Publié en 1898 et traduit en français en 1900 seulement, le célèbre roman d’anticipation du Britannique H. G. Wells raconte l’invasion de la Grande-Bretagne par des extraterrestres en provenance de Mars. L’histoire, supposée se dérouler en 1894, débute par l’observation de nombreuses explosions incandescentes à la surface de la planète rouge, suivie par une pluie de météores, puis, quelques jours plus tard par l’arrivée de premiers objets cylindriques non identifiés qui s’écrasent sur Terre.
Il en sort d’étranges machines à trois pieds, pourvues d’un rayon ardent et d’un gaz toxique qui ravagent tout sur leur passage. L’armée est rapidement débordée et les populations terrorisées s’enfuient dans un monde devenu chaotique, traqués par les créatures martiennes tentaculaires qui pompent le sang des rescapés tandis qu’une herbe rouge se répand en étouffant toute végétation. Un vrai cauchemar, jusqu’à s’apercevoir que les envahisseurs martiens ont fini par succomber aux microbes terrestres, venus malgré eux aux secours d’une humanité en déroute…
Une histoire, mainte fois reprise et adaptée, y compris par le réalisateur Steven Spielberg en 2005, et par bien d’autres depuis, qui, dans le contexte de l’époque, était une manière pour l’auteur d’attirer l’attention sur la vulnérabilité de l’Empire britannique, alors au sommet de sa gloire, et dont l’emprise territoriale et économique s’étendait sur toute la planète.
C’est évidemment en référence à cette œuvre littéraire devenue un grand classique, que le géopoliticien français, Bruno Tertrais, vient de titrer son dernier ouvrage, publié en octobre 2023 aux éditions de l’Observatoire, La guerre des mondes – Le retour de la géopolitique et le choc des empires…
Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique et conseiller scientifique auprès du Haut-commissaire au Plan, est un spécialiste de la géopolitique et des relations internationales. Il a écrit de nombreux ouvrages et vient d’ailleurs de récidiver en publiant aux éditions Odile Jacob son dernier essai, intitulé Pax atomica : théorie, pratique et limites de la dissuasion, paru en janvier 2024. Dans son ouvrage précédent, il n’évoque pas d’invasion martienne mais la remise en mouvement de la tectonique des plaques géopolitiques, quelque peu figées depuis la guerre froide, et ceci sous l’impulsion de ce qu’il nomme des néo-empires émergents, à savoir la Chine, la Russie, l’Iran et la Turquie.
Il observe ainsi comment le monde occidental libéral auquel l’Europe appartient, se retrouve confronté à ces nouveaux empires eurasiatiques, dirigés par des pouvoirs autoritaires et qui cherchent à s’imposer et à imprimer leur propre vision du monde, sous forme de revanche après des décennies de domination occidentale. De quoi alimenter bien des foyers de confrontation voire de conflits, en Ukraine comme à Taïwan ou au Proche-Orient, mais aussi sur le continent africain ou dans la compétition pour l’accès aux ressources naturelles dont le lithium, voire pour la maîtrise de l’espace ou des fonds sous-marins.
Une confrontation analysée avec beaucoup de finesse, dans un ouvrage très documenté et qui tord le cou à bien des idées simplistes. La supposée stratégie de joueur d’échec de Vladimir Poutine y est quelque peu battue en brèche, ce dernier étant plutôt présenté comme un autocrate paranoïaque et sans scrupules, dont le régime n’hésite pas à manipuler le peuple russe en s’appuyant sur des mythes messianiques et l’invocation de la famille traditionnelle et de la religion orthodoxe. Tertrais se montre sceptique sur la capacité de la Russie à vaincre en Ukraine et note une certaine vassalisation de la Russie vis-à-vis de la Chine, maintenant qu’elle semble avoir définitivement coupé les ponts avec l’Occident.
Une Chine qui, en revanche, semble un adversaire autrement redoutable. Elle n’hésite plus désormais à revendiquer ouvertement et par l’intimidation si nécessaire la maîtrise complète des mers jusqu’au ras des côtes de ses voisins vietnamiens ou philippins et s’immisce partout où elle le peut pour développer ses nouvelles routes de la soie, investissant dans des ports ou des infrastructures qu’elle s’accapare lorsque les États hôtes s’avèrent incapables de rembourser. Entrée sans réelle réciprocité dans l’OMC, la Chine est en passe de s’imposer comme la première économie mondiale, prédatrice en matière de propriété intellectuelle et ne se contentant plus d’être l’atelier mondial fabriquant et exportant tout ce que les occidentaux consomment, mais devenu aussi le laboratoire où se testent les techniques les plus sophistiquées de contrôle social numérique des populations.
Le géopolitique qu’est Bruno Tertrais observe avec une certaine inquiétude cette arrogance retrouvée des dirigeants chinois qui préparent activement l’annexion de Taïwan pour les années à venir et ne devraient guère hésiter à le faire par une opération militaire un peu musclée, à la manière de l’opération spéciale engagée par la Russie sur le territoire ukrainien en février 2022. Il n’est cependant pas persuadé qu’une telle invasion sera aussi facile qu’il n’y paraît malgré l’écrasante supériorité numérique de l’armée chinoise, laquelle n’a cependant pas d’expérience récente d’un tel conflit armé. Il pense même qu’un tel conflit dans le Pacifique ne pourrait laisser les États-Unis indifférents, créant le risque d’un affrontement direct entre des puissances militaires et nucléaires de premier plan…
Car l’auteur reste confiant dans la capacité des États-Unis à jouer un rôle majeur dans l’ordre mondial en pleine reconfiguration, malgré l’isolationnisme récurrent de ses dirigeants, estimant que ce pays fait preuve d’un dynamisme démographique très supérieur à celui de la Chine ou de la Russie, a désormais retrouvé le chemin de son indépendance énergétique grâce à l’exploitation à outrance des gaz de schistes, catastrophique sur le plan environnemental mais très profitable économiquement, et reste largement en tête de la course mondiale aux brevets et à l’innovation technologique.
Quant à l’Europe, objet de nombreux débats en cette période pré-électorale, Bruno Tetrais rappelle aux plus pessimistes qu’elle continue de peser un quart du PNB mondial et que les démocraties, malgré leurs faiblesses inhérentes liées à la nécessite de prendre en compte leur opinion publique parfois bien versatile vire pusillanime, peuvent se montrer plus résilientes qu’il n’y paraît face à des régimes autocratiques dirigés par des satrapes entourés de courtisans aux ordres, à condition toutefois de se débarrasser de sa naïveté originelle qui l’a transformée en « herbivore au milieu des carnivores » et à nouer avec la Chine notamment, une relation plus équilibrée que celle qui a consisté jusque-là à « fermer les yeux sur le néo-impérialisme de Pékin en échange de biens de consommation pas chers ». Une évolution que l’auteur appelle de ses vœux et qui concerne en particulier l’Allemagne, moteur de l’Europe et trop longtemps persuadée qu’elle pouvait sans risque « miser sur l’Amérique pour sa sécurité, la Russie pour son gaz et la Chine comme marché ».
Un nouvel ordre mondial est peut-être effectivement en train d’émerger sous nous yeux, en espérant qu’il sera plus équilibré et moins source de tensions que les précédents : rien n’est moins sûr !
L. V.