A l’instar de son homonyme, le major Sarkissian, qui dirige depuis des années la brigade de gendarmerie nationale de Carnoux en s’asseyant ouvertement sur les règles de déontologie et le devoir de réserve pourtant en vigueur dans cette institution, le premier ministre arménien Serge Sarkissian, a toujours affiché un certain mépris pour les règles institutionnelles de nature à brider sa liberté d’agir comme bon lui semble.
Né en 1954 dans la province du Haut-Karabagh, alors rattachée à la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan, Serge Sarkissian a servi dans l’armée soviétique avant de gravir tous les échelons du Parti communiste. Nommé ministre de la Défense peu après l’indépendance du pays survenue en 1991, il est en première ligne dans la guerre qui oppose Arméniens et Azéris pendant des années à propos du statut de cette région du Haut-Karabagh dont le sort n’est toujours pas fixé malgré une trêve négociée en 1994.
Ministre de l’intérieur puis ministre de la Sécurité nationale jusqu’en 1999, Sarkissian est nommé ensuite chef d’Etat-major par le nouveau chef de l’État Robert Kotcharian, puis à nouveau ministre de la Défense en 2000. En mai 2007, c’est lui qui est choisi pour remplacer Andranik Margarian au poste de Premier ministre avant de remporter, dès le premier tour, l’élection présidentielle du 19 février 2008, une élection pour laquelle l’opposition crie au scandale et à la fraude massive.
Réélu Président de la République en 2013, Serge Sarkissian se heurte à la fin de son second mandat présidentiel qui s’est terminé le 9 avril dernier, à un petit obstacle, la constitution arménienne lui interdisant formellement de briguer un troisième mandat. Mais qu’à cela ne tienne ! Prenant l’exemple sur son grand ami, Vladimir Poutine, qui avait déjà montré l’exemple en échangeant provisoirement les rôles avec son Premier ministre, Dimitri Medvedev, histoire de contourner ouvertement la constitution russe pour se maintenir au pouvoir, Sarkissian a pris les devants et fait adopter dès 2015 une réforme constitutionnelle taillée à sa mesure.
Bien décidé à rester à vie au pouvoir, il avait en effet préparé la transformation du poste de Président de la République en une fonction purement honorifique, transférant l’essentiel des pouvoirs au futur Premier ministre, tout en jurant bien entendu que jamais, au grand jamais, il ne briguerait lui-même ce poste. Dès le 17 avril 2018, une semaine seulement après la fin de son mandat présidentiel, il ne lui restait donc plus qu’à se faire désigner Premier ministre, une simple formalité, et le tour était joué…
C’était cependant sans compter sur la détermination d’une poignée d’opposants qui ont organisé des rassemblements quotidiens de protestation, et ceci depuis le 12 avril. A leur tête, un certain Nikol Pachinian : 42 ans, barbe grisonnante et casquette sur la tête, cet opposant opiniâtre est l’ancien rédacteur en chef d’un journal contestataire, élu député depuis 2007 au nom du parti qu’il a lui-même créé sous le nom de Contrat civil, et dont le cheval de bataille est la lutte contre la pauvreté et la corruption qui ravagent le pays.
En 2008, Pachinian faisait déjà partie de ceux qui contestaient la victoire de Serge Sarkissian à l’élection présidentielle. Les manifestations d’alors avaient été violemment réprimées, 10 personnes ayant trouvé la mort à l’issue des affrontements avec les forces armées. Nikol Pachinian n’avait eu alors d’autre choix que de passer dans la clandestinité pour échapper à la répression avant de finalement se rendre à la police en 2009. Condamné à 7 ans de prisons, il est finalement libéré en 2011 à la faveur d’une amnistie générale.
Cette fois, cet orateur hors-pair, parfois comparé à Jean-Luc Mélenchon pour sa force de conviction et son franc-parler, a mobilisé ses troupes en n’hésitant pas à parcourir, à pied, les 200 km qui séparent Gioumri, seconde ville du pays, à la capitale Erevan, dormant à la belle étoile et haranguant les militants, juché depuis le toit d’un garage.
La manœuvre a été payante puisque, après 11 jours seulement de manifestations, la révolution de velours a triomphé, poussant Serge Sarkissian à démissionner le 23 avril 2018. Une bien mauvaise nouvelle pour son mentor, Vladimir Poutine, à quelques jours de l’investiture de ce dernier, prévue le 7 mai prochain, pour un nouveau mandat de 6 ans…
D’autant que, contrairement à ce qui s’était passé en Ukraine en 2014 et à ce qui alimente la rhétorique russe depuis des années, cette révolution ne peut en aucun cas être accusée d’avoir été fomentée depuis l’étranger, l’opposition ne se réclamant ni du camp russe ni du clan occidental.
Il n’en reste pas moins que rien n’est encore joué. Nikol Pachinian a en effet très peu de chance de remporter l’élection, prévue le 1er mai, pour être nommé Premier ministre car le Parti républicain de Serge Sarkissian détient une majorité écrasante au Parlement. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’opposition réclame des élections législatives anticipées, mais sans avoir été entendue jusqu’à présent. Rien ne dit donc que Sarkissian, malgré sa démission, ne va pas revenir au pouvoir une fois de plus : la justice sociale et l’état de droit, en Arménie, comme dans bien d’autres contrées, risquent de se faire encore attendre un peu…
L.V.