Le cercle de lecture carnussien Katulu ? rattaché au Cercle progressiste carnussien est toujours aussi actif et se réunit chaque mois pour échanger sur ses lectures et partager ses découvertes. Si vous aussi vous avez plaisir à lire et à partager vos impressions de lecture, n’hésitez-pas à rejoindre le groupe.
Voici en attendant, un petit résumé des dernières notes de lectures du groupe, au sujet d’une douzaine d’ouvrages dont il a été question au cours du premier trimestre 2024, l’intégralité de ces notes étant accessible ci-dessous :
L’automne est la dernière saison
Nasim MARASHI
Avec beaucoup de poésie et de talent, l’autrice soulève la question du départ et de la liberté, rendant universelles les histoires d’amour et d’amitié qu’elle décrit. C’est un croisement entre le réel et l’intime, de l’histoire du quotidien et de la grande histoire : « Je me dis toujours que le livre sur lequel je travaille est peut-être le dernier. Écrire en Iran est un combat »
Trois amies, Leyla, Shabaneh et Rodja, s’efforcent de mener une vie libre dans le brouhaha des rues de Téhéran. Elles sont à l’heure des choix, diplômées, tiraillées entre les traditions, leurs modernités et leurs désirs. Toutes trois sont brillantes. Elles se battent pour leur autonomie intellectuelle et financière.
Rodja, la plus ambitieuse est enseignante et s’est inscrite à un doctorat à l’université de Toulouse. Il ne manque que son visa, passeport pour la liberté. La solution est-elle toujours de partir ? « On n’est plus du même monde que nos mères, mais on n’est pas encore dans celui de nos filles. Nos cœurs penchent vers le passé et notre esprit vers le futur. Le corps et l’esprit nous tirent chacun de son côté. On est écartelé ». En un été et un automne, elles vont devoir se décider. D’espoirs en découragements, et de compromis en déconvenues, elles affrontent leurs contradictions entre rires et larmes, soudées par un lien indéfectible, qui soudain vacille tant leurs rêves sont différents.
« L’automne est la dernière saison » est une magnifique histoire d’amour et d’amitié, sensible et bouleversante, profondément ancrée dans la société iranienne d’aujourd’hui et prodigieusement universelle. Nasim Marashi brosse le portrait saisissant de cette jeune génération qui a connu une révolution avortée. Une génération qui doit faire avec ses rêves et ses désillusions. Une chronique du désenchantement tout autant qu’une critique implicite du régime. Si dans ce roman, il n’est pas directement question du régime des mollahs et de la répression qui frappe la population, on sent bien la chape de plomb qui pèse sur les habitants, à commencer par ce choix binaire que tous sont appelés à faire, partir quand on peut, ou rester. Choix difficile car il est souvent définitif.
Dany
Celle qui plante les arbres
Wangari Maathai
Ce livre est un récit autobiographe dont le titre original « Unbowed : A Memoir »peut être traduit par : « Insoumise : une mémoire », publié en anglais du Kenya en 2006 puis traduit en français et édité aux éditions Héloïse d’Ormesson en 2007.
Le récit est construit chronologiquement et nous permet d’appréhender tous les temps forts de la vie de l’autrice. Descriptif, il met en lumière le destin d’une jeune fille puis d’une femme qui échappe à un déterminisme social, mais sans toutefois oublier ses racines. Analytique, il pointe les difficultés d’une nation nouvelle à s’émanciper. C’est l’histoire de la vie d’une femme battante qui ne baisse jamais les bras.
Wangari Maathal naît en avril 1940 dans un village, au centre du Kenya. Ses parents sont des paysans. Brillante élève, Wangari bénéficie d’une bourse et comme des centaines de jeunes diplômés kenyans, elle peut alors rejoindre les États-Unis. Ses études la conduiront du Texas à la Pennsylvanie puis en Allemagne avent d’intégrer l’université de Nairobi où, en 1971, elle est la première femme à obtenir un doctorat en médecine vétérinaire.
C’est une battante qui, en qualité d’enseignante puis de professeur, œuvre à l’université pour l’égalité femmes-hommes notamment en matière de salaire. Engagée au sein du conseil national des femmes du Kenya, elle dénonce la situation des femmes des régions rurales et participe à la création du mouvement de la ceinture verte (Green Belt Mouvement). Militante du Forum pour le rétablissement de la démocratie elle est poursuivie, arrêtée et jetée en prison, d’où elle pourra sortir grâce à la pression des soutiens étrangers qui reconnaissent son investissement pour la ceinture verte.
En 2002, elle est élue députée et crée l’année suivante le parti écologiste Mazingira, au sein duquel elle militera pour l’amélioration de la gestion des ressources naturelles afin lutter contre la pauvreté. En 2004, elle est la première femme africaine à recevoir le prix Nobel de la paix, et elle déclare : « je suis très fière et à mes yeux (…) c’est l’Afrique que le monde récompense et c’est la femme africaine qu’on récompense ».
Elle poursuit infatigablement sa mission et parcourt le monde en intervenant par de nombreuses conférences. Elle meurt en 2011 et symboliquement demande à être incinérée dans un cercueil fait de lianes et de bambous, cela afin que l’on ne détruise plus d’arbres. Son héritage perdure. Le mouvement de la ceinture verte se développe et les valeurs qui sous-tendent son engagement animent de nombreuses équipes dans le monde entier.
Michel
Stardust
Leonora Miano
Leonora Miano est née au Cameroun et vit actuellement au Togo. Elle défend l’identité afropéene, celle des Européens d’ascendance africaine subsaharienne. Ce mot-valise a été inventé par le groupe de musique rock Talking Heads, selon Leonora Miano.
Cela signifie qu’elle est partagée entre ses racines africaines et son éducation européenne. Elle cherche à « déconstruire l’homme blanc » et à travers ses romans, ses pièces de théâtre et ses essais, se penche sur l’histoire de l’esclavage et de la colonisation.
« Stardust » est un essai très personnel. Il raconte son intime. Écrit il y a plus de vingt ans, elle nous fait partager une période de vie extrêmement difficile : jeune maman de 23 ans, abandonnée par le père de sa fille, elle est accueillie dans un centre de réinsertion et d’hébergement du 19ème arrondissement à Paris. Sans l’amour pour son bébé, sa passion pour la littérature, sa relation à l’écriture et les échanges de lettres avec sa grand-mère restée au Cameroun, Leonora Miano se serait, dit-elle, suicidée.
Les mots, soigneusement choisis, l’écriture incisive, les phrases courtes, sans fioritures, l’aident à décrire sa douleur pour mieux la supporter. La lecture de ce livre est comme une histoire, racontée par son auteur, qu’elle pourrait murmurer à notre oreille, le soir, avant de nous endormir en nous laissant espérer que la vie n’est pas un conte de fée mais que chacun porte, au fond de soi, la capacité de s’extraire de toute situation, si douloureuse soit-elle.
Bénédicte
LA VIE HEUREUSE
David FOENKINOS
Eric Kherson, quadragénaire sympathique et discret, bonne situation financière, couple séparé et père démissionnaire, se laisse happer par Amélie, une ancienne condisciple de son lycée qui l’intègre dans son équipe ministérielle. C’est une belle promotion sociale mais Eric traîne un malaise profond depuis ses quinze ans, culpabilisé par sa mère qui l’a impliqué dans la mort accidentelle de son père.
Il accompagne Amélie à Séoul pour proposer aux Coréens une implantation industrielle à Mulhouse. Dès son arrivée il est fasciné par la vitrine de « Happy Live ». Il apprend que la Corée du Sud, au quatrième rang de suicide au monde, favorise la mise en scène d’enterrements virtuels dont le rituel a des effets apaisants sur les déprimés. Il obtient de vivre SA cérémonie mortuaire. Il en sort régénéré et de retour en France poursuit dans cette voie.
Mythe d’Isis et Osiris, Jésus ressuscitant Lazare, le phénix qui renaît de ses cendres et la fleur japonaise Lycoris radiata… la fleur de l’au-delà qui pousse le long du chemin menant à la réincarnation. Il a trouvé le nom de l’entreprise mortuaire qu’il va créer. Ce sera LYCORIS. Et ça marche…
Le sujet n’est pas macabre, même parfois assez cocasse, à tiroirs labyrinthiques comme dans « Le mystère Henri Pick » mais moins jubilatoire.
Roselyne
Fabriquer une Femme
Marie Darrieussecq
La lecture est agréable, facile, un livre qui se dévore aisément. Le sujet est cependant banal : l’histoire de deux destins de femme, deux amies, Rose et Solange. Une histoire d’évolution de l’adolescence à l’âge adulte. Avec des variations savoureuses sur les expériences sexuelles et ses ratages ou ses grands moments douloureux. Il s’agit donc d’un roman d’apprentissage, le sujet étant : la fabrique d’une Femme.
Marie Darrieussecq nous offre une Ode à la Femme, dans ses questionnements, ses choix, les deux portraits en miroir de ses héroïnes qui se façonnent avec le temps tout en carambouilles, de bric et de broc sont touchants. L’une Rose est plus conventionnelle, milieu bourgeois, l’autre Solange, milieu plus modeste s’émancipe et tente l’aventure loin de ses racines.
Donc, sujet banal, composition simple et pourtant le récit s’incarne dans un fond historique très dense et bien reconstitué, années 70 -80, post guerre d’Algérie, chute du mur de Berlin, morts en Serbie, au Rwanda, années sida et cancer. Le dressage de nos deux héroïnes n’est donc pas sans violence. L’occasion pour l’autrice d’être une messagère féministe, une voix « me-too » avant-gardiste car son propos aborde à travers sa réflexion sur la Femme le procès en creux d’un certain sexisme, dénonce une sexualité fondée sur un système de domination.
Le style de l’autrice est la grande réussite de ce roman. Un florilège de tons, descriptions, dialogues. Un mélange de langues étrangères anglais, espagnol. Des sons musicaux contrastés. Rythme lent ou pressé, raccourci ou dilué. Un style fluide et empathique pour évoquer Rose, tout en ruptures avec Solange. Ce livre rouvre les portes sur nos premières fois, nos amours furtives ou fidèles, nos questionnements inassouvis sur le sens de nos vies et ses choix difficiles à faire. La part de déterminisme familial, des hasards qui nous ramènent toujours à notre condition d’Homme fragile et puissante.
Ces sensations banales, incertaines touchent à une vérité universelle et subliment un ton sincère et simple qui émeut et font de ce roman une réussite, un plaisir de lecture.
Nicole
Le salon de massage
Mazarine Pingeot
« Le salon de massage », publié en 2023, raconte la crise existentielle de Souheila, jeune institutrice de 24 ans, récemment mutée à Paris. Sa vie routinière avec un charmant garçon, Bruno, que lui envient toutes ses amies, lui semble vide de sens. Rien ne semble lui manquer et pourtant, un grand flou persistant la mène à des errances à travers la ville. Un soir, en sortant du travail, elle pousse la porte d’un salon de massage. Elle prend un abonnement de 10 séances, 500 €, une folie dont elle ne parle pas à son copain. C’est son jardin secret.
Hélas ! Scandale imprévu ! On découvre que les massages sont filmés et les images revendues sur des sites érotiques. Les clientes du salon se rassemblent en association de défense des droits des femmes à disposer de leur corps. Souheila sollicitée accepte de se joindre au mouvement puis prend ses distances, fuit même la tendresse et les attentions de Bruno, se réfugie chez sa mère où elle apprend le décès de sa grand-mère paternelle, au Maroc, la mère de ce père militaire tué en mission lorsqu’elle avait huit ans.
C’est un électro-choc. Pour accepter ces deuils qui la troublent, elle part au Maroc, en quête de ses racines, chercher le grain de sable, le non-dit, le viol de l’aïeule à l’origine d’un silence destructeur. Dans l’accueil affectueux du milieu marocain qui fut l’environnement de son père, elle comprend et enfin apaisée rentre en France. Sur le chemin du retour, passant devant un hammam, elle suit son impulsion…
Roselyne
L’Enragé
Sorj Chalendon
Ce roman est écrit par un homme élevé par un père violent, victime très longtemps d’injustices et menacé d’être enfermé dans une maison de correction. Lorsqu’en 1977 il apprend que l’Institution publique d’éducation surveillée de Belle-Ile-en-Mer, appelée autrefois « Colonie Pénitentiaire », allait fermer ses portes, il décide d’enquêter sur le passé de ce centre. Il se renseigne à travers la presse locale pour écrire sur cette maison de correction.
Il part d’un fait réel : le soir du 27 août 1934, pour un bout de fromage avalé un peu trop tôt lors du repas du soir, cinquante-six enfants se sont révoltés et se sont évanouis dans le village et les alentours du Centre. Ce fut « la chasse à l’enfant », immortalisée par Prévert. On offrait 20 francs à l’habitant qui en ramènerait un.
Dans la première partie, l’auteur décrit les conditions de vie abominables des enfants en la personne de Jules Bonneau dit « La Teigne » dans cet établissement appelé « la colonie de Haute-Boulogne ». Ce centre était d’une violence inouïe pour les enfants qui à leur tour devenaient des petits monstres.
« Prisonniers d’une île », tous les enfants furent retrouvés sauf un. Dans la seconde partie, l’auteur imagine que « le disparu » est son héros Jules, qu’il est caché par un pêcheur et que c’est l’embellie pour ce jeune qui enfin connaît la tendresse, la confiance et la poésie.
Ce livre est un cri de rage et de colère de l’auteur contre les violences et les injustices du monde.
Josette J.
Déserter
Mathias Enard
Mathias Enard travaillait à un roman ayant pour sujet l’histoire des Mathématiques. Les mathématiques et surtout l’algèbre, sont pour lui le summum de l’art poétique ! Lorsque la Russie envahit pour la seconde fois l’Ukraine, il est bouleversé par la brutalité et la violence de cet acte, il décide de mêler en contrepoint des chapitres sur l’exactitude de la science mathématique avec des chapitres sur les aléas et les incertitudes de la guerre.
Il y a donc deux thèmes qui s’enchevêtrent. D’une part, à Berlin, des mathématiciens venus du monde entier se réunissent pour rendre hommage à Paul Heudeber, disparu. Son souvenir est entretenu par Maya qui fut sa compagne, après avoir échappé aux atrocités nazi, et leur fille Irina historienne de Mathématique commente les colloques et les événements très hiérarchisée de la commémoration.
D’autre part, au bord de la Méditerranée dans des collines imaginaires, en plein conflit armé, un déserteur jeune, sale, puant la crasse et la sueur fuit des événements terrifiants. Il est rejoint par une jeune femme dont « le fichu » cache des cheveux trop courts et une histoire trop triste. Ils veulent atteindre les ruines d’une forteresse au sommet de la montagne et franchir la frontière du pays voisin. Une poignée d’autres errants les rattrapent et les plongent dans l’angoisse. Comme dans toutes les guerres qui agitèrent l’Europe après la débâcle hitlérienne, l’histoire est en perpétuel recommencement !
Vaste sujet soutenu par un style narratif remarquable, tantôt paisible, tantôt haletant en longues phrases ponctuées et interminables comme la misère humaine. La nature y est protectrice ou terrifiante, à l’image de cette vie conflictuelle. La lecture n’est pas facile et demande beaucoup d’attention et de souplesse d’esprit pour intégrer le double thème et toutes les interpénétrations.
Roselyne
PANORAMA
Lilia HASSAINE
Ce titre évoque une vaste étendue, une perspective, un spectacle. L’action se déroule en 2049-2050. Il s’agit donc d’un roman-fiction et pourtant engagé puisque c’est notre société qui se dessine sous nos yeux. Notre société apparaît en réalité augmentée, zoomée, auscultée, passée au laser.
« Panorama » raconte une révolution qui a instauré le quotidien en mode transparence. Un monde où toutes les façades sont en verre. Une société policée (dans les deux sens du terme) y vit. Une société qui a la phobie de la police et qui a sanctuarisé la sécurité et la vigilance à la limite de l’espionnage dit « bienveillant ».
Une ville zoo, où va se dérouler une enquête policière car contre toute attente une famille entière de trois personnes a disparu ! Dans ce monde où la transparence est érigée en dogme garant de bienveillance et de sécurité, l’héroïne Hélène, commissaire de police, va découvrir un monde où la morale est étouffée, la conscience assourdie, corrompue. La violence est décuplée faute de liberté.
Ce roman est un implacable inventaire de nos maux de société « too much » parfois tant tout est passé au crible ! Des maisons vivarium, où les livres ont disparu, où les écrans, les réseaux sociaux, les influenceurs ont pris le pouvoir. Un monde numérique sans humanité. Une fiction visionnaire où la transparence exalte en fait notre besoin de secrets et questionne notre avenir.
En conclusion Lilia Hassaine nous offre un choc douceâtre, un goût doux amer dans ces quelques vestiges d’humanités et de lueurs rémanentes d’âmes encore humaines. A lire et méditer…
Nicole
INHUMAINES
Philippe CLAUDEL
éditions 2017 Stock
Oh la la ! ça décoiffe ! Philippe Claudel dit « je ne me suis pas censuré ». En effet, en bouts hachés, en phrases brèves, genre échange entre copains, il défile 25 nouvelles grinçantes ironisant sur la méchanceté, les méfaits, les idioties de notre société urbaine et moutonnière.
Pudibonds et coincés, s’abstenir ! C’est un humour gaulois extrêmement décomplexé. Exemple dès les premières phrases du chapitre 1: « Plaisir d’offrir » : « Hier matin j’ai acheté trois hommes. Une toquade. C’est Noël. Ma femme n’aime pas les bijoux. Je ne sais jamais quoi lui offrir. La vendeuse me les a emballés. Ce n’était pas simple. Ils résistaient un peu. Sous le sapin, ils prenaient de la place. Nous n’avons pas attendu minuit. Pourquoi trois ? Un pour chaque orifice. Très drôle. Ma femme n’avait pas l’air heureux. Tu sais bien que je ne pratique plus le sexe multiple. J’avais oublié. De cela aussi nous nous sommes lassés. »
Pas pour tous les lecteurs.
Roselyne
Proust roman familial
Laure Murat
prix Médicis – essai – 2023
Le père de Laure, Jérôme Napoléon Murat, est un descendant de Murat, beau-frère de Napoléon, et par sa mère elle descend du Duc de Luynes. Son objectif est de montrer que l’analyse portée par Proust sur l’aristocratie et les exemples de sa propre famille pouvaient lui permettre de se désaliéner de son milieu. Il y a véritablement un « proustige » : fusion de Proust et de prestige ! Car le fameux prestige de l’aristocratie, qui fait illusion, est révélé tel qu’il est par Proust : une coquille vide depuis la Révolution ! Cette aristocratie est un monde de formes vides…
« La particularité de Proust était d’enchâsser des noms inventés à l’intérieur de généalogies réelles ». « Bien plus qu’un accessoire, le nom est au cœur même de la machine romanesque. On assiste à un glissement du nom aux mots, transfert qui fait que Proust est l’auteur de l’Universel », nous dit Laure Murat «ce passage des noms aux mots dans la médiatisation du réel devait être au cœur de ma vraie lecture ».
Le monde de Proust devait être pour elle plus vrai que nature, « il donnait du sens à la vacuité de la forme aristocratique (…) de l’état gazeux où elle demeurait indéfiniment, Proust la faisait passer d’un coup sous mes yeux à l’état solide ».
La révélation de son homosexualité signera la rupture totale de Laure Murat avec sa famille. Le temps passant, elle a le sentiment d’être sortie d’une lugubre gangue, comme on se défait « d’un manteau d’infamie ». Les invertis et les lesbiennes de la Recherche passent leur temps à se cacher et à mentir, à taire leurs amours et à dissimuler leur désir, à trembler d’être démasqué. L’œuvre de Proust est la scène par excellence de cette érotique de la clandestinité ! Clandestinité, le grand conseil que lui avait donné sa famille !
Laure Murat termine sa longue analyse par ces mots : « il ne serait pas exagéré de dire que Proust m’a sauvée ». Sa lecture et relecture de Proust a été un exercice continu de dessillement, une grille de compréhension et déchiffrement du monde, subtile et pénétrante. « Proust m’a constituée comme sujet, lectrice active de ma propre vie en me révélant le pouvoir d’émancipation de la littérature qui est aussi un pouvoir de consolation et de réconciliation avec le Temps ».
Josette J.
JE ME SOUVIENS DE FALLOUJAH
Feurat ALANI
La narration est faite par un jeune homme, fils d’émigrés irakiens, qui, en 2019, au pied du lit d’hôpital de son père mourant, questionne tendrement mais avec ténacité sur les raisons profondes qui ont poussé ce père très secret à quitter l’Irak, sa patrie adorée.
L’exil a eu lieu dans les années 1972 lors des purges redoutables du régime Saddam Hussein. Les dates sont importantes et chapeautent chaque chapitre alternant le récit des deux vies. L’enfance d’Euphrate Ahmed, né à Paris, fait écho à celle de Rani Ahmed, son père né à Falloujah à quarante kilomètres de Bagdad, trente ans auparavant. Bagdad la grande ville du monde arabe, capitale des poètes et des philosophes, Bagdad a disparue sous les bombes, minée par les révolutions et les affrontements mondiaux.
Histoire éternelle de l’affrontement des peuples et des idées : l’assassinat du jeune roi Fayçal, la prise de pouvoir du général Abdel Karim Qassem puis la montée politique du parti Baas et l’arrivée de Saddam Hussein, enfin l’ingérence des États-Unis d’Amérique au printemps 2003. Cette trame historique est « un canevas blanc sur lequel on fait courir des pinceaux de couleurs, pour un résultat bien loin de la vérité subjective, celle qui nous habite à l’instant où nous la vivons… »
« La mémoire est un mensonge qui marche à côté de la vérité, et les mots n’exposent qu’une représentation des faits… J’ai compris que plutôt que de laisser le temps filer vers le néant, il faut le retenir, l’inscrire dans la mémoire, l’écrire et le parler, en faire peut-être ce qu’il y a de plus beau dans cette existence. Vivre éternellement à travers celui qui se souvient ». Telles sont les dernières phrases de ce très bel écrit.
Roselyne
L’électricité
Francis Ponge
Nous nous plaçons en rétrovision, à l’époque de Francis Ponge, en 1954, pour évoquer l’électricité, belle invention, qu’il compare à une superbe princesse domestique au teint de cuivre. Cette intouchable « ne mord pas comme le faisait la flamme, cette sauvage ! Elle vous le rappelle par son frémissement ou vous tue ». Puis d’autres considérations sur le courant lumineux lui suggèrent une relation entre l’énergie électrique et l’art. Il dit : « tout cela a joué dans tous les arts en faveur d’une certaine rhétorique, celle de l’étincelle jaillissant entre deux pôles opposés, séparés par un hiatus dans l’expression, seule la suppression du lien logique permettant l’éclatement de l’étincelle ». C’est, à mon avis, une définition assez intéressante de l’art poétique en particulier.
Ponge aborde ensuite la face concrète de son sujet, l’homme inventeur… Tout en insistant sur la différence de l’homme parmi les êtres vivants, il se garde de glorifier une certaine supériorité, allant jusqu’à comparer l’homme à un rouage « parfaitement indispensable » dans l’ordre du monde. « Peut-être après tout, n’est-il pas bon pour la santé d’un rouage qu’il se figure être le rouage principal ? ».
Francis Ponge est l’enfant d’un temps où le progrès triomphant trace la route de l’avenir. « Tous les réseaux de distribution sont prévus, tous les instruments de la symphonie sont en place. Il en viendra s’ajouter mille autres. Prévoyez seulement dans nos demeures le chemin à PLAISIR de tout cela »…. Joli conseil assez prophétique Monsieur Ponge !
Mireille
INTRIGUE A BREGANCON
Adrien GOETZ
éditions Bernard GRASSET 2024
Voilà un livre que l’on peut mettre entre toutes les mains. Dans le style roman policier ayant pour cadre le fort de Brégançon, résidence d’été de nos présidents depuis la décision du Général de Gaulle qui n’y dormit qu’une nuit.
La description de la région, du voisinage et l’histoire de ce monument sont des raisons de parcourir cet ouvrage pour un moment de curiosité citoyenne. On y voit également le rôle de l’Office des Monuments Français dans l’entretien du patrimoine. Ainsi peut-on lire : « Les grandes heures du Fort de Brégancon, ce sont sans conteste les années Pompidou, quand Pierre Soulages jouait à la pétanque, quand la sécurité confisquait sa carabine à Niki de Saint-Phalle : pourquoi pas choisir le mobilier moderne des Pompidou, toujours disponible à la réserve, renvoyé à l’entrepôt du temps des Giscard d’Estaing, faire revenir les tables signées Eero Saarinen de l’époque, les fauteuils design ? »
Facile à lire, thèmes variés, un charmant moment de détente offert par Adrien Goetz, né à Caen en 1966, historien d’art et maître de conférences à la Sorbonne, directeur de la bibliothèque Marmotan et membre de l’Académie des beaux-arts.
Roselyne