                                               Dany

Triste Tigre

Neige Sinno

Le sujet : son viol par son beau-père. Les faits datent des années 1986 à 1991, entre ses 7 ans ou 9 ans jusqu’à ses 14 ans, selon la plainte déposée en justice. Neige Sinno évoque ici un viol reconnu par la justice et par le coupable lui-même et qui a abouti à une peine de 9 années de prison, ce qui est un verdict exceptionnel.

TRISTE TIGRE bénéficie d’une large couverture médiatique en cette rentrée littéraire. Le succès est mérité, justifié par le parti pris d’un style original. Comme beaucoup d’autres récits de ce genre il s’appuie sur l’outil autobiographique mais sans suivre une ligne linéaire ou chronologique. L’auteur illustre son propos de références littéraires nombreuses.

Les faits sont exposés, revisités selon l’éclairage de plusieurs regards, de différentes époques dans un style humble et émouvant. Reflet d’une obsession, d’un questionnement douloureux et inassouvi. Neige Sinno ne raconte pas volontiers le déroulement sordide du viol, malgré un style cru, le ton reste pudique, honteux.

Elle pose évidemment le problème du consentement. Ce moment d’ « extrême violence sans violence », les zones grises, les franges d’incertitude. Il reste toujours l’humiliation. Les conséquences du viol sont l’ébranlement systémique des fondements de l’être, conduisant au suicide parfois, au développement possible de maladies futures. Ainsi ses kystes et son cancer des ovaires sont « sa poche de larmes ». Elle constate : « même si on s’en sort, on ne s’en sort pas vraiment ».

Dans ses rapports avec la société elle énonce : « La parole fait la réputation, la dénonciation l’opprobre ». Elle ajoute : « Il faut être prêt à perdre beaucoup de choses quand on décide de parler ». Dans son cas, son approche de la littérature ne l’a pas sauvée

Ce livre témoin de ce Tigre sorti de sa cage, ce livre qui manie l’introspection, le réquisitoire, le démonstratif, le didactique, le journalistique, la poésie, ce livre nous entraîne dans des mondes irréconciliables, inconciliables. Sauvage ou lisse en apparence l’auteur tisse avec nous lecteurs, des liens invisibles. Des liens avec nos fantômes, ou des frères de croisade et nous enjoint de « trébucher, mais ne pas tomber ».

                                                                                   Nicole

Les enfants sont rois

Delphine de Vigan

Sous forme de thriller, Les enfants rois met en scène de jeunes enfants victimes de l’addiction des adultes aux réseaux sociaux. L’action, située entre 1986 et 2030, met en parallèle la vie de deux jeunes femmes contemporaines.

Mélanie Claus naît en 1986 dans le Sud-Ouest. En 2001, la famille suit avec passion l’émission télévisée « love-story » qui met en vedette Loana. Mélanie se rêve alors en héroïne de téléréalité. En 2011, elle épouse Bruno et cesse de travailler à la naissance son petit garçon Sammy. Trois ans plus tard, à la naissance d’une fille appelée Kinny, la famille s’embourgeoise et s’installe à Chatenay-Malabry, banlieue aisée de Paris.

Clara Roussel, quant à elle, naît à Paris la même année. Fille unique de parents intellectuels, contestataires et activistes qui l’emmènent très jeune dans les défilés et les manifestations populaires. Après des études brillantes en fac de droit et un succès au concours de l’école de police, Clara réalise son rêve en entrant à « la Crim » comme procédurière, et s’investit profondément dans un boulot pour lequel elle renonce à toute romance intime.

Mélanie adore sa famille mais s’ennuie dans la routine. Découvrant les réseaux sociaux, elle met en scène son fils Sammy dans une première vidéo qui remporte un certain succès. Elle y ajoute bientôt bébé Kinny. L’affaire est lancée. C’est une véritable entreprise dont la réussite met la famille au rang des millionnaires.

Mais quel retentissement sur la santé mentale et affective des enfants ? Un jour, la petite Kinny, âgée de six ans, disparaît. Clara Roussel, chargée de l’affaire, désire travailler avec discrétion mais les réseaux sociaux ne tardent pas à se mêler de l’affaire….

Delphine de Vigan met en lumière le « rôle du virtuel » dans la réalité de la « vie réelle ». Des situations extrêmes qui ouvrent une réflexion sur notre société privilégiant le vivre en virtualité et bientôt le rôle de l’intelligence artificielle.

                                                                                                          Roselyne

Pierre Dac, toujours d’actualité ?

1 septembre 2023

A Paris, le musée de l’art et de l’histoire du judaïsme, situé dans le Marais, organisait jusqu’au 27 août 2023, une exposition rétrospective intitulée « Le Parti d’en rire », en hommage à l’humoriste et homme de radio, Pierre Dac, décédé en 1975 d’un cancer du poumon après avoir fumé toute sa vie, lui qui considérait que « la mort n’est, en définitive, qu’un défaut d’éducation puisqu’elle résulte d’un manque de savoir-vivre ».

Pierre Dac en 1953 (photo © AGIP / BelgaImage / La Libre Belgique)

Une mort qu’il avait appelé de ses vœux à plusieurs reprises puisque celui qui est passé à la postérité (alors qu’il avait toujours estimé qu’il valait mieux « passer hériter à la Poste ») pour son humour pince-sans-rire, ses calembours loufoques et son goût immodéré pour les pitreries, a fait au moins quatre tentatives de suicide, suite à la mort de son frère, tué lors de la guerre de 1914-18, mais aussi plus tard, après la Libération, alors qu’il avait du mal à se faire une place dans le monde de la radio malgré son auréole de grand résistant pour avoir incarné la voix des Français de Londres.

Ce fils d’un boucher juif alsacien réfugié à Châlons-sur-Marne après la guerre de 1870, a été lui-même combattant et plusieurs fois blessé lors de la Première guerre mondiale. Renvoyé du lycée à 15 ans pour son goût immodéré des farces qui l’avait amené à accrocher un hareng saur à l’habit de son prof de maths, il fait de multiples petits boulots à Paris avant de se produire comme chansonnier d’actualité dans les années 1920 et d’adopter du coup le pseudonyme de Pierre Dac en lieu et place de son nom d’André Isaac. Il anime à partir de 1935 plusieurs émissions de radio à succès dont La société des Loufoques, avant de créer en 1938 le journal satirique, L’os à moelle, organe officiel des loufoques, bel exemple de parodie de presse. Francis Blanche y fait ses débuts en rédigeant des publicités pour des « porte-monnaie étanches pour argent liquide » ou de « la pâte à noircir les tunnels ».

Pierre Dac à Radio Londres pendant la Guerre (source © AFP / Radio France)

Il met près de 2 ans, après de longues périodes d’incarcération en Espagne, pour parvenir à rejoindre Londres où il participe à partir d’octobre 1943 aux émissions « Les Français parlent aux Français », et se lance, après la Libération, dans le cabaret et le théâtre avec des acteurs comme Robert Lamoureux puis Francis Blanche. C’est avec ce dernier qu’il crée en 1957 le sketch irrésistible Le Sâr Rabindranath Duval, une parodie de séance de divination en music hall, et qu’il lance les célèbres feuilletons radiodiffusés Malheur aux Barbus, Signé Furax, puis Bons baisers de partout.

Le fameux sketch du Sâr Rabindranath Duval, avec Francis Blanche (source © INA / YouTube)

Le 11 février 1965, Pierre Dac fait le buzz en présentant sa candidature à l’élection présidentielle face au général de Gaulle, entouré de son futur cabinet ministériel constitué notamment de Jacques Martin, Jean Yanne et René Gosciny, tous membres du MOU, le Mouvement ondulatoire unifié dont le slogan « Les temps sont durs, votez MOU ! » fait se gondoler la France entière. A tel point que l’Elysée s’inquiète de la popularité grandissante du candidat et lui demande discrètement de se retirer. Ce qu’il fait illico en se justifiant ainsi : « Je viens de constater que Jean-Louis Tixier-Vignancour briguait lui aussi, mais au nom de l’extrême droite, la magistrature suprême. Il y a donc désormais, dans cette bataille, plus loufoque que moi. Je n’ai aucune chance et je préfère renoncer ». Un beau pied-de-nez de la part de ce fin analyste de la vie politique française qui avait ainsi théorisé la « Géométrie politique : le carré de l’hypoténuse parlementaire est égal à la somme de l’imbécillité construite sur ses deux côtés extrêmes »…

Pierre Dac et Francis Blanche en 1959 (photo © Philippe Bataillon / INA / RTL)

Un aphorisme comme Pierre Dac en a laissé des centaines, tous plus loufoques les uns que les autres, à l’instar de ses sketches désopilants dont celui où il se présente en scientifique austère et sûr de lui décrivant dans ses moindres détails le fonctionnement de sa dernière invention, le Biglotron, « dernier-né de la technique expérimentale d’expression scientifique d’avant-garde » : « Entièrement réalisé en matière agnostique, autrement dit, pour éclairer le profane, en roubélure de plastronium salygovalent, il se présente sous la forme néo-classique d’un tripode-solipède rectangle, c’est-à-dire d’un ictère octo-polygonal à incidence ipso-facto-verso-rectométrique ».

Et de détailler, de l’air blasé du spécialiste qui s’efforce d’expliquer l’évidence à des néophytes : « on distingue dans le premier circuit, le Clebstroïde qui, isolé du pi-aixe de l’intrudmon par une armature en fignabulose ignifuge, agit par capillarité médullaire, sur le fiduseur de télédéconométrie différée, lequel, en vertu du phénomène d’osmose ondulatoire érigé en principe par le célèbre physicien Jean-Marie Keske-Lavoulvoule, catalyse en quelque sorte, le Schpoutzmud de dérivation qui, par voie de conséquence, se trouve entraîné par le bugmuch michazérospiroïdal en direction de la zone d’influence de la boustife de relevailles dont le tuyau d’argougnaphonie spéculaire libère un certain volume de Laplaxmol, lequel, comme chacun le sait, n’est autre qu’un combiné de smitmuphre à l’état pur et de trouduckium flitrant sulsiforé ». La suite est à l’avenant, débité d’un ton monocorde avec un débit de mitraillette, et reste un morceau de bravoure du comique de l’absurde.

Le Biglotron présenté par Pierre Dac (source © INA / YouTube)

Près de 50 ans après sa mort, cette rétrospective récente confirme que Pierre Dac reste d’actualité, comme son nom de scène devenu patronyme officiel en 1950 le laisse entendre. Ses aphorismes, pour absurdes qu’ils soient peuvent toujours servir à l’instar de conseil de sagesse élémentaire : « Rien de sert de penser, il faut réfléchir avant ». Doté d’une grande imagination, il rendait évidents les concepts géométriques les plus abscons, expliquant ainsi que « le carré est un triangle qui a réussi, ou une circonférence qui a mal tourné », et rendant limpide le fonctionnement de la Justice en rappelant que « un accusé est cuit quand son avocat n’est pas cru ». Des références qui ont inspiré bien de ses successeurs, de Raymond Devos à Coluche en passant par Pierre Desproges…

L. V.

Quand la presse parodie la presse…

31 juillet 2023

Les pastiches littéraires ont longtemps eu bonne presse, bien des auteurs se délectant d’écrire, à la manière d’illustres écrivains reconnus, des textes qui n’ont rien à voir avec les œuvres initiales mais dont on retrouve la patte. Certains auteurs tels Paul Reboux s’en sont fait une spécialité, écrivant à la manière de Victor Hugo, de Guy de Maupassant ou de Marcel Proust (qui lui-même se délecta à parodier les frères Goncourt). Les Oulipiens s’en sont notamment régalés, tels Raymond Queneau dans ses Exercices de style, ou Hervé Le Tellier, avec son célèbre Joconde jusqu’à cent, suivi de Joconde sur votre indulgence… La pratique du pastiche littéraire est même devenue un exercice scolaire très prisé de nombreux enseignants tant elle incite à s’imprégner d’un style d’un auteur.

Bandeau d’annonce de l’exposition en cours à la bibliothèque François Mitterrand (source © BNF)

Mais une exposition actuellement en cours à la Bibliothèque de France et intitulée Pastiches de presse, ouverte jusqu’au 29 octobre 2023 en accès libre, montre que l’exercice est loin de se limiter au monde littéraire. La presse elle-même a fait l’objet d’innombrables pastiches souvent parodiques et généralement à usage humoristique, et ceci depuis bien longtemps déjà. Le Journal des refroidis, un magazine qui s’adresse aux morts, date de 1877, tandis que l’Anti-concierge, « l’organe officiel de la défense des locataires » est lancé en 1881, selon le format des journaux de l’époque, seul le contenu parodique voire satirique, indiquant la volonté de faire rire plutôt que d’informer.

Extrait d’un numéro du Journal des refroidis, pour les amateurs d’humour macabre (source © Gallica / BNF)

Les grands titres de la presse ont presque tous fait ainsi l’objet d’un détournement de sens. Dès 1923, le journal La Croix voit fleurir un concurrent au nom de La Croax, tandis que le Figaro inspire en 1974 la sortie du Livaro et que Libération incite en 1985 à la sortie de Laberration… Ce dernier est d’ailleurs toujours consultable en ligne et propose « un regard parodique sur l’économie et le management, mais pas que… ». Les lecteurs de la région PACA y apprendront ainsi avec intérêt que « une réunion extraordinaire du conseil régional de Provence Côte d’Azur a permis de voter à l’unanimité la possibilité, pour les habitants de la région, d’acheter des véhicules dépourvus de clignotants. En effet, d’après les statistiques officielles établies par le CONAR (Centre Opérationnel National d’Analyse Routière), le clignotant n’est plus utilisé que par 0,45986 % des automobilistes de la région PACA »…

Un exemple d’information décalée de Corse Machin (source © Facebook / Corse Machin)

Citons aussi l’Os à moelle, le journal satirique lancé en 1938 par Pierre Dac, avec ses brèves déjantées et ses fausses publicités, dont s’inspirera plus tard Hara-Kiri notamment. Lancé en 1960, ce dernier a intégré dans certains de ses numéros une rubrique intitulée « L’atelier du faux », rassemblant des parodies de journaux connus de l’époque, se moquant allégrement de la presse à scandale comme des actualités politiques, de la presse féminine ou de l’actualité sportive.

Dans les années 1980, le groupe humoristique des Jalons, fondé par Bruno Tellenne (alias Basile de Koch) et ses frères Marc (alias Karl Zéro) et Éric (Raoul Rabut), ainsi que sa femme Virginie (Frigide Barjot) et sa belle-sœur (dite Daisy D’Errata), lance à son tour la publication de pastiches de titres célèbre, dont Le Monstre, qui parodie à s’y méprendre un numéro du Monde et qui est vendu en kiosque comme bien d’autres numéros parodiques du groupe. Même l’hebdomadaire satirique bien connu, le Canard enchaîné a été parodié par un pastiche titré le Cafard acharné.

La une du Cafard acharné de février-mars 1994, parodie du célèbre Canard enchaîné, à l’époque d’un certain Édouard Balladur… (source © BNF)
Le Gorafi, un support parodique dont il ne faut pas prendre toutes les informations au pied de la lettre… (source © Gorafi)

Et la veine est bien loin de se tarir avec le développement d’internet et des outils numériques qui permettent désormais très facilement de produire rapidement et de diffuser très largement des pastiches de qualité, d’où l’explosion du genre. On ne compte plus les sites parodiques de pseudo information qui se sont ainsi créés, à l’image du Gorafi qui se fait ainsi l’écho, en date du 25 juillet 2023, d’un projet audacieux de la Région PACA (encore elle !) qui envisage d’équiper de dispositifs d’auto-tune près de 400 000 cigales munies de micros reliés à des enceintes et des projecteurs full-LED, une initiative  « qui fait aujourd’hui polémique chez les riverains et les défenseurs de la cause animale » mais que le député Jean-Marc Zulesi défend ainsi : « Depuis toujours, les cigales empêchent les gens de dormir. Là, ce sera toujours le cas, mais en attirant des gens qui ne voudront pas se coucher » : un beau projet artistique en perspective en effet !

Du coup, on assiste désormais à un véritable foisonnement en matière de pastiche de presse. Le monde sportif n’en est pas exempt avec la création de la Fédération Française de la Lose qui met en valeur le rapport particulier de notre nation à la défaite, suivie en 2021 par l’Iquipe, pastiche du célèbre journal sportif de référence.

A la une de l’Iquipe du 7 avril 2023 : avant le départ du Tour de France, le peloton testé négatif … au Covid (copie d’écran © L’Iquipe)

Mais la presse régionale n’est pas en reste avec des titres comme Le Courrier Briard, centré sur l’actualité de Seine-et-Marne, présentée sous un angle aussi décalé que satirique et dans lequel le fameux Brie de Meaux prend une importance toute particulière…

Quelques unes de Corse Machin (source © Corse Machin / Tipee)

Mention spéciale aussi pour le titre Corse Machin, lancé en 2015 et rapidement devenu le site régional le plus suivi de l’île malgré (ou grâce à ?) ses titres à l’emporte-pièce, ses publicités détournées et ses analyses totalement loufoques. Un succès qui démontre au moins que les Français ont de l’humour et sont capables d’autodérision même si les témoignages recueillis à l’occasion de cette exposition très fouillée en cours à la Bibliothèque Nationale de France indiquent que nombre de lecteurs de cette presse parodique se font facilement prendre au piège et réagissent vigoureusement pour avoir pris au premier degré les « informations » qui y figurent. Distraire et informer tout en développant l’esprit critique, un noble objectif, tout compte fait, pour ces multiples initiatives de pastiches de presse…

L. V.

Katulu ? n° 69

1 juillet 2023

Le cercle de lecture carnussien Katulu ? poursuit ses activités, toujours aussi épris de partager ses coups de cœur sur les derniers livres découverts par ses membres, au cours du deuxième trimestre de l’année 2023.

Retrouvez ci-dessous l’intégralité des notes de lecture de ces livres. Si vous aussi vous avez envie d’échanger en toute convivialité autour de vos lectures, venez nous rejoindre pour les prochaines réunions qui se tiennent régulièrement à Carnoux-en-Provence !

Vivre vite

Brigitte GIRAUD

Le Prix Goncourt 2022 a été attribué à Brigitte Giraud pour « Vivre vite » ! Dans ce roman autobiographique, l’autrice analyse, vingt ans après la mort de son mari dans un accident de moto, les circonstances malheureuses, les mauvais choix qui ont conduit à ce malheur dont elle a eu beaucoup de mal à se remettre. Elle attribue à la maison achetée depuis peu une place primordiale à l’enchaînement des faits qui ont conduit au drame.

Cet écrivain nous permet, grâce au récit, de passer de l’intime, du particulier à un roman vers l’Universel, qui touche tout le monde et nous fait réfléchir sur notre vie dans la société actuelle, notre civilisation où « Vivre vite » est souhaité pour être efficace et rentable.

Josette J.

Paris-Briançon

Philippe Besson

Dans ce roman, Besson décrit un voyage ferroviaire. « Le train Intercités de nuit n°5789 est prévu à 20 h 52. Il dessert les gares de… et Briançon, son terminus, qu’il atteindra à 8 h 18. ». C’est d’une précision SNCF.

A Paris, dans un des six wagons de ce train, sont montés un couple de retraités, des hommes d’affaires, une mère de famille avec deux enfants, des étudiants. Les motifs qui les ont poussés à choisir ce long voyage de nuit, au lieu d’un TGV plus rapide, sont rationnels et bien expliqués. Les passagers font connaissance selon leurs affinités, se livrant peut-être plus facilement à des confidences, dans ce milieu clos. Que restera-t-il des échanges de la nuit ?

Un réveil matinal dans ce microcosme… et puis c’est l’accident à un passage à niveau : «la collision était inévitable ». On entre en tragédie, avec les médias, les secours, les badauds.

Efficace et sobre, un épilogue de deux pages clôt ce récit intimiste et évocateur. Bien fait, facile à lire. Pourrait faire un scénario.

Roselyne

L’horizon

Patrick Modiano

Jean Bosmans, âgé d’une soixantaine d’années, déambule dans le Paris de 2010. A l’entrée de la petite rue Radziwill, il évoque ses rencontres, quarante ans auparavant, avec Margaret Le Coz qui travaillait comme traductrice d’allemand dans une agence d’intérim et qu’il allait chercher à la sortie des bureaux.

Ils ont 21 ans mais sont tracassés par un passé trouble (des parents indignes pour Jean, un harceleur sexuel pour Margaret). Ils se soutiennent mutuellement pour dominer leur angoisse et leur faiblesse. « Puis le temps passe et ce futur devient du passé ». Cela semble le refrain habituel de P. Modiano. Mais, chose rare, le récit est au temps présent, un présent actif qui a l’horizon comme avenir.

Quarante ans après, un soir que Bosmans est à Berlin, il a l’idée saugrenue de taper sur un clavier : « Margaret le Coz Berlin ». L’adresse, le numéro de téléphone, le fax d’une librairie apparaissent. Il part à pied la rejoindre. A pied… il a le temps, il sait que la librairie ferme tardivement.

Nouveautés : Le temps a plus d’importance que les lieux. L’horizon remplace le passé.

Roselyne

Crépuscule

Philippe Claudel

Un roman historique qui se situe à la fin du 19ème siècle, un roman sombre qui n’est pas sans évoquer le monde actuel fait d’inquiétudes, de peurs, de fantasmes (complotisme).

Le sujet du livre, le fil rouge : comment l’homme écrit-il l’histoire ? Comment l’homme décide-t-il de raconter l’histoire ? La vérité historique est-elle possible ? Comment se fabrique-t-elle ? L’élaboration de contre-vérités, la réécriture de l’histoire ne sont-elles pas une mécanique millénaire ? L’imaginaire rétablit la vérité, cela arrange tout le monde, cela soude le collectif.

Le roman s’ouvre sur un crime dans un petit village de 1 378 habitants où vit une communauté musulmane de 54 âmes, parfaitement intégrée. Le crime n’est pas un crime ordinaire : le curé du village a été tué. Et pourtant cela va devenir « un événement dérisoire ».

Les cinq cents pages du livre analysent le long cheminement des forces occultes, en particulier celles du pouvoir en place qui sent venir sa fin, qui aboutiront à un meurtre collectif.

Crépuscule est un livre d’écrivain : un style poétique, un vocabulaire riche, de longues phrases descriptives, l’art du portrait, l’art de créer l’émotion. Ne pas oublier l’art du suspens : le meurtrier du curé ne sera dévoilé que dans les dernières pages et cela n’est pas sans surprise ! Un livre passionnant par les idées qu’il développe et par l’écriture de l’auteur. Un livre de 500 pages certes mais qu’on ne lâche pas !

Marie-Antoinette

Génération DENIM

Dato Tourachvili

En 1983 en Géorgie, un fait divers tragique révéla au monde entier les agissements de la Russie. L’auteur, Dato Tourachvili, décrit ainsi ambiance morbide qui écrasait les Géorgiens dans leur pays satellite de URSS. Gouvernement, justice et police sont soumis à des contrôles permanents. La population est affamée par des restrictions drastiques. Le peuple n’ose rien mais rêve de retrouver la douceur de vivre dans ce pays tempéré, jadis libre et riche. Les jeunes surtout lorgnent vers la liberté occidentale. Porter un vrai jean en devient le symbole, mais un vrai denim, un jean américain réputé inusable et strictement interdit par les autorités.

Le récit romancé raconte les vies et les espoirs de quelques jeunes gens : fuir leur pays en détournant un petit avion de liaison avec la Turquie voisine. Mal préparée, l’affaire tourne au drame, à l’arrestation des conjurés, à leur procès sommaire et à leur exécution sauvage. Bref et atroce.

Paru en 2008, traduit en français en 2022 et édité chez Robert Laffont, le récit est bien documenté avec photos des étudiants en fin de volume, étude psychologique des protagonistes, étude sociologique d’un pays asservi en reconquête de ses libertés. A lire dans l’ambiance actuelle.

Roselyne

L’ancien calendrier d’un amour

Andreï Makine

Le livre s’ouvre sur la rencontre du narrateur avec un vieil homme à l’entrée d’un cimetière à Nice. Tous deux sont Russes. Le héros Valdas ! Quelle vie ! Quel chemin parcouru depuis ses premiers émois en Crimée à ce monsieur âgé assis sur le banc du cimetière qui va se confier au narrateur.

Valdas a vécu les tourments de l’histoire, d’abord la première guerre mondiale puis la guerre civile de son propre pays qui met à bas toute sa vie. Survivant des massacres entre « Rouges et Blancs » il se réfugiera en France… et ce sera à nouveau la guerre. Mais il garde en lui le souvenir d’une parenthèse qui le bercera toute sa vie, une vie qu’il aurait vécu au sein de « l’ancien calendrier ».

Plus qu’un roman historique, c’est un roman sur l’homme, sur la manière dont les événements, l’Histoire avec un grand H peut se révéler dévastatrice, briser la vie ; et malgré tout celui qui survit, espère et aime encore.

Un livre relativement court qui fait revivre ce vingtième siècle, un siècle chargé en événements violents, surtout quand on est Russe et qu’on a quinze ans en 1913. Et ce qui charme par-dessus tout, c’est l’écriture de l’auteur, à la fois merveille de concision et de puissance évocatrice. Émouvante évocation du deuil. Envoûtante par la magie de ses mots, de son style.

Marie-Antoinette

Une fille en colère sur un banc de pierre

Véronique Ovaldé

L’auteur à travers l’histoire d’une famille sur l’île de Lazza au large de Palerme en Sicile, ausculte au plus près les relations que nous entretenons les uns avec les autres, et les incessants accommodements qu’il nous faut déployer pour vivre nos vies. Un roman comme un conte, ses secrets, ses regrets, ses jalousies, ses culpabilités, jalonnent le texte pointant le portrait d’une famille meurtrie par la disparition d’un de ses membres : Mimi la dernière des quatre filles.

Il y a la peinture d’un village méditerranéen et de ceux qui y vivent, et de celle qui a été répudiée, bannie car désignée coupable. Ambiance de ce coin de Sicile, ses mystères, ses décors. Il y a l’odeur du chèvrefeuille et les stridulations des mésanges, puis il y a les abeilles bombardières. Il y a la brise de mer, les pins…Et il y a ses relations familiales, ses silences. Le passé et ses secrets vont resurgir lors de l’enterrement du père et ce sera le temps de la vérité et celui de la vengeance, insidieuse mais implacable.

La plume est alerte et incisive. L’autrice explore de façon subtile les méandres des tensions familiales exacerbées par une tragédie suggérée pendant tout le roman et dévoilée dans les dernières pages.

Dany

Terminus Malaussène

 Daniel Pennac

Paru chez Gallimard en 2023, neuvième et dernier tome de la série commencée en 1985 avec « Au bonheur des ogres ». Comme le titre l’indique, D Pennac met un point final à sa série-culte avec cette dernière publication. En exergue du livre se trouve l’arbre généalogique de la famille Malaussène et en fin de volume le répertoire de tous les personnages qui ont traversé la série.

Sans rides malgré son âge, Maman préside à trois générations. Les plus jeunes ont monté un coup, pour rigoler, en enlevant un richissime homme d’affaire, et son fils. Hélas la blague tourne au drame. Au fil des pages se dessinent les trafics de drogues, rapts d’enfants, vol d’organes, les paris, la misère, le luxe tapageur, le crime, le dévouement ; le tout soutenu et amplifié par les médias et la pratique des « folks-news ».

Semant ainsi dans l’histoire extravagante quelques idées et sentiments personnels, D.Pennac prépare sa conclusion. Dans une contraction finale apparaît un fil d’Ariane : la Maman et le Pépère symbolisent le bien et le mal dans une vision manichéenne ; celle-ci embellie pour la faconde, le sens du récit, la souplesse et la multiplication des figures de style.

Un feu d’artifice final ! Mais qui ne laisse pas oublier le charme et l’humour des huit récits précédents dans le vieux quartier de Belleville où l’on sentait vibrer l’âme d’une population multiple et pittoresque. 

Il ne fut pas toujours facile de publier une telle extravagance. Porte-parole de D. Pennac, Alceste interpelle Benjamin, page160 et suivantes : « Il paraît que vous trouvez mon bouquin trop marqué par le réalisme magique, Malaussène ? Que vous voulez me faire retravailler ? Vous ? Me faire retravailler ? Moi !… » « Je vous le dis solennellement, si vous tenez à votre santé mentale, ne fréquentez pas les éditeurs. »

Roselyne

PARIS

Yann Moix

Polémiste et écrivain, bien connu à la T.V., Yann Moix donne suite, dans un style perfectionniste, à ses romans Verdun, Reims et Orléans, en racontant la vie d’un jeune homme instruit mais désargenté qui a décidé d’être, quoi qu’il en coûte, un « auteur à succès ».

C’est un roman noir et burlesque sur le milieu snobinard littéraire dans la capitale. Mais on se lasse de ces avatars et on attend en vain le ressenti d’émotions créatrices qui pousseront l’écrivain à peaufiner son œuvre. On se contenterait même d’une idée directrice, d’un élan…

Les éditeurs ne sont guère plus intéressés par l’œuvre enfin achevée, sauf Grasset en 2022 qui accepte le texte pour son style séduisant. Mais l’art pour l’art, est-ce assez pour séduire le lecteur ?

Roselyne

Blanc

Sylvain Tesson

De Menton au bord de la Méditerranée, la traversée des Alpes à ski, jusqu’à Trieste, en passant par l’Italie, la Suisse, l’Autriche et la Slovénie, de 2018 à 2021, à la fin de l’hiver, à raison d’un mois par an. C’est le récit de ce défi que Sylvain Tesson s’était lancé avec son ami Daniel du Lac. « Ailleurs est plus beau que demain », selon la formule de Paul Morand.

Cette épopée est décrite en 4 chapitres, chacun correspondant à l’année où elle s’est déroulée. Dans deux pages d’introduction et deux pages de conclusion Sylvain Tesson nous livre la quintessence de son expérience. Le corps du livre nous fait vivre physiquement les réflexions de ces 4 pages !

L’effort physique : « Dans le vent… on allait, réduit au seul soin d’avancer… Parfois il semblait nous évanouir vivants. Où allait-on ? Peu importait. Pour combien de temps ? Aucune idée. »

la métamorphose des paysages : « Les structures du paysage se métamorphosaient en un motif unique… Ces espaces avaient perdu leurs délimitations pour se dissoudre en un seul principe dont l’absence de singularité garantissait l’éclat. »

la contemplation : hypnose du blanc… « le blanc envahissait l’être, organisait l’oubli… tout s’annulait : les vœux comme les regrets… La joie de la contemplation se mêlait à la jouissance de tracer dans l’absolu.

Et de citer les vers de Rimbaud, le poète qui l’accompagne tout au long des heures de marche :« Je ne parlerai pas, je ne penserai rien, mais l’amour infini me montera dans l’âme » et d’ajouter : « Remplacer « amour » par « blanc »… »

Marie-Antoinette

Tsunami 

Marc Dugain

Ce roman retrace la vie d’un jeune Président de la République Française qui vient d’être élu : nous sommes en 2027 ! Pourquoi : « Tsunami » ? Ce terme signifie menace car tous les événements auxquels on assiste au fur et à mesure du livre sont inquiétants et promettent des difficultés à venir pour le nouvel élu.

« Quand fiction et réalité se mêlent étrangement » ! La trame romanesque attache le lecteur : il y a un héros, le Président de la République. C’est un journal intime et une chronique de la société. Les relations humaines au niveau de l’exécutif, les jeux de pouvoir sont parfois cocasses et dignes d’un Balzac !

Mais le romanesque rejoint la réalité car très vite les faits décrits sont brûlants d’actualité. Une grande révolte sociale se prépare suite à l’annonce d’une réforme primordiale sur les institutions, réforme qui peut engendrer une guerre civile !

La drogue, la violence dans les cités, l’écologie, la puissance des GAFAM, les lobbies ou la concentration des pouvoirs, l’abstention aux élections, autant de sujets abordés reflets de la réalité de la France et du Monde d’aujourd’hui.

Ce livre est passionnant par son intérêt sociologique sur notre société actuelle. Les mécanismes de nos institutions sont bien décrits par l’auteur qui est expert sur ces sujets d’actualité, de gouvernance ou d’environnement. La violence qui s’étend à travers le monde est inquiétante, le poids des GAFAM, devenant plus forts que les États, les effets néfastes des écrans sur les individus font de ce roman un vrai tsunami des dangers à venir !

On croit pouvoir dire en lisant ce livre « qu’on ne va pas vers le meilleur des mondes ».

Josette J.

Francis Ponge

Lire Francis Ponge est une gourmandise littéraire. C’est tantôt comme savourer une tasse de chocolat chaud et onctueux et tantôt comme goûter la saveur fraîche et acidulée d’une citronnade non sucrée. Tout dépend de la température de votre esprit.

Le tronc vivant, l’arborescence de son œuvre sont tels que je ne saurais faire un choix dans ce génial fouillis car ce serait couper des branches sans raison. Je cueille donc simplement quelques pensées et je vous en offre un petit bouquet :

« Qu’est-ce qu’un artiste ? C’est quelqu’un qui n’explique pas du tout le monde mais qui le change. Ce tableau…. ne représente rien, bien sûr puisqu’il vous présente l’avenir. »

« Mes pensées les plus chères sont étrangères au monde, si peu que je les exprime, lui paraissent étranges. Mais si je les exprimais tout à fait, elles pourraient lui devenir communes. »

« Ces phrases ont été formées par moi en songe, m’y semblant parfaitement belles et significatives. Il me sembla chaque fois, que j’avais trouvé comme la pierre philosophale de la poésie… »

Mireille

Centre culturel de Carnoux : qui veut gagner 1 million ?

10 Mai 2023

Le Centre culturel est une véritable institution pour les 6500 habitants de Carnoux-en-Provence. Rares sont en effet les communes de cette taille qui peuvent s’enorgueillir de posséder un établissement culturel de cette qualité, en plus de la médiathèque toute récente et de l’Artea, une magnifique salle de spectacle de 308 places assises doublée d’un théâtre de verdure équivalent en plein air.

Situé à l’entrée de la Ville en face du Panorama, le Centre culturel a fait l’objet d’une belle rénovation architecturale il y a une quinzaine d’années avant de se voir adjoindre en 2016 une salle de musique dernier cri conçue par le cabinet d’architecture Plò pour un montant de 163 000 € qui donne un cadre particulièrement chaleureux et adapté aux cours de musique instrumentale.

Les bâtiments du Centre culturel de Carnoux-en-Provence (source © Centre culturel)

Cet écrin remarquable qui a permis à des générations de Carnussiens de s’initier au chant, à la musique, au théâtre et à bien d’autres activités créatrices et artistiques, a été longtemps géré par une structure associative, proche de la municipalité et à qui cette dernière mettait à disposition les locaux dont elle assurait l’entretien tout en versant une subvention d’équilibre. Les bénévoles de l’association se chargeaient de la gestion du centre et les usagers payaient directement les intervenants, en fonction des activités pratiquées, selon un schéma classique dans ce type d’établissement. En 2018, le montant de cette subvention annuelle s’élevait ainsi à 79 000 € pour 650 adhérents recensés.

Cette année-là cependant, suite à un rapport critique de la Chambre régionale des Comptes qui pointait l’opacité de la gestion de cette association et sa trop grande proximité avec l’exécutif municipal, la commune avait brusquement décidé de confier la gestion de cet équipement culturel public à une société privée, dans le cadre d’un contrat de délégation publique (DSP), en l’occurrence à la société ALG qui gère déjà depuis sa création en 2000, la salle de spectacle de l’Artea.

Cette DSP, attribuée pour une durée de 5 ans et arrivant à son terme le 31 août 2023, le Conseil municipal de Carnoux avait délibéré le 2 mars dernier la reconduction de cette DSP. Une simple formalité d’ailleurs car le maire avait déjà retenu un prestataire pour rédiger les documents d’appel d’offre en vue de la consultation et n’a pas souhaité ouvrir le débat. Il existe pourtant de multiples possibilités pour gérer un tel équipement public culturel, depuis la régie directe avec du personnel municipal comme c’est le cas pour la médiathèque jusqu’à la délégation de service public confiée à une structure privée ou associative comme c’est le cas du Centre culturel de Cassis, en passant par des dispositifs de type régie autonome, dotée d’une autonomie financière…

Toujours est-il que la consultation en question a été lancée le 20 avril 2023, les candidats ayant jusqu’au 26 mai à midi pour remettre leurs offres. Une consultation assez discrète, il faut bien le reconnaître, dont on cherchera vainement la moindre trace sur le site officiel de la ville de Carnoux-en-Provence, pourtant régulièrement tenu à jour et pas avare d’informations détaillées sur la moindre réunion locale d’anciens combattants. Mais curieusement, la rubrique intitulée Marchés publics ne donne pas la moindre information sur les consultations publiques en cours. Il faut pour cela aller fouiller sur une plateforme d’achat ultra spécialisée, en l’occurrence Klekoon, pour accéder aux pièces du marché.

Page de garde du règlement de la consultation pour le renouvellement de la gestion du Centre culturel (source © Klekoon)

On y apprend ainsi que le futur délégataire du Centre culturel municipal devra gérer le site « pour le compte de la Ville » en assumant ses frais d’exploitation, qu’il « sera responsable de la reprise du personnel en poste, du recrutement et de la rémunération de l’ensemble des personnels nécessaires au bon fonctionnement de l’établissement » et qu’il « s’engage à exploiter les installations et les activités qui en découlent, au mieux des intérêts des usagers prioritairement les enfants carnussiens et en garantissant le caractère laïc et éducatif de l’action menée et en respectant les obligations légales en matière d’hygiène et de sécurité ».

La valeur annoncée pour le montant global du contrat est estimée à 1 million d’euros HT tout rond et correspond au chiffre d’affaires prévisionnel cumulé sur 5 ans. De fait, les seuls bilans financiers communiqués aux candidats pour les exercices 2021 et 2022 font en effet état de produits d’exploitation qui s’élèvent à 157 632 € HT en 2021 et 209 091 € HT en 2022. Le million d’euros annoncé parait donc réaliste puisqu’il suppose un chiffre d’affaires annuel de l’ordre de 200 k€.

Tarifs 2022-2023 des activités offertes par le Centre culturel de Carnoux (source © Centre culturel)

Les pièces fournies aux candidats sont néanmoins très succinctes en la matière, indiquant seulement les tarifs pratiqués depuis la rentrée 2022 mais sans aucune mention du nombre d’adhérents alors qu’il s’agit d’une notion importante pour évaluer le taux de fréquentation du site et son dynamisme. Ces données ne figurent ni dans ce dossier de consultation des entreprises ni même sur le site de la mairie et encore moins sur celui du Centre culturel où la dernière lettre d’information disponible date de septembre 2016 ! On les trouve uniquement sur le site Carnoux citoyenne, écologiste et solidaire, alimenté par 2 élus d’opposition car ils ont été communiqués en conseil municipal le 26 janvier 2023… On y constate ainsi qu’à la rentrée 2021 le nombre d’adhérents était tombé à 272, après une année de fermeture lors de la période de confinement, alors qu’il était encore de 371 en 2019. Depuis, ce chiffre est remonté à 304 à la rentrée 2022, mais on reste loin du potentiel de 650 adhérents que revendiquait l’association en 2018, ce qui laisse une belle marge de progression au futur délégataire.

Quant au montant de la subvention versée par la commune pour combler les pertes d’exploitation, elle constitue un élément essentiel de l’économie du projet, par essence déficitaire. En théorie, cette subvention n’est versée que pour compenser les contraintes d’exploitation imposées par la municipalité, lesquelles sont précisées dans la délibération du 2 mars 2023 et s’avèrent assez légères puisqu’elles consistent simplement à la mise à disposition gratuite de la salle de spectacle 5 fois par an, pour l’arbre de Noël et le spectacle des enfants. Mais cette prestation est on ne peut mieux valorisée puisqu’elle l’a été à hauteur de 120 000 € en 2022 et même 131 026 € en 2021, exercice pour lequel cette somme a représenté 83 % du chiffre d’affaires annuel, uniquement pour mettre à disposition de la mairie 3 soirs par an une salle dont elle est propriétaire !

On est certes assez éloigné ici du cadre réglementaire d’une délégation de service public pour laquelle il est prévu normalement que « le délégataire se rémunère se rémunère substantiellement des recettes de l’exploitation, augmentées d’une participation communale en compensation des contraintes imposées par la collectivité ». Mais on ne chipotera pas pour si peu ! L’essentiel est que cette nouvelle consultation, bien que peu disserte sur les conditions réelles d’exploitation de ce bel outil qu’est le Centre culturel de Carnoux, suscite de nombreuses candidatures et fasse émerger un nouvel exploitant pour redynamiser cette structure, si utile pour animer la vie associative et le développement culturel et artistiques des Carnussiens, jeunes et moins jeunes…

L. V.

Katulu ? n° 68

20 avril 2023

Voici un nouveau recueil des lectures du cercle de lecture carnussien Katulu ? au cours du premier trimestre 2023.

Retrouvez l’intégralité des notes de lecture de ces livres :

Si vous aussi vous avez envie d’échanger en toute convivialité autour de vos derniers coups de cœur de lecteur, venez nous rejoindre pour les prochaines réunions qui se tiennent régulièrement à Carnoux-en-Provence !

Langages de vérité

Essais 2003-2020

Salman Rushdie

« Nous nous croyions, ma génération, tolérants et progressistes, et nous vous laissons un monde intolérant et rétrograde. Mais le monde est un lieu plein de résilience et sa beauté est toujours époustouflante, son potentiel toujours étonnant… » citation de l’auteur

Ces essais sont les chroniques des engagements intellectuels et littéraires de l’auteur. Alors que ses romans sont touffus, érudits, ses essais sont clairs, drôles, courageux. Ce livre est une ode à la liberté et à la littérature, cette dernière étant pour lui « le contre-pouvoir ». Le portrait de Salman Rushdie qui se dégage de ce livre est celui d’un érudit, un critique d’art, un cinéphile, « un humaniste multi-culturel », « un homme-livre ».

Les textes présentés sont des textes adaptés de cours universitaires, des préfaces pour des livres et des expositions, des articles publiés dans différents journaux américains, des discours lors de remise de diplômes universitaires et des textes pour le PEN CLUB (association internationale d’écrivains fondée en 1921).

Les deux premières parties sont essentiellement dédiées à la littérature. Il s’intéresse tout particulièrement à l’art du récit. L’érudit se révèle par sa connaissance de la littérature occidentale, de l’Amérique du sud, des écrivains russes et bien évidemment de la littérature indienne. Un exemple : l’éloge du conte. Il analyse l’écriture réaliste et la « réalité magique ». Pour lui le fantastique a toujours été une façon d’ajouter des dimensions à la réalité, une manière d’enrichir et d’intensifier la réalité plutôt que de la fuir dans un univers de fantaisie peuplé de super-héros (ce qu’il appelle l’imagination fictive).

Dans les deux autres parties du livre je retiendrai les mots-clefs qui me paraissent traverser tous les articles ou conférences : l’instinct de liberté, la vérité, le courage, le pouvoir de nuisance des croyances.

Un livre d’une telle richesse qu’il ne peut-être résumé et dont je vous livre très modestement quelques bribes en espérant que cela vous donnera la curiosité d’aller le feuilleter. Je termine par cette interrogation de l’auteur à son lecteur : « Quels sont les livres que vous aimez véritablement ? Faites le test. La réponse vous en apprendra long sur qui vous êtes en ce moment. » 

Marie-Antoinette

Un étranger nommé PICASSO

Dossier de police n°74.664

Annie Cohen-Solal

Picasso. Ce nom résonne dans tous les esprits pour qualifier un artiste avant-gardiste qui, dans l’art de la peinture comme de la sculpture, accentue le mouvement de rupture avec l’académisme initié par les artistes modernes.

L’ouvrage très dense et remarquablement documenté que consacre Annie Cohen-Solal à Pablo Picasso n’est pas une nième biographie de l’artiste, pas plus qu’une nouvelle monographie sur son œuvre. C’est un essai qui reconstitue le roman de la vie de l’artiste abordée du point de vue de son statut juridique d’étranger.

Le prétexte de ce texte trouve son origine dans une première question qui en soulève d’autres après l’exhumation de nombreux documents « ensevelis » dans les archives de la police de la Ville de Paris : pourquoi Picasso est-il « signalé comme anarchiste » à la Préfecture de Police le 18 juin 1901, quinze jours avant sa première exposition parisienne ? Pourquoi le 1er décembre 1914 près de sept cents peintures, dessins et autres œuvres de sa période cubiste sont-ils séquestrés par le gouvernement français pour une dizaine d’années ? Qu’est-ce qui justifie la quasi-absence de ses tableaux dans les collections publiques du pays jusqu’en 1947 ? Enfin, comment expliquer que Picasso ne soit jamais devenu citoyen français ?

Le texte qui compte 600 pages ainsi que de nombreuses annexes est difficilement résumable. De plus, il couvre une large période qui débute en octobre 1900 et qui prend fin en septembre 1985, date de l’ouverture au public de la collection du Musée national Picasso-Paris, soit douze années après sa disparition.

L’ouvrage est structuré chronologiquement afin de constituer une trame dans laquelle s’intriquent les différentes composantes de l’expérience humaine, artistique, économique, sociale et juridique de Picasso.

On découvrira ainsi comment ses démarches pour obtenir des acquisitions dans les musées nationaux ont échoué, et que ses multiples demandes de naturalisation n’ont pas obtenu de réponse favorable. Lassé de ses échecs à acquérir la nationalité française, il ne donnera pas suite à une ultime proposition bien tardive. Étranger un jour, étranger toujours !

Michel M.

GUERRE

Louis-Ferdinand CELINE

Une lettre de Céline à son éditeur en date du 16 juillet 1934, précise : « J’ai résolu d’éditer Mort à crédit, 1er livre, l’année prochaine Enfance, Guerre et Londres. » Mais à la libération de Paris, des manuscrits non publiés, dont celui-ci, ont été volés. Puis, à sa mort en 1961, ils furent restitués aux héritiers de Lucette Almanzor, seconde épouse et légataire universelle du romancier- médecin.

Le manuscrit de « Guerre », premier jet très raturé, avec des mots manquants et des imprécisions sur les noms, est un roman imprégné de souvenirs biographique, surtout dans la première partie.

En 1914, dans le nord de la France, un maréchal des logis de 20 ans prénommé Ferdinand est gravement blessé à la bataille d’Ypres. Un bras ballant, la tête bourdonnante, il souffrira pendant plusieurs jours d’errance avant d’être ramassé par une ambulance et conduit en arrière des lignes dans un couvent transformé en hôpital, à Peurdu-sur-la-Lys (Hazebrouck). Un chirurgien dépassé et une infirmière très spéciale, vingt gisants gémissant dans la salle commune parmi lesquels il se fait un ami : Bébert. Une quarantaine de pages forment cette première partie bouleversante.

La monotonie des soins s’étale en seconde partie, jusqu’aux premières sorties autorisées à l’air libre, au café de la ville. Le rapprochement des canons ennemis provoquent, dans la troisième partie, une panique générale. Ferdinand convalescent demande et obtient son billet d’évacuation sur l’Angleterre.

Après des fac-similés du manuscrit, on trouve des notes explicatives, une liste des personnages et un dictionnaire des mots d’argots employés. Ces mots puissamment agencés confirment le style inimitable de Céline mais on trouve aussi quelques descriptions émues sur la beauté des paysages, de la tendresse pour ses parents, du respect surtout pour les victimes crevées hors de chez eux. La détestation de la guerre, quoi. Hymne à la vie, quand même !

Roselyne

Avers

Des nouvelles des indésirables

J. M. G. Le Clézio

« Pour moi, l’écriture est avant tout un moyen d’agir, une manière de diffuser des idées. Le sort que je réserve à mes personnages n’est guère enviable, parce que ce sont des indésirables, et mon objectif est de faire naître chez le lecteur un sentiment de révolte face à l’injustice de ce qui leur arrive. » J.M.G Le Clézio -4ème de couverture-

Huit nouvelles, la première Avers donne son titre au livre. De l’île Maurice au métro parisien en passant par le Pérou, le Panama, le Mexique et quelque part en Afrique Noire, l’auteur nous emmène avec les indésirables, non pas les invisibles mais ceux qu’on ne veut pas voir, en particulier les enfants, dans le monde de la guerre, du trafic d’êtres humains, de la drogue, de la misère totale.

Et pourtant c’est aussi le monde de la nature sauvage, des forêts, des arbres, des fleurs et de la musique, du chant. On retrouve le Le Clézio de « Voyage à Rodrigues » ou « Poisson d’Or », la magie de Le Clézio pour décrire l’âme humaine.

Et malgré la noirceur, l’horreur qui pointe à chaque page, chaque nouvelle se termine par une note d’espérance, un message d’amour, soutenue par le mot LIBERTÉ. Un livre sans pathos (malgré les sujets) plein de poésie. « Peut-être qu’un jour cela s’arrêtera. Peut-être qu’un jour les êtres humains deviendront complètement visibles… Peut-être qu’un jour l’amour sera partout, recouvrira chaque instant de la vie d’une poudre de diamant. Peut-être qu’il n’y aura plus de solitude ».

Deux de ces nouvelles avaient été publiées en 1993 et 2003 par l’Unesco et Amnesty International.

En numismatique, l’avers est le côté face d’une pièce, où figure la puissance émettrice garantissant la ­valeur qu’affiche le côté pile. En ancien français le mot « avers », qui vient du latin adversus, signifiait « ennemi, hostile ».

Marie-Antoinette

Le meurtre du commandeur

Haruki Murakami

C’est l’histoire somme toute banale d’un homme encore jeune au Japon. Il est peintre avec un certain talent notamment dans la peinture de portraits. Sa femme désire divorcer, sans raison apparente ; il accepte cette séparation et quitte le domicile conjugal.

Un ami peintre lui propose d’occuper sa maison en campagne située à proximité d’une très belle résidence d’un voisin étrange, Wataru Menshiki. Il rentre rapidement en relation avec le jeune peintre en lui faisant des confidences intimes. Il serait le père d’une jeune fille, Marié Akigawa qui vit également dans le quartier et lui demande de faire son portrait contre une grosse somme d’argent ! Un jour le héros « peintre » découvre au grenier un tableau étonnant : « Le meurtre du Commandeur » représentant une scène de l’Opéra de Mozart, Don Giovanni.

Ce roman est particulier et original ; il y a des descriptions parfois longues ou répétitives, des détails de la culture japonaise comme le nihonga, peinture traditionnelle ! Des détails musicaux car cet homme aime la musique classique. L’intérêt du roman est pour ma part dans le suspense absolu tout au long de ces deux tomes. Il va crescendo. On est étonné et curieux de savoir quel est véritablement ce Mr Menshiki dont le rôle est très étrange dans la suite très mystérieuse du roman.

Le 2ème tome est de l’ordre du fantastique avec la présence d’un nain, soi-disant une métaphore ou une idée : c’est le commandeur extrait du tableau en question. Le roman a été désigné « meilleure fiction 2018 » : « bizarre, séduisant, exigeant ». D’autres le trouvent décevant à trop évoquer métaphores et idées. « Il n’en reste pas moins que c’est un Murakami qui tient la route, en particulier pour l’analyse des mécanismes de la création artistique et pour l’art de manier le fantastique, sans que l’on puisse vraiment discerner ce qui revient à l’imagination des personnages ou à la réelle présence d’entités surnaturelles. »

Josette J.

Les rêveurs

Isabelle Carré

Paru chez Grasset en 2007, c’est le premier roman d’Isabelle Carré. On a parlé d’auto-fiction pour « Les rêveurs » car, en se promenant dans ses souvenirs d’enfance, Isabelle Carré décrit l’évolution de la société française pendant le vingtième siècle.

Une jeune fille de bonne famille est rejetée par les siens car engrossée par un amoureux rencontré dans ces rallyes matrimoniaux qui sévissaient après-guerre dans un certain milieu. Un jeune désigner l’épouse et reconnaît l’enfant. La famille s’agrandit de deux autres enfants.

Mai 68 a eu lieu, on est dans les années 60 à 80. La vie facile fait sauter les verrous sociaux. La libération féminine s’établit avec la pilule. Cependant la scolarité des enfants est prise en charge dans des établissements religieux. Selon les principes imprimés dans le subconscient collectif. Puis un jour, une porte ouverte par mégarde entre l’appartement et le bureau révèle les amours homosexuels du père. Catastrophe ! On entre dans les années SIDA et Gay-Pride. Chacun tente son adaptation à l’évolution des mœurs.

Depuis l’intransigeance d’une famille aristocratique désargentée bourrée de préjugés jusqu’à la libération morale de nos jours symbolisée par le mariage homosexuel, Isabelle Carré raconte dans un joli langage clair et imagé les émotions et les désirs qui structurent notre société.

Promenade parfois atroce de simplicité, parfois démente d’extravagance que le lecteur pourrait faire sienne. Habile, sensible, il faut rentrer dans le jeu… d’une comédienne actrice de sa vie. 

Roselyne

On était des loups

Sandrine Collette

Prix Jean GIONO 2022

C’est un roman d’une rare intensité mettant en scène un homme se retrouvant seul avec son petit garçon dans une nature sauvage. Ayant subi la misère et la maltraitance, tel un loup quittant la meute, il n’a trouvé de salut qu’en fuyant ses congénères, leur méchanceté et la rage qu’elle déclenche en lui. Il vit en solitaire, de pêche et de chasse, loin de toute vie humaine, en marge de la société, dans une région de montagne reculée contraint de s’occuper, seul, de son petit garçon après le décès tragique de sa compagne. 

Au milieu de son existence qui s’effondre, il n’a une certitude : ce monde sauvage n’est pas fait pour un enfant. Dans sa tête, c’est le chaos total. Comment lui expliquer pour sa mère ? Qui s’occupera du petit quand il ira chasser ?… Puis des pensées plus horribles. Faut-il l’abandonner ? le tuer ? Le lecteur se retrouve dans la tête de ce personnage dévoré de chagrin et horrifié par la tâche inhumaine qui l’attend : devenir père.

On découvre peu à peu la transformation d’un homme sauvage et misanthrope en père protecteur et aimant, au cours d’une chevauchée de plusieurs semaines à cheval dans une nature inhospitalière.

Style sobre avec une ponctuation plus que minimale en accord avec la personnalité fruste du narrateur. L’écriture est à la première personne, un langage parlé, direct, spontané qui fait passer les émotions viscérales qui transpercent le récit de part en part. Un récit âpre, presque violent qui ne dira qu’à la fin s’il bascule du côté de l’amour ou de l’horreur.

Dany

Trilogie : Les enfants du désastre

Au revoir là-haut

Couleurs de l’Incendie

Le miroir de nos peines

Pierre Lemaître

Au revoir là-haut marque dans l’œuvre de Pierre Lemaitre un important changement : il signe, cette fois, non un roman historique, mais un roman picaresque. Avec la trilogie « Les enfants du désastre » il parcourt la Grande Guerre, la période de l’entre-deux-guerres et celle de 1939-40, la drôle de guerre.

1- « Au revoir là-haut » Période de la 1ére guerre mondiale ; livre passionnant. Le drame et l’horreur de cette guerre. L’histoire de deux jeunes soldats dans l’enfer des tranchées où leur destin va se sceller. L’humanité et la solidarité sont à la base de leur rencontre lors d’une bataille dramatique. En parallèle, on découvre la vie bourgeoise de la famille Péricourt et son patriarche, grand chef d’entreprise, très riche et influant sur la vie politique de l’époque.

2– « Couleurs de l’incendie ». Période de l’entre-deux guerres. Suite de l’histoire de la famille Péricourt après le décès du Maître Édouard Péricourt. Ce roman nous fait découvrir l’évolution de la France industrielle, son enrichissement, ses combines politiques. C’est aussi le destin de cette famille qui découvre la pauvreté, la déchéance sociale. L’Art lyrique est mis en valeur à travers la passion de l’enfant handicapé de la famille.

3- « Miroir de nos peines » On est au printemps 1940, au moment de l’exode en France. Là également on suit l’histoire de deux soldats, affectés dans un fort de la fameuse ligne Maginot. En parallèle, on parcourt la vie de Louise devenue institutrice qui était la fillette de dix ans qui s’était entichée d’Édouard Péricourt, la gueule cassée de la Grande Guerre.

C’est une formidable fresque historique au travers de destinées familiales, témoignage incontestable du XXéme siècle.

Josette J.

Nom

Constance Debré

« Nom » est le titre de la troisième parution (chez Flammarion) d’une jeune femme révoltée, Constance Debré.

Le buste de son arrière-grand-père, Robert Debré, médecin célèbre en son temps, orne le vestibule de l’immeuble familial. A son grand-père Michel Debré, à son oncle Jean-Louis Debré, s’ajoute son père le grand reporter François Debré et sa mère riche héritière basque, tout cela, tout, tout vraiment tout, est révoltant. Rejet des traditions familiales, rejet de l’héritage des parents (drogués et alcooliques), rejet du mariage, rejet de l’hétérosexualité, rejet de toute entrave même de liaisons saphiques trop longues.

A balayer ces conventions comme on balaie chaque semaine des cheveux rasés de près ! Pureté du visage androgyne, corps tous les jours musclé en piscine, conquêtes rapides et vite abandonnées par manque d’empathie ou par peur d’attachement.

Avocate transfuge du barreau, Constance Debré plaide pour la reconnaissance de son coming-out. Elle déclare choix politique son rejet de la société actuelle. Dès les premières lignes du livre, dans une écriture coup de poing asséné avec vigueur, avec méchanceté : « Nom », c’est non.

Roselyne

Les chats éraflés

Camille Goudeau

Le premier roman, paru en 2021, de Camille Goudeau, jeune femme de trente ans bouquiniste à Paris, est probablement autobiographique.

La narratrice, née de père inconnu, abandonnée à sa naissance par sa mère, a grandi avec ses grands-parents. Un master en poche, cette grande jeune fille élégante, frustrée, paumée, en recherche identitaire, part à Paris. Elle se fait admettre comme suppléante d’un cousin vendeur sur les quais de Seine. Au bord du fleuve, par tous les temps, les bouquinistes gèrent leurs « boites » vertes, guettent l’achat des touristes tout en gardant l’œil sur les badauds. Camille apprend ce métier si ancien : l’étalage, la vente, les achats dans les ballots de clodos fournisseurs ou dans les locaux de casse du livre, visite aux adresses secrètes pour le meilleur réassortiment. Des liens solides s’établissent avec ses collègues du quai, tandis que le cousin prend du temps libre pour ses projets personnels. Pour Camille un équilibre se profile…

Jolie étude psychologique et jolie découverte des petits quartiers de la grande ville…

Roselyne

La Confiance en soi

Charles Pépin

Confiance en Soi ou confiance dans l’autre : Avoir la sécurité intérieure et elle s’acquiert grâce aux autres. Avoir été aimé donne confiance dans la vie. C’est une force ! C’est à travers les yeux de l’autre que se forge cette foi en soi.

Confiance en Soi ou confiance dans ses capacités : La confiance en soi se révèle par une action entreprise, si elle est concrète avec un objectif. Ce sont à travers des pratiques régulières et réussies qu’on peut atteindre la confiance. Il faut faire preuve d’inventivité et d’adaptation, sortir de sa zone de confort, tenter quelque chose que l’on n’a jamais fait.

Confiance en soi ou admirer la Beauté va de pair, c’est aussi la confiance dans la Nature et un possible accord universel !

Maîtrise de l’art difficile de la décision : « choisir c’est savoir avant d’agir, décider c’est agir avant de savoir car il faut accepter l’incertitude et de peut-être se tromper, cet aléa fait le sel de la vie humaine ». On ne peut pas attendre d’avoir éradiqué tous les doutes pour se décider.

Faire pour se faire confiance : L’homme est joyeux et satisfait « lorsque, d’après Emerson, il a mis tout son cœur à l’ouvrage et fait de son mieux ». Avec le développement du numérique, l’homme perd ses qualités et glisse à la surface des choses. C’est la confiance retrouvée quand on désire bien faire, c’est vaincre les angoisses de la mort. Dans l’action, on partage, on rencontre les autres : « ils vous donneront peut-être des idées, des conseils, de l’espoir et pourquoi pas de l’Amour ».

Je vous conseille la lecture de ce livre où la philosophie de Charles Pépin nous aide à aller mieux quand on se fait confiance.                                                                      

Josette J.

Le jeu des si 

Isabelle Carré

Ce livre est son troisième roman. Le mot « Si » est un conditionnel de jeu. Si on jouait à ne pas rejoindre au pays basque le fiancé qui doit l’attendre à la descente d’avion… Il n’est pas là et n’a pas prévenu ! Alors : Si on jouait à faucher le taxi retenu pour une autre qui rejoint une place de « Mary Poppins » auprès d’enfants dont les parents travaillent… Si on changeait d’histoire pour celle d’un confinement dû au COVID, dans la maison de Bretagne où un hasard téléphonique révèle l’adultère du mari adoré ? Si, dans cet enfermement, on découvre la jalousie… Si, finalement, on retournait à la première histoire, dans le bar du village, où, parmi les habitués, le jeune et beau Marc aux longs cheveux attire le regard…

Non, décidément le jeu est ailleurs, un metteur en scène crie « Ton reflet dans le chrome du bar c’est trop cérébral. Fais-moi vivre tout ça. » Textes, poèmes ou chansons, comment faire vivre sur scène les « mots bleus » qu’elle aime avec la passion d’une théâtreuse. Car il faut transmettre la pensée d’un auteur puis supporter l’angoisse de l’interprète.

Le vide qui surgit après cette performance appelle un repli compensatoire sur soi-même. S’installent alors les rêves et les fantasmes érotiques et pourquoi pas un flirt avec le suicide, en évoquant Virginia Wolf. Mais il monte « une odeur de terre et de fleurs coupées » et la solidité d’un vieil arbre protecteur lui permet de reprendre pied avec la réalité. Presque à la fin du livre, elle admet que la dualité de la vie des acteurs lui colle à la peau, elle avoue avoir souvent préférer la vie du personnage à la sienne. Pas simple ce métier.

Certains critiques ont exprimé de la réticence pour « Le jeu des si », trouvant la composition confuse, refusant de rentrer dans un jeu qui apporte incertitude et interrogation brumeuse. Le texte est pourtant soutenu par de nombreuses belles citations et de nombreuses références (peut-être trop nombreuses) à des chansons ou poèmes qui encadrent l’argumentaire de l’auteure. Malgré cela le style est léger, agréable, vrai.

Roselyne

La bastide de Paul Cézanne bientôt restaurée

9 février 2023

Considéré, dit-on, par Picasso comme « le père de l’art moderne », Paul Cézanne fait partie de ces peintres français du XIXe siècle qui ont fortement marqué de leur empreinte l’évolution de la peinture en introduisant des lignes géométriques modernes dans ses portraits, natures-mortes et paysages. Né à Aix-en-Provence en 1839, et malgré de très nombreuses incursions en région parisienne, où il a résidé, tant à Paris que près d’Auvers-sur-Oise, Cézanne est resté très attaché à sa ville natale où il est décédé le 22 octobre 1906, emporté par une pneumonie contractée alors qu’il peignait en extérieur dans le massif de la Sainte-Victoire sous un violent orage…

La montagne Saint-Victoire au grand pin, huile sur toile peinte par Paul Cézanne vers 1887 (source © Courtauld Institute Gallery / Cézanne en Provence)

Ami intime d’un autre Aixois, Emile Zola, avec qui il avait partagé les bancs du collège, Paul Cézanne a fait toute sa scolarité à Aix où il a entamé ses études de droit, sans trop d’enthousiasme et surtout pour répondre aux injonctions de son père banquier. Il travailla d’ailleurs brièvement en 1861 dans la banque paternelle avant de s’orienter définitivement vers sa carrière de peintre.

Les Grandes Baigneuses, huile sur toile peinte par Paul Cézanne en 1906 (source © Museum of Art of Philadelphie / Cézanne en Provence)

En 1901, il se fait construire un atelier au nord d’Aix, sur la colline des Lauves, où il peindra jusqu’à sa mort tout en louant l’été un petit cabanon aux carrières de Bibémus, au pied de la Montagne Sainte-Victoire, afin d’y entreposer son matériel de peinture et être au plus près de ces paysages dont il ne se lasse pas, laissant près de 80 toiles qui représentent ce fameux promontoire. L’atelier des Lauves, dans lequel Cézanne a notamment peint ses dernières toiles des Grandes Baigneuses est ouvert au public et chacun peut y observer son ambiance de travail quotidienne dans un environnement particulièrement lumineux.

Atelier des Lauves à Aix-en-Provence, où Cézanne a peint nombre de ses dernières œuvres (source © DRAC / Ministère de la Culture)

Pour autant, le lieu qui a sans doute le plus marqué la vie de Paul Cézanne dans sa ville natale est plutôt la bastide du Jas de Bouffan, une maison de maître datant du XVIIIe siècle, nichée au milieu d’un ancien domaine agricole de 5 ha, alors à portée de calèche du centre-ville d’Aix, et  que son père avait racheté en 1859 pour la transformer en bastide familiale.

La bastide du Jas de Bouffan peinte par Paul Cézanne vers 1882 (photo © Christie’s images/ Coll. Privée / Arts in the City)

Pendant la guerre de 1870, le jeune Cézanne, pour échapper à la conscription, s’installe dans une maison à l’Estaque mais il revient alors régulièrement dans la bastide paternelle du Jas de Bouffan où, à partir de 1881, son père accepte de lui aménager son propre atelier. En 1886, au décès de son père, Paul Cézanne, qui réside alors à Gardanne avec son épouse, Hortense, et son fils, hérite avec ses sœurs d’une somme rondelette mais préfère en 1890 installer sa famille dans un appartement situé 23 rue Boulegon, au cœur d’Aix, plutôt qu’au Jas de Bouffan, pour éviter les heurts entre sa mère et Hortense.

Pour Paul Cézanne qui a connu bien des déménagements tout au long de sa vie, cette bastide familiale est restée un point d’ancrage où il est revenu régulièrement. Il y a produit ses premières œuvres de jeunesse et, entre 1860 et 1870, il y a peint directement sur les murs 12 grandes compositions qui seront ultérieurement détachées après sa mort. Une trentaine de ses tableaux, désormais accrochés dans les plus grands musées du monde, y ont vu le jour. Autant de raison pour la ville d’Aix-en-Provence de réhabiliter ce site et de l’ouvrir au public sous forme d’un espace muséal entièrement consacré au grand peintre.

Photographie de Paul Cézanne vers 1877, avec son attirail de peintre (source © akg-image / World History Archives / Arts in the City)

Il faut dire que le domaine en question, vendu aux enchères en 1889 par la famille Cézanne, a connu bien des vicissitudes depuis. C’est à l’époque Louis Granet, un ingénieur agronome originaire de Carcassonne, qui avait racheté la bastide et son parc qu’il avait magnifiquement aménagé, plantant notamment une belle orangeraie et y érigeant plusieurs statues. A sa mort en 1917, le domaine reste pendant des décennies en jachère avant d’être réoccupé par sa fille puis son petit-fils, André Corsy. Ce dernier cède une partie du domaine à la commune en 1994, tout en conservant l’usufruit de la maison et la ferme.

Mais entre-temps, la vaste domaine agricole de jadis a été largement rattrapé par l’urbanisation. Les grands ensemble de la ZAC de l’Encagnane, de la Cité Corsy puis de la ZAC du Jas de Bouffan ont grignoté l’espace et la bastide est désormais coincée entre ces immeubles d’habitation et la bretelle d’accès de l’autoroute. Il a d’ailleurs fallu attendre 2001 pour que la bastide et son parc soient classés monuments historique et 2006 pour qu’ils soient enfin ouverts au public.

La bastide familiale des Cézanne au Jas de Bouffan à Aix-en-Provence (source © Cézanne en Provence)

En 2017, la Ville d’Aix s’est portée acquéreur de la ferme et a entrepris les premiers travaux de restauration d’urgence de la bastide tout en lançant, en collaboration avec la Direction régionale des affaires culturelles et la société Paul Cézanne, les premières études en vue d’une réhabilitation architecturale et paysagère du site, tout en réfléchissant à sa mise en valeur. Et voilà que la commune passe aux travaux pratique en lançant simultanément deux marchés de maîtrise d’œuvre, concernant l’un l’aménagement des espaces extérieurs, dont le parc et l’orangeraie, l’autre la restauration de la ferme, du hangar et de la maison du gardien. L’objectif de ces travaux, dont le coût est estimé à 7 millions d’euros, venant s’ajouter aux 2,8 M€ déjà engagés pour la restauration de la bastide elle-même, est de créer un nouveau centre d’interprétation des œuvres du peintre aixois, ouvert à un large public et tête de pont d’un itinéraire de découverte des principaux sites où Paul Cézanne a exercé son art. La bastide présentera la vie et les œuvres du peintre tandis qu’un auditorium sera aménagé à la place de l’ancien hangar et un espace de restauration légère dans l’orangeraie. Le parc, quant à lui, déjà partiellement restauré, sera entièrement réaménagé en y réintégrant des jardins agricoles et des oliviers en périphérie, et fera l’objet d’un nouveau plan de gestion et d’une mise en lumière.

Une nouvelle renaissance pour cette bastide et son parc quelque peu à l’abandon depuis des années et dont la réouverture au public est programmée pour mi-2025 : patience, patience…

L. V.

L’UNESCO marche à la baguette…de pain

14 décembre 2022

Ça y est, c’est officiel : la baguette tradition française fait partie intégrante du patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Une reconnaissance mondiale validée par l’UNESCO, l’Organisation des Nations Unies pour l’Éducation, la Science et la Culture, en français s’il vous plaît, une fois n’est pas coutume, pour un satellite de l’ONU créé en novembre 1945, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et dont le siège se situe 7-9 place de Fontenoy à Paris.

Le siège de l’UNESCO à Paris (source © UNESCO)

Il était donc bien normal que les diplomates internationaux de l’UNESCO s’intéressent aux traditions de leur environnement parisien dans le cadre de leur programme de préservation du patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Un programme lancé en 2001, dans la foulée de celui axé sur la sauvegarde du patrimoine matériel, culturel et naturel, mis en place depuis 1972 et qui comporte désormais plus d’un millier de sites répertoriés dont pas moins de 49 en France, parmi lesquels les monuments romains d’Arles, le Palais des papes à Avignon, le théâtre antique d’Orange, la grotte Chauvet ou la Cité radieuse du Corbusier.

La liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité contient désormais plus de 500 occurrences assez disparates, plus ou moins représentatives de traditions culturelles locales, de rituels et de savoir-faire anciens ancrés dans les cultures traditionnelles, sensés témoigner de la créativité et du génie humain. En France, on y dénombrait déjà pêle-mêle, la tapisserie d’Aubusson, la pratique du tracé des charpentiers, la dentelle d’Alençon, les fest-noz bretons ou encore le repas gastronomique à la Française.

La baguette tradition, désormais patrimoine immatériel de l’humanité (photo © Massimo Borchi / Atlantide Phototravel / Huffington Post)

Il a failli y être question aussi de la pratique des toitures en zinc, typiques des toits parisiens mais source malencontreuse de pollution des eaux pluviales aux métaux lourds. Sagement, la France a donc préféré pousser la candidature de la baguette tradition, plus consensuelle et qui ne mange pas de pain… Bien lui en a pris puisque la fameuse baguette de l’imagerie populaire est donc inscrite au patrimoine culturel mondial avant même son alter ego pourtant indissociable qu’est le béret basque.

Un dessin signé Vincent L’Epée (source © Ajour)

Foin des clichés ! Voilà une bonne nouvelle qui a permis à notre Président de la république en visite officielle aux États-Unis de se gargariser en prononçant, baguette en main, ces phrase historiques qui resteront sans aucun doute à la postérité : « Dans ces quelques centimètres de savoir-faire passés de main en main, il y a exactement l’esprit du savoir-faire français », avant de se gausser des pâles imitations étrangères qui désormais fleurissement même dans les rues de notre capitale : « On a un produit qui est inimitable. Beaucoup ont essayé de le faire. Ils ont fait un truc industriel qui n’a pas de goût ».

Emmanuel Macron le 30 novembre 2022 à l’Ambassade de France à Washington, vantant les mérites de la baguette française « inimitable » (photo © Brendan Smialowski / AFP / Le Parisien)

Il était grand temps d’ailleurs de reconnaître ainsi le savoir-faire de nos artisans boulangers alors que la France perd chaque année en moyenne pas moins de 400 boulangeries ! Alors qu’on comptait dans les années 1970 de l’ordre de 55.000 boulangeries artisanales, ces dernières ne seraient plus que 33.000 actuellement et elles ont les plus grandes peines du monde à recruter de jeunes apprentis prêts à mettre les mains dans le pétrin.

D’ailleurs, quoi qu’on en dise, les Français consomment de moins en moins de pain : 105 g par jour en moyenne selon les statistiques officielles, soit moins d’une demi-baguette : c’est trois fois mois que dans les années 1950 ! Et de surcroît, la grosse majorité du pain que grignotent les Français est issue de la fabrication industrielle et n’a donc rien en commun avec cette fameuse baguette tradition que le monde entier nous envie. Moins de 20 % des 6 milliards de baguettes vendues chaque année en France (en grande surface pour une bonne partie) peut ainsi être considérée comme se rapprochant de cette pratique traditionnelle, désormais reconnue mondialement.

Un dessin de Chappatte publié dans le Canard enchaîné du 7 décembre 2022 (source © Twitter)

En théorie et selon le cahier des charges de la fameuse baguette tradition, celle-ci n’est supposée comporter que 4 ingrédients : de la farine (pas trop raffinée de préférence), de l’eau, du sel (pas plus de 18 g par kg de farine si l’on veut respecter les recommandations de l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments, mais qui s’en soucie ?) et de la levure au levain. Dans la pratique, les pratiques de la boulangerie industrielle sont cependant bien éloignées de cette sobriété quelque peu rustique. On ajoute donc gaiement moult additifs dont l’acide ascorbique (pour éviter une oxydation trop rapide du pain blanc), le monostéarate de glycérol (comme agent de stabilisation pour éviter à la croûte de craquer), la lécithine de soja (pour mieux aérer la pâte), le gluten (pour faciliter le levage de la pâte) et bien d’autres poudres de perlimpinpin donc chaque firme agro-alimentaire raffole.

Mais qu’importe ! L’essentiel est de monter au monde entier que tout le génie du savoir-faire artisanal français s’exprime dans cette bonne vieille baguette traditionnelle croustillante tout juste sortie du four, à déguster au petit-déjeuner comme en sandwich pour la pause de midi. Un patrimoine immatériel, certes, mais qui tient au corps…

L. V.

Katulu ? n° 67

19 novembre 2022

Et voici la dernière parution des notes de lectures de Katulu ?, le cercle de lecture carnussien ! Retrouvez l’intégralité des notes de lecture de ces livres :

Si vous aussi vous avez envie d’échanger en toute convivialité autour de vos derniers coups de cœur de lecteur, venez nous rejoindre pour les prochaines réunions qui se tiennent régulièrement à Carnoux-en-Provence !

FROMENTIN

Le roman d’une vie

Patrick Tudoret

Eugène Fromentin naît à La Rochelle le 24 octobre 1820 dans une famille aisée et conservatrice de gens de robe et d’administrateur dans la France de la Restauration. Après avoir répondu aux exigences de sa famille, il décide de se consacrer à la peinture et suit l’enseignement de Jean-Charles Rémond, peintre de paysages. Il séjourne chez un ami peintre, François Labbé, et voyage depuis Marseille où il s’embarque pour Alger puis Blida. Il se voit comme un peintre qui voyage plutôt qu’un vrai voyageur. Il a déjà un certain penchant pour l’orientalisme. Cc’est sans doute là que tout se dessine, se décide vraiment.

De retour à Paris, en quête d’un lieu pour pratiquer la peinture, Il rencontre Gustave Moreau qui l’héberge dans son atelier. En 1857 c’est pour lui l’éclosion. Il a 36 ans et expose dans les salons. Il devient un peintre reconnu et après un texte intitulé Une année au Sahel, il s’attaque à son unique roman Dominique. Parmi ses soutiens on compte plusieurs écrivains dont George Sand, son ange gardien. Il admire Théophile Gautier et Eugène Delacroix.

En 1870-1871, il soutient le peintre Courbet même s’il ne partage pas ses idées révolutionnaires. Il publie dans la Revue des Deux Mondes Les Maîtres d’Autrefois, voyage intellectuel dans la peinture des maîtres flamands et hollandais. Il a pour cela le soutien de Gustave Flaubert. Il meurt en 1876.

Cette biographie d’un peintre reconnu comme un des plus grands peintres orientalistes permet d’appréhender une vie qui intrique écriture et peinture. Elle nous donne aussi à appréhender le rôle des Salons dans la diffusion de l’art au XIX siècle et de percevoir les jeux d’influences exercés par le pouvoir politique. Elle révèle aussi la difficulté du peintre à renouveler son inspiration et sa pratique artistique.  Ses dernières contributions aux salons ne sont en effet que des redites de ses œuvres majeures.

Michel

Arthur ou le bonheur de vivre

Françoise GIROUD

Qui est donc cette femme forte et indépendante qui privilégie toujours le bonheur de vivre ? Arthur, sa bonne étoile, son ange gardien donne le titre du petit livre, autobiographique paru en 1993, chez Fayard et plus tard en « Poche ».

Les premières pages sont consacrées au drame de la mort de son fils Alain dans un accident de ski. Elle écrit : « De toutes les épreuves de ma vie qui en est fertile, c’est celle dont j’ai émergé avec le plus de peine, mâchant et remâchant ma culpabilité ». Elle a donc plus de 80 ans lorsqu’elle entreprend la rédaction du bilan de sa vie parce qu’alors elle « regarde en arrière… la longue route qui a traversé plus d’un demi-siècle d’événements tumultueux ».

Françoise joint à une intelligence brillante, une énorme capacité de travail et une étonnante capacité d’adaptation qui l’amèneront au secrétariat d’état à la Condition féminine de 1974 à 1976, puis au secrétariat d’état à la Culture avec Raymond Barre, de 1976 à 1977.

Enfin elle contemple son corps qui s’affaiblit et a « le sentiment d’entrer en vieillesse ». Et de conclure : « Si la mort me saisit cette nuit, je dirai : Merci, la vie ». La mort la prendra par hasard, le 19 janvier 2003. Elle était née le 21 janvier 1916 à Lausanne. Elle s’appelait Léa France Gourdji, d’origine turque.

Parler de la place des femmes et des hommes dans le rythme de la vie sociale et les aléas des conflits mondiaux. Analyser ses sentiments afin de progresser dans son parcours. Prendre compte le rôle de l’intelligence et de l’art. « Athur ou le bonheur de vivre » témoigne avec précision et sobriété d’une vie rescapée d’un désastre mondiale qui forma une journaliste engagée dans un demi-siècle d’années « glorieuses ».

Roselyne

La petite communiste qui ne souriait jamais

Lola Lafon

Un livre, de plus ! sur Nadia Comaneci…, mais un livre original : l’auteure alterne son récit avec un échange avec la gymnaste, « une fiction rêvée » car elle ne l’a jamais rencontrée. « Une façon de redonner la voix à ce film presque muet qu’a été le parcours de Nadia C. entre 1969 et 1990 ». A noter que l’auteure est d’origine roumaine, a vécu jusqu’à 12 ans en Roumanie, qu’elle en parle la langue couramment.

Le livre c’est le parcours de la gymnaste, le contexte politique : la dictature de Ceausescu « Les années 80 un cauchemar de l’absurde », le monde de concurrence dans le milieu sportif (rivalité Russie-Roumanie). En 1976, au retour de Montréal, Nadia est sacrée « Héroïne du travail socialiste ». Elle déclarera quelques années plus tard à des journalistes américains : « Je suis le produit de ce système. Je ne serais jamais devenue championne en Occident, mes parents n’auraient pas eu les moyens. Pour moi tout a été gratuit, l’équipement, l’entraînement, les soins. »

La dernière partie du livre jette un regard sur la Roumanie d’après 1989. Le bilan n’est pas des plus positifs. En novembre 1989, 15 jours avant la révolution, Nadia fuit, de nuit, à pied, se réfugie en Autriche au consulat des USA. « Je rêvais de liberté, j’arrive aux USA et je me dis c’est ça la liberté ? Je suis dans un pays libre et je ne suis pas libre. Mais où alors pourrais-je être libre ? »

Un livre très bien écrit, piquant, critique vis à vis du système communiste de l’Est et du capitalisme de l’Occident. Un récit qui cherche à lire entre les lignes des discours officiels, des romans journalistiques sur la vie de Nadia. La vie de Nadia de 1990 à nos jours n’est pas évoquée. En 1992 elle rencontre Bart Conner, un Américain qu’elle épousera à Bucarest en 1996 et donnera naissance à un fils en 2006. En 1999 elle finance la création d’une clinique à Bucarest où les enfants sont soignés gratuitement et en 2012 un centre sportif pour les petits de 3 à 6 ans.

Marie-Antoinette

L’autre

Bernhard Schlink

« L’autre », une nouvelle parmi les 7 qui constituent le recueil « Amours en fuite ». L’autre… Un couple heureux. Elle, elle meurt d’un cancer, soignée pendant des mois par un mari attentionné, aimant. Veuf c’est la découverte que l’autre est « autre », une personnalité qu’il avait ignorée. Elle avait un amant : comment était-elle avec l’autre ?

Il se met en quête, une quête qui l’amènera à rencontrer « l’autre », l’amant. A sa grande stupéfaction il est totalement différent de ce qu’il avait imaginé. D’où une nouvelle interrogation : comment sa femme, elle qu’il connaissait, avait-elle pu avoir un tel amant ? La rencontre des deux hommes constitue une grande partie de la nouvelle. Le dénouement est surprenant, étonnant. La découverte de l’autre, autre que celle qu’il a connu, fera qu’il découvrira sa propre personnalité, autre que celle qu’il pensait être.

Une nouvelle d’une très belle écriture, une réflexion très fine, très subtile sur les relations d’un couple, sur le deuil. Le lecteur ne peut que s’interroger en fermant le livre : mon conjoint qui est-il ? Qui suis-je pour lui ?

Marie-Antoinette

Le liseur

Bernhard Schlink

Le décor : l’Allemagne entre 1935 et 1960. Un jeune homme de 15 ans, malade, rencontre fortuitement dans la rue une femme de 35 ans. La relation qui se noue entre eux constitue « la première partie » du livre. Une relation passionnelle, compliquée, longuement analysée par l’auteur. La particularité de cette relation tient au fait qu’Hanna avant de faire l’amour demande au jeune homme Michaël de lui faire la lecture. Il devient « le liseur ».

« La deuxième partie » est une réflexion sur la culpabilité collective : le destin de la génération des enfants dont les parents adhérèrent d’une manière ou d’un autre au régime nazi : criminels, spectateurs passifs, aveugles volontaires… Pour les jeunes étudiants, la souffrance passive causée par la honte se transformait en énergie, en activisme, en agressivité.

« La troisième partie » est l’interrogation du personnage principal sur sa propre culpabilité : était-il un traître pour avoir aimé une nazie ? Etait-il coupable de l’avoir trahie ? Le secret d’Hanna était-il suffisant pour le libérer ?

« Les strates de notre vie sont si étroitement superposées que dans l’ultérieur nous trouvons toujours de l’antérieur, non pas aboli et réglé, mais présent et vivant. Je comprends ce phénomène, mais je le trouve parfois difficilement supportable. »

Un livre d’une très belle écriture, intéressant par toutes les questions posées, au niveau personnel et collectif, et pour la réflexion sur la société allemande après le nazisme.

Marie-Antoinette

Le monarque des ombres

Javier Cercas

Javier Cercas, l’auteur, est confronté au désir de sa mère qui demande à son fils écrivain, d’écrire sur son grand-oncle, Manuel Mena, « mort à l’âge de 19 ans à la fin de la guerre civile, le 21 septembre 1938, un franquiste fervent, ou du moins un fervent phalangiste, ou du moins l’avait-t-il été au début de la guerre… ». Or pour lui c’était devoir raconter le passé politique de toute sa famille qui le faisait rougir de honte.

C’est ainsi que naît sa réflexion sur le poids de l’héritage et la question du rôle de l’écriture, de l’écrivain, le « littérateur » comme il le qualifie avec ironie. Fallait-il s’en tenir à la stricte réalité, à la vérité des faits si tant est que cela fut possible ? Fallait-il mêler réalité et fiction ? Fallait-il inventer une fiction à partir de la réalité ? La réponse de l’auteur est originale : une alternance dans la composition.

  • chapitres pairs : l’histoire de Manuel Mena dans le contexte de la guerre civile – faits et récits, travail d’historien ne laissant rien au hasard, confrontant les lieux, les dates, les archives, l’affrontement des Républicains et des Franquistes Un texte truffé de détails, caractéristique des ouvrages de J. Cercas. (parfois très longs !)
  • chapitres impairs : l’auteur parle à la première personne de ses recherches, de ses rencontres avec les vieux du village natale. Ce sont ses dialogues avec sa mère, avec son ami cinéaste qui filme et enregistre.

Tout au long du livre, la référence à l’Iliade et l’Odyssée, Achille et Ulysse, explique le titre « Le monarque des ombres ». La mort parfaite qui couronne une vie parfaite, ce que les grecs appelaient « Kalos thanatos » : une belle mort.

L’analyse du poids de l’héritage parcourt tout le livre. Il vaut mieux comprendre l’histoire de sa famille, l’assumer, l’ébruiter plutôt que la laisser se corrompre en soi-même. C’est la seule façon de se décharger, de se libérer. Écrire sur ses ancêtres c’est écrire sur soi. Leur biographie est notre biographie.

Un livre d’une grande intensité, une réflexion sur l’héritage qui questionne, qui ne peut laisser indifférent. Un travail d’historien remarquable.

Marie-Antoinette

les vertueux

Yasmina Khadra

Algérie 1914 : Yacine Chéraga, berger, n’a jamais quitté son douar et sa famille qui vit dans la misère totale. A l’âge de la conscription, à l’automne 1914, il va prendre sous la contrainte la place d’un autre pour aller combattre sur le sol de France. En contrepartie de cet engagement et de son silence absolu sur ce marché de dupes, sa famille profitera de la protection du caïd le temps de la guerre et lui, Yacine, à son retour, recevra une maison et des terres épargnant les siens de la misère pour toujours.

S’en suivront quatre années de guerre, de combats héroïques et vains, de tranchées et de typhus, de blessures et de mort rendant Yacine Cheraga, alias Brahim, à la vie civile fracassé, hanté par la mort de ses frères d’armes, le danger et la peur, fracassé mais libre.

Le caïd ne tiendra pas sa promesse, organisera le retour du héros en la personne de son fils et tentera de se débarrasser de Yacine, seul témoin de l’imposture, lui imposant une vie d’errance et de dissimulation qu’il traversera toujours avec sagesse, résignation et confiance. Traqué, malmené par le sort, il n’a pour faire face à l’adversité que la pureté de son amour et son indéfectible humanité.

 Ce qui sauve Yacine c’est son entêtement à poursuivre les fantômes des absents sans jamais lâcher une ligne de conduite faite de droiture, honnêteté et vaillance, résistant au pessimisme ambiant. La portée du récit en est immédiatement universelle. Une leçon de vie magnifique. « J’ai vécu ce que j’avais à vivre et aimé du mieux que j’ai pu. Si je n’ai pas eu de chance ou si je l’ai ratée d’un cheveu, si j’ai fauté quelque part sans faire exprès, si j’ai perdu toutes mes batailles, mes défaites ont du mérite – elles sont la preuve que je me suis battu »

Les personnages secondaires sont complexes : ce sont des figures d’Algériens qui dominent le récit et offrent à Yasmina Khadra la possibilité d’explorer la complexité de la nature humaine.

Un roman très agréable à lire. L’écriture est élégante et magnifie les émotions du lecteur. La plume de Yasmina Khadra est poétique, prenante et juste.

Dany

Rêver debout

Lydie Salvayre

Une forme originale : une apostrophe à l’auteur de Don Quichotte, Miguel de Cervantes Saavedra, 15 lettres. « Votre couple, Monsieur, est devenu mythique, vous avez quitté ce monde trop tôt pour le savoir. Je vais à présent tenter de vous donner les raisons de ce devenir « mythe »… qui s’est affirmé au cours des 4 siècles qui nous séparent. »

Une harangue, non sans intérêt, mais qui donne une impression très touffue, sans fil conducteur, au style journalistique, des apartés personnels, des allusions à des personnalités actuelles, des mots du langage de la rue. Et puis, au détour, un portrait de Don Quichotte très intéressant ainsi que l’analyse de la société sous la férule de Philippe II et de l’Inquisition.

A partir du chapitre 9 le lecteur retrouve l’intérêt de continuer à feuilleter les pages. C’est l’esquisse d’une biographie de l’auteur : quelle vie ! C’est l’analyse de son écriture, son génie comique assez rare, son esprit gai, son imagination peu commune pour dissimuler l’insupportable, pour dénoncer la violence implacable, oppressive des maîtres, de la religion, de la censure, les violences faites aux femmes, aux pauvres, aux parias. « L’ignorance est une force et la violence son alliée ».

Même si l’auteure réaffirme à plusieurs reprises qu’il n’est pas question pour elle de comparer son époque avec celle de Cervantes, le livre de celui-ci l’éclaire sur ce qui est son actualité : la violence de la société, violence de la Shoah, violence coloniale, violence à l’endroit des étrangers, des transgenres, des pauvres, les inutiles à la prospérité du capital, violence d’un nouvel ordre moral…

Un livre tout d’abord déconcertant mais qui devient un cri du cœur… que l’on peut ou pas entendre, apprécier ou critiquer.

Marie-Antoinette

Les Sept mariages d’Edgar et Ludmilla

Christoph Rufin

« Les sept mariages d’Edgar et Ludmilla » est l’histoire d’un couple assez extraordinaire, Edgar et Ludmilla, dont l’Amour triomphe des difficultés de la vie séparant les êtres humains. Comment ont-ils résolu ce problème : en divorçant quand leur ciel s’assombrissait et en se remariant lorsqu’ils avaient besoin de s’unir à nouveau. Tout simplement ! Ainsi ils se marièrent sept fois et divorcèrent six fois !

Christophe Rufin n’aime pas parler de lui. Mais à travers ces lignes on le retrouve : il est divorcé quatre fois et marié trois fois à la même femme. « Je ne suis pas capable de parler de mon histoire directement, par pudeur, donc je passe par le détour de la fiction ».

Ce livre apparaît un peu comme un conte étant donné son caractère « fantastique », dans le sens d’exceptionnel, d’unique. L’auteur s’est inspiré d’un livre de Dominique Lapierre (Russie : Portes ouvertes, La Cité de la joie) qui racontait cette histoire. En 1958, sous Brejnev avec des amis il se rend en Ukraine pour enquêter sur le pays. C’est le point de départ du livre.

Roman très agréable à lire, bien écrit, il nous fait réfléchir au sens du mariage qui pour Rufin devrait se produire vers la fin d’une vie quand on se connaît bien, qu’on s’apprécie, mais pas au début comme l’ont fait Edgar et Ludmilla ! Cependant il précise que séparation ou vie commune, l’Amour est toujours présent, il est au second plan mais ne disparaît pas.

Dans ce roman, un peu simpliste, distrayant par rapport aux œuvres précédentes de Christophe Rufin, on retrouve les réflexions de l’auteur sur l’amour. Il ne décrit pas des grandes envolées lyriques, d’émotionnelles déclarations, c’est mesuré ! Les personnages d’Edgar et Ludmilla sont solaires, énergiques, brillants et savent vaincre la médiocrité du quotidien. Un livre pour l’été à l’ombre !!!

Josette J.

Un certain M. Piekielny

François Henri Deserable

Ce livre raconte une histoire, à partir de la vie de Romain Gary, écrite dans « La promesse de l’aube » et notamment les louanges prophétiques, faites par sa mère à Vilnius devant les locataires du n°16 de la Grande-Pohulanka dont Mr Piékielny ! L’idée de départ du livre est la phrase répétée plusieurs fois, exprimée soi-disant, par M. Piekielny qui admirait beaucoup le jeune garçon et avait été fortement troublé par les mots de sa mère. Cet homme, juif, de condition modeste, ayant existé ou pas, voisin ou pas, de Roman Kacew s’était pris d’affection pour le petit.

« Et puis un jour vint la pathétique requête :  quand tu rencontreras de grands personnages, des hommes importants, promets-moi de leur dire : Au n°16 de la rue Grande-Phulanka à Wilno, habitait un certain M. Piekielny ». Le héros du roman part donc à sa recherche dans cette ville de Vilnius pour retrouver sa trace. Il suppose qu’il fut victime du génocide perpétré par les nazis en septembre 1941. Là l’auteur écrit un passage dramatique sur la fin imaginée du vieil homme sans être sûr de rien. Il n’a aucune preuve et n’a rien trouvé dans la ville de Vilnius. Passage émouvant sur le sort réservé aux juifs et depuis, « Vilnius porte le deuil ».

Romain Gary affirme : « Des estrades de l’ONU à l’ambassade de Londres, du Palais Fédéral de Berne à l’Élysée, devant Charles de Gaulle et Vichinsky, devant les hauts dignitaires et les bâtisseurs pour mille ans je n’ai jamais manqué de mentionner l’existence du petit homme et j’ai même eu la joie de pouvoir annoncer plus d’une fois, sur les vastes réseaux de la télévision américaine qu’au n°16 de la rue Grande-Phulanka à Wilno, habitait un certain Mr Piekielny. Dieu ait son âme ! ».

On ne sait pas si dans sa carrière il a vraiment prononcé ces mots, il n’y a aucune preuve, mais on le suppose ! A la fin du livre (p. 230) le lecteur comprend pourquoi R. Gary les a cité dans « La promesse de l’aube ». Je ne le révélerai pas !

Josette J.

L’Univers expliqué à mes petits-enfants

 Hubert Reeves

Hubert Reeves est un astrophysicien québécois, chercheur, universitaire et vulgarisateur. L’astrophysique nucléaire a pour vocation d’expliquer l’origine, l’évolution et les proportions des éléments chimiques dans l’Univers. Elle apporte des réponses à des questions fondamentales : comment notre Soleil et les étoiles peuvent-ils briller des milliards d’années ? Quelle est l’origine des éléments indispensables à la vie comme le carbone, l’oxygène, l’azote ou le fer ?

Hubert Reeves entreprend d’apporter des réponses à ces questions et à d’autres afin d’expliquer l’Univers à ses petits-enfants. Ceux-ci ayant des âges qui varient de 6 mois à 21 ans il décide de s’adresser aux enfants dont l’âge avoisine les 14 ans, soit entre les deux extrêmes de son lectorat. Le livre prend la forme d’un dialogue (en partie réel) entre l’astrophysicien et sa petite fille. Il réussit à apporter des réponses accessibles en utilisant des mots simples, des métaphores, sans pour autant sacrifier la pertinence et la rigueur scientifique.

Par ailleurs, il ne dédaigne pas les interrogations philosophiques et existentielles telles que : sommes-nous seuls dans l’Univers ? Quelle est l’origine de la vie ? Existe-t-il un grand architecte de l’Univers ? En racontant l’Univers, il parle de notre histoire, de nos origines, de cette fantastique aventure qu’est la vie sur cette planète Terre. Hubert Rives traite pareillement des sujets actuels de notre environnement menacé. « Cette crise écologique que nous traversons pourrait être un phénomène universel, un passage obligé de la croissance de la complexité partout où elle atteint les hauts niveaux de l’intelligence et de la conscience. Une sorte d’examen de passage auquel seraient soumis tous les habitants intelligents des planètes où la vie a pu (ou pourra) apparaître ».

Une charmante et indéniable poésie émane de ce livre simple, fluide et agréable à lire, qui donne aussi à réfléchir en terminant par la note pessimiste résultant de la crise écologique que nous traversons. Celle-ci pourrait en effet constituer l’ultime défi, dont nous ne connaissons pas encore le dénouement. L’Homme sera-t-il capable de survivre à sa propre autodestruction ? Pour Hubert Reeves, tout dépendra de la prise de conscience des générations actuelles et futures. Message reçu. Merci M Hubert Reeves.

Antoinette

Cercles de Provence : on recycle !

12 octobre 2022

La Salle du Clos Blancheton accueillait le public, ce samedi 8 octobre 2022, pour une conférence intitulée « les Cercles, une sociabilité en Provence », animée par Pierre Chabert, enseignant chercheur et docteur en ethnologie.

En introduction, le Président du Cercle progressiste carnussien, Michel Motré, rappelle : « Notre association est jeune si on la compare aux autres cercles des communes voisines. Ainsi Le Cercle Républicain de Gémenos a fêté ses 150 ans et celui de Roquefort la Bédoule ses 140 ans ! Tous ces cercles constituent des espaces de sociabilité riches d’initiatives citoyennes, de culture et de solidarité. Aujourd’hui, nous vous proposons une conférence qui traite des Cercles et de leur évolution au travers des années.

Pierre Chabert, spécialiste de l’histoire des Cercles de Provence (photo © CPC)

Pour cela, nous avons fait appel à Pierre Chabert qui a retracé l’histoire des cercles en Provence dans un ouvrage publié au Presses Universitaires de Provence paru en 2006. Très récemment, avec l’appui de Pauline Mayer, chargée de mission inventaire du patrimoine immatériel, il a effectué une recherche sur l’évolution de ces chambrettes devenues cercles au travers d’une étude qui privilégie une pratique vivante (humaine). L’enquête se fonde sur des entretiens qui concernent le sud de la région : les Bouches du Rhône, le Var et les Alpes Maritimes. Le diaporama qui recense les différents cercles du territoire Provence verte et Verdon a été réalisé par Pauline Mayer qui nous l’a aimablement transmis pour la conférence. »

Cercle de Brue Auriac dans le Var (photo © Pauline Mayer / Provence Verte et Verdon)

L’étude des cercles comporte plusieurs facettes : géographique, historique, ethnologique et politique. Pierre Chabert s’attache à développer ces différents aspects en insistant surtout sur les trois premiers points, l’aspect politique diffusant dans les trois.

Les cercles dans l’espace géographique

L’exposé s’interroge sur les raisons pour lesquelles les Cercles se sont développés, en particulier dans notre région entre l’Est du Rhône et l’Ouest du fleuve Var, comment ils ont évolué dans le temps et pourquoi ils se sont implantés dans certains territoires plutôt que sur d’autres. En dehors de ce territoire provençal, les cercles ont quasiment disparu sauf dans les Landes où ce sont essentiellement des assemblées de chasseurs, et en Alsace où l’orientation est plus religieuse.

Cercle philharmonique de Saint-Maximin-La Sainte-Baume dans le Var, au début du XXe siècle (photo © Pauline Mayer / Provence Verte et Verdon)

C’est en Europe, à partir de l’Italie qui comportait de nombreuses confréries de pénitents, conférant un caractère religieux à ces associations, que les émigrés introduisirent ces structures en France, dans le Sud-Est en particulier. La spécificité religieuse de ces cercles évolua selon des critères liés à l’activité professionnelle, aux intérêts culturels ou aux engagements sociaux comme politiques des populations concernées. Ces Cercles revêtent aussi localement un caractère corporatiste, regroupant des chasseurs, des pêcheurs, ou des employés et ouvriers de l’industrie et du commerce, cela sans oublier les cercles philharmoniques avec leur fanfare traditionnelle.

Les cercles dans l’histoire

Historiquement, les cercles se sont développés dans le cadre de la loi de 1901 sur les Associations, conquête de la politique sociale instituée par la IIIème République qui encadre le mouvement associatif. C’est ainsi que ces cercles se structurent de différentes manières, regroupant notamment des sympathisants de partis politiques de droite ou de gauche, dont les membres étaient soit plutôt des bourgeois, soit plutôt des ouvriers.

Chaque cercle possédait sa marque spécifique, conservant un fond religieux (pratique de la charité) ou optant pour une démarche plus progressiste (création de caisses de solidarité, de coopératives). La vocation restait cependant la même :  créer dans la ville, dans le village ou le quartier, un espace de sociabilité.

Cercle républicain des travailleurs de Roquefort la Bédoule (photo © CPC)

En continuant de remonter dans le temps, notre conférencier, situe avec l’avènement de la IIIème République les clivages constatés, parfois, entre les cercles d’une même localité, tels ceux de notre commune voisine de Roquefort-la-Bédoule avec le cercle dit « blanc » regroupant les notables et grands propriétaires terriens d’une part et d’autre part le Cercle Républicain des Travailleurs dit « rouge », celui des ouvriers et employés des fours à chaux.

Des liens souvent étroits entre coopératives agricoles et cercles : affiche à la Coopérative de Brignoles (photo © Pauline Mayer / Provence Verte et Verdon)

Cette ouverture constituait un progrès à cette époque si on se réfère à la situation précédente car au Second Empire, Napoléon III voyait dans ces assemblées un caractère dangereux pour le pouvoir, au point qu’il en interdit la création. Précédemment existaient en effet des structures de sociabilité informelles appelées « chambrettes ». Elles réunissaient une vingtaine de personnes dans un petit local (chambre, grange…) et avaient un caractère plus ou moins secret. C’est dans ce type d’assemblée que le mouvement de « la libre pensée » s’exprimait notamment au cours du Premier Empire, puis durant la restauration et la monarchie de juillet.

Dans la région, c’est en 1791 que l’on voit apparaître les premiers cercles à Saint Zacharie et au Beausset. Suivront notamment après 1870 la création de cercles républicains dont le nom est marqué par l’histoire : Cercles du 4 septembre 1870, en commémoration de la proclamation de la IIIème République. Auparavant, donc avant la Révolution, les « chambrettes » avaient plutôt une vocation religieuse et étaient tenues par des congrégations soucieuses de développer la pratique de la charité.

Sans remonter à l’époque romaine où existaient déjà des assemblées citoyennes, notons que c’est à la date de 1212 que l’on enregistre la création de la première « commune » par la confrérie du « Saint Esprit », avec pour objectif d’administrer la ville de Marseille. L’importance de cette filiation continue jusqu’à aujourd’hui, en effet de célèbres édiles de la ville de Marseille furent issue du « Cercle catholique de Mazargues » ou de celui de « la Renaissance de Sainte-Marguerite ».

Les cercles, quelques approches ethnologiques

Pour revenir à la période de prospérité des cercles que fut celle de la IIIème République et jusqu’au début de la seconde partie du XXème siècle, ces cercles ont eu pour vocation de regrouper essentiellement des hommes, cela dans l’esprit de l’époque, peu ouverte à l’émancipation des femmes. Ils regroupaient principalement des salariés autour des emplois fournis par les industries locales des tuileries, des chantiers navals à La Ciotat ou des mines de lignite autour de Gardanne. Initialement, pour y être admis il fallait être parrainé et les demandes d’adhésion faisaient l’objet d’un examen où la valeur de la moralité du candidat était prise en compte. Cela donnait droit à une carte de membre, qui pouvait se transmettre au sein d’une même famille.

Cercle philharmonique de Saint-Maximin-La Sainte-Baume dans le Var, actuellement (photo © Pauline Mayer / Provence Verte et Verdon)

Ces cercles étaient le reflet de la société en modèle réduit, parfois politisés, mais recherchant essentiellement à développer la convivialité entre ses membres, proposer des activités culturelles (bibliothèque, fanfare musicale), gérer une coopérative ou une épicerie solidaire.

Les cercles pouvaient être propriétaires (par souscription) ou locataires des locaux qu’ils aménageaient souvent comme un second « chez soi » en les décorant avec des tableaux, des photos et autres objets dont une Marianne dans les cercles républicains. Les cercles étaient souvent « l’antichambre » de la mairie pour les prétendants à la fonction de premier magistrat de la commune. La réussite de l’organisation de fêtes et autres banquets républicains étaient le gage d’un succès d’estime auprès des populations. Cela suscitait aussi la rivalité entre cercles de tendances politiques différentes ou entre communes voisines avec des identités marquées.

Conclusion débat sur l’avenir des cercles

Au terme de son exposé et au cours des échanges qui suivirent avec le public Pierre Chabert a montré que le mode de vie actuel, l’organisation de la société, les comportements individuels ont entraîné un déclin de l’activité des cercles, voire leur disparition à l’exception de la partie Est de la Provence. La distance entre le domicile et le lieu de travail s’est considérablement allongée et les liens de voisinage s’affaiblissent. De plus, la concurrence des réseaux sociaux ne fait qu’accentuer l’individualisme au profit d’autres modes de communications et d’accès à la culture.

Une assistance passionnée pour cette conférence de Pierre Chabert (photo © CPC)

A ce bilan s’ajoute que parfois ces lieux ne sont pas reconnus pour leur apport à la culture populaire voire qu’ils sont soupçonnés d’être trop « politisés », alors même que le terme politique renvoie justement à la vie de la cité. Aujourd’hui subsistent des cercles qui doivent leur survie à l’engagement de leurs membres et de leurs dirigeants, souvent retraités, dont la composition se féminise, ouvrant de nouvelles voies de renouveau pour perpétuer et développer ces lieux d’échanges participatifs.

C’est le cas du Cercle Progressiste Carnussien qui en plus de ses réunions mensuelles, édite un journal distribué à toute la population et publie des articles sur un blog, propose un club de lecture (« Katulu ? ») et participe à des actions caritatives. Sans se comparer aux cercles centenaires de communes voisines, nous souhaitons qu’il perdure au profit de cette sociabilité locale provençale héritière de la « romanité » antique.

C’est autour d’un verre d’apéritif, offert par le Cercle, que la conférence prit fin tout en continuant les échanges entre le public et notre brillant conférencier auquel nous adressons nos plus vifs remerciements.

C.M.

Conférence du Cercle de Carnoux sur les Cercles de Provence

8 octobre 2022

La prochaine conférence organisée à Carnoux-en-Provence par le Cercle progressiste carnussien (CPC), sera présentée ce samedi 8 octobre à 18h30 par Pierre Chabert, enseignant chercheur, docteur en ethnologie. Elle nous contera l’histoire des Cercles, particulièrement développés en Provence, surtout au début du siècle précédent où ils ont joué un grand rôle dans la sociabilité des milieux ruraux.

Comme à l’accoutumée, cette conférence du CPC, qui se tiendra dans la salle communale du Clos Blancheton, en haut de la rue Tony Garnier, derrière la mairie de Carnoux, sera accessible gratuitement à tous. Alors venez nombreux découvrir l’histoire toujours actuelle des Cercles provençaux.

Sempé, for ever…

14 août 2022

Le dessinateur humoristique et poète, Jean-Jacques Sempé, nous a quitté ce jeudi 11 août 2022, décédé paisiblement à près de 90 ans, dans sa résidence de vacances à Draguignan, dans le Var, selon un communiqué de son épouse. Une fin de vie banale pour un homme dont tous ceux qui l’ont approché retiennent la grande gentillesse et l’humanité simple. Porté ni sur l’actualité ni sur la politique, il a pourtant réussi l’exploit de dessiner pas moins de 113 fois la couverture du prestigieux magazine américain The New-Yorker, avec lequel il a collaboré pendant 40 ans à partir de 1978, et il restera sans doute comme l’un des dessinateurs français les plus illustres dont tout le monde connaît les dessins et leur style inimitable.

Le dessinateur Jean-Jacques Sempé à sa table de travail à Montparnasse, en 2019 (photo © LP / Arnaud Dumontier / Connaissance des arts)

Il était pourtant bien mal parti dans la vie. Enfant né hors mariage en 1932, à Pessac, il subit durant toute son enfance les terribles scènes de ménage de ses parents et se réfugie dès l’âge de 12 ans dans le dessin humoristique avant de quitter l’école à 14 ans pour son premier métier de livreur à bicyclette, à une période où la profession était bien représentée avant une longue éclipse. En 1954, il rencontre René Goscinny dans une agende de presse belge où il dépose régulièrement ses dessins pour un hebdomadaire intitulé Le Moustique. C’est le début d’une longue amitié qui débouche rapidement sur les premiers scénarios du Petit Nicolas, publié dans Pilote à partir de 1959, en même temps que les premières aventures d’Astérix.

Un album du Petit Nicolas réédité par IMAV éditions

C’est en voyant une publicité du célèbre caviste Nicolas que Sempé a eu l’idée de nommer ainsi son petit écolier turbulent des années 1950, tandis que Goscinny invente pour sa bande de copains les noms les plus extravagants, Rufus, Alceste ou Clotaire. Un univers de cours de récréation qui connaîtra en tout cas un succès immense et durable, publié à partir de 1960 et réédité depuis 2004 par Anne Goscinny, la propre fille de René, elle-même éditrice. Un succès que Sempé expliquait à sa façon : «  Le Petit Nicolas est indémodable car lorsque nous l’avons créé il était déjà démodé » : bien vu en effet !

A partir de 1965, Sempé collabore régulièrement avec l’Express où paraissent ses dessins toujours très fouillis dans lesquels se perdent ses personnages, parfois ridicules et pétris de convenance et de vanité, mais souvent profondément sincères sous le regard du dessinateur qu’on devine aussi espiègle que bienveillant. Des dessins plein de poésie et totalement intemporels, généralement en décalage complet avec l’actualité, centrés sur le comportement et les rapports humains plus que sur l’écume des modes et des événements.

Un dessin de Sempé à la une du New-Yorker (source © The Huffington post)

Il dessine également pour le Figaro et le Nouvel Observateur, puis Télérama à partir de 1980, tout en développant son activité pour le New Yorker qui lui assure une notoriété internationale. Les aventures du Petit Nicolas ont d’ailleurs été traduits dans une quarantaine de pays et ses autres publications de dessins d’humour dans une bonne vingtaine. Les cinq premiers volumes du Petit Nicolas, publiés entre 1960 et 1964, se sont d’ailleurs vendus au total à 15 millions d’exemplaires !

Ses dessins de cyclistes, de musiciens d’orchestre, de richissimes hommes d’affaires blasés ou de belles désœuvrées en villégiature à Saint-Tropez, resteront gravés dans les mémoires de chacun : on y reconnaît du premier coup d’œil sa patte tout en rondeur et son style inimitable, plein de poésie.

Connaisseur de vin, un dessin de Jean-Jacques Sempé, à admirer parmi bien d’autres sur le site de sa galeriste et épouse, Martine Gossieaux

Son dernier dessin est à lui seul est représentatif de l’artiste. Publié la semaine dernière dans Paris Match, quelques jours seulement avant son décès, on y voit une muse perdue dans un immense paysage pittoresque et verdoyant bien que dessiné en noir et blanc, comme souvent chez Sempé. Elle s’adresse à celui qui s’efforce de peindre la scène sur son chevalet, consciente sans doute que face à une telle beauté du paysage naturel qui l’entoure elle risque de paraître bien insignifiante : « Pense à ne pas oublier ».

Le dernier dessin de Jean-Jacques Sempé, publié dans Paris-Match du 4 au 10 août 2022 (source © Paris Match / Twitter)

Mais il n’y a aucun risque qu’on oublie le dessinateur qu’était Sempé avec ses dessins qui ne seront jamais démodés tant ils reflètent la complexité de l’âme humaine et ses petits travers intemporels, les petites joies du quotidien et les grandes émotions de toujours. A croire que son nom qui rappelle furieusement le semper latin, qui désigne justement ce mot de toujours, alors qu’il traduit simplement son origine basque, était prémonitoire pour ce dessinateur poétique et élégant de l’intemporel…

L. V.

Carnoux : l’Artea toujours englué dans l’ALG

2 août 2022

Plus de vingt ans que ça dure ! Voilà plus de vingt ans que l’Artea, la salle de spectacle municipale de Carnoux-en-Provence, un écrin de culture magnifique composé d’une salle de spectacle remarquable avec sa jauge de 308 places assises et 450 debout et sa scène toute équipée assortie d’un vaste hall de 200 m2 et d’un théâtre de verdure en forme d’amphithéâtre doté de 300 places assises supplémentaires, ce bel équipement que bien des communes nous envient, vivote dans les mains d’une société privée chargée de son exploitation, largement subventionnée par la collectivité.

L’entrée de l’Artea, la salle de spectacle municipale de Carnoux (source © My Provence)

C’est en effet en 2000 que la gestion de cette salle de spectacle municipale a été confiée en délégation de service public à la société Arts et loisirs gestion (ALG), une SARL créée pour l’occasion et dont le siège social est d’ailleurs domicilié dans les locaux même de l’Artea. Le directeur de cette société, Gérard Pressoir, ancien conseiller financier à la Barclay’s Bank et ex directeur d’antenne de Fun Radio à Aix-en-Provence, s’était fait la main en gérant à partir de 1994, déjà en délégation de service publique (DSP), le Stadium de Vitrolles, une salle polyvalente de 4500 places conçue en 1990 par l’architecte Rudy Ricciotti pour la modique somme d’un peu plus de 7 millions d’euros, sous forme d’un gros cube de béton brut égaré en pleine campagne sur les remblais toxiques d’un ancien terril de boues rouges issues de la fabrication locale d’alumine.

Le Stadium de Vitrolles, à l’état d’abandon sur les hauteurs de Vitrolles, au milieu des déchets toxiques de boues rouges (source © Maritima)

Mauvais pioche pour Gérard Pressoir car après quelques années de succès relatif, assuré surtout grâce aux matchs de handball de l’équipe montée par Jean-Claude Tapie, le frère de Bernard, la polémique fait rage autour de cette salle de spectacle excentrée et atypique. Dès 1997, l’élection de la candidate Front National Catherine Mégret à la mairie de Vitrolles attise les tensions. A la suite de l’échec d’un concert de rock identitaire français prévu le 7 novembre 1997, le Stadium, déjà fragilisé par le dépôt de bilan de l’OM Handball en 1996, ferme ses portes en 1998, la municipalité refusant de renouveler la DSP. Il faut dire qu’un attentat à la bombe avait eu lieu une semaine avant pour empêcher le déroulement de ce spectacle de rock, donnant à la municipalité Front national le prétexte rêvé pour tirer le rideau, les installations techniques ayant été gravement endommagées.

Depuis, le Stadium est à l’abandon, victime des pillards et autres squatteurs. Récupéré en 2003 par la Communauté d’agglomération du Pays d’Aix, cette dernière a préféré y stocker des ordures ménagères et construire une autre salle de spectacle à Luynes, comprenne qui pourra… Reprise en 2015 par la commune de Vitrolles désormais dirigée par le socialiste Loïc Gachon, il a fallu attendre fin 2021 pour que le Festival lyrique d’Aix-en-Provence envisage de rouvrir la salle mais rien n’est encore fait tant le coût des travaux de remise en état est effrayant !

Gérard Pressoir (à droite), exploitant de l’Artea depuis plus de 20 ans, ici avec le chanteur et humoriste Yves Pujol (source © L’ARTEA)

Toujours est-il que c’est fort de cette expérience quelque peu mitigée que la SARL ALG, dans laquelle Gérard Pressoir est associé à parts égales avec la société Delta Conseil de Dominique Cordier, a remporté le marché de l’exploitation de l’Artea, dans le cadre d’une DSP par voie d’affermage. Un marché renouvelé à de multiples reprises depuis, étendu en 2018 à la gestion du Centre culturel de Carnoux, et qui vient encore d’être attribué, pour la n-ième fois à la société ALG et pour une durée de 5 ans jusqu’en septembre 2027, à l’issue d’une commission d’appel d’offre qui s’est déroulée en toute discrétion le 22 juillet 2022. Comme à l’accoutumée, aucune autre offre que celle de la société ALG n’avait été déposée, ce qui limite de fait grandement les aléas de la concurrence et a donc permis à Gérard Pressoir, dont la propre fille siège désormais au conseil municipal de Carnoux, de convaincre aisément et sans beaucoup d’arguments, qu’il était le mieux placé pour se succéder une nouvelle fois à lui-même dans la gestion de cet équipement culturel public : « il faut que tout change pour que rien ne change »…

La salle de spectacle de l’Artea, à Carnoux, avec ses 308 places assises (source © L’ARTEA)

Pourtant, le bilan de cette exploitation, jusqu’à présent soigneusement tenu à l’abri de la curiosité des habitants de Carnoux, bien que propriétaires et principaux bénéficiaires de l’Artea, n’est pas des plus brillants si l’on s’en réfère aux quelques feuillets assez indigents qui tiennent lieu de bilan annuel pour les trois dernières années d’exploitation. En 2019, la société ALG se targuait d’ouvrir 150 jours par an, principalement pour la diffusion de films, et d’accueillir plus de 20 000 spectateurs dans l’année, tout en louant la salle 30 jours par an à des écoles de danse. Avec le confinement, en mars 2020, la salle est restée fermée pendant quasiment un an, jusqu’en avril 2021. Et pour la saison 2021-2022, le nombre de jours d’ouverture par an ne dépasse pas 105, avec de nombreux spectacles annulés ou reportés faute de spectateurs, une baisse du nombre de location de la salle et une faible fréquentation du cinéma avec moins de 15 spectateurs par séance en moyenne.

Concert de Bella Ciao au théâtre de verdure de l’Artea, le 2 août 2018 dans le cadre des Estivales de Carnoux (source © Mairie de Carnoux-en-Provence)

Ces bilans posent une fois de plus la question de la manière dont un équipement culturel aussi ambitieux que l’Artea pour une petite commune de 7000 habitants peut être exploité de manière optimale. Le principe même de la DSP pour un tel équipement culturel est de décharger la commune de l’exploitation de la salle en la confiant à un professionnel jugé mieux à même de la rentabiliser au maximum, sachant que l’activité est par nature déficitaire. De fait, le coût annuel d’exploitation d’une telle salle en année normale est de l’ordre de 430 000 € qui se partage, grosso modo à parts égales, entre les frais de personnel (4 salariés déclarés dont le gérant lui-même et des techniciens souvent payés à la prestation) et les charges liées à la commande et l’organisation des spectacles. Les recettes en année normale tournent autour de 200 000 € et la commune verse donc au délégataire une subvention d’équilibre qui était de 258 000 € en 2018 et de 244 000 € en 2019, considérées comme années de référence avant le confinement.

Le maire de Carnoux sur la scène de l’Artea (vide) le 7 janvier 2022 pour ses vœux à la population (source © Mairie de Carnoux-en-Provence)

Les équipements sont mis gratuitement à disposition de l’exploitant par la commune qui se charge par ailleurs du gros entretien et qui subventionne donc le prestataire pour lui permettre de se rémunérer tout en assurant l’exploitation du site. Celle-ci pourrait donc très bien être confiée directement à des agents municipaux spécialisés, comme choisissent de le faire bon nombre de communes dans la même configuration. Cela permettrait une gestion beaucoup plus souple, moyennant davantage d’implication dans le choix de la programmation, en partenariat direct avec les associations locales. Une gestion mutualisée, assurée à l’échelle métropolitaine, du réseau de salles municipales implantées dans quasiment chacune des communes, pourrait sans doute aussi contribuer à en rationaliser la gestion et à optimiser l’exploitation de ces équipement qui nécessitent de lourds investissements et des frais d’entretien élevés.

On est en tout cas, dans ce cas de figure de l’Artea, très éloigné de la notion même d’affermage qui est pourtant officiellement le mode de dévolution retenu pour cette DSP et qui suppose que « le délégataire se rémunère substantiellement des recettes de l’exploitation, augmentées d’une participation communale en compensation des contraintes imposées par la collectivité ». En l’occurrence, les contraintes imposées par la commune sont très faibles puisqu’elles se limitent à la fourniture de places gratuites (120 par an dont 8 au maximum par spectacle, ce qui n’est guère une contrainte pour une salle qui peine généralement à se remplir) et à la mise à disposition de la salle pour 8 manifestations par an. La salle peut aussi être utilisée par des associations mais dans ce cas la location est facturée par l’exploitant…

Dans la nouvelle version de la DSP renouvelée en 2022, la subvention d’équilibre a été fixée à 195 000 € par an, ce qui reste très généreux et devrait encore excéder largement les recettes escomptées, celles-ci se limitant à 76 000 € pour l’exercice 2020-21 et même à 26 000 € seulement cette année ! De quoi fragiliser juridiquement la validité de cette nouvelle DSP puisque la subvention sera vraisemblablement la principale source de rémunération de l’exploitant : espérons que la Chambre régionale des Comptes ne viendra pas y fourrer son nez, comme elle l’avait fait dans la gestion du Centre culturel, et que personne ne s’avisera de déposer un recours contre cette attribution, comme cela a été le cas avec la DSP du Zénith de Toulon, également attribué à ALG en juillet 2020 mais suspendu trois mois plus tard sur ordonnance du Tribunal administratif…

L. V.