Avec le réchauffement climatique, le sort de la plupart des glaciers alpins est d’ores et déjà réglé, condamnés à fondre inexorablement jusqu’à disparaître tandis que la faune et la flore de haute altitude vont devoir s’adapter rapidement pour survivre aux nouvelles conditions climatiques qui s’imposent, à une vitesse jamais observée jusque-là. D’ici la fin du siècle, autrement dit dans 75 ans seulement, la moitié des 215 000 glaciers répertoriés dans le monde auront probablement disparu selon une étude scientifique publiée en janvier 2023 dans la revue Science. Et encore, cette modélisation ne vaut que si on maintient la trajectoire du réchauffement climatique en dessous de 1,5 °C, ce qui semble désormais totalement illusoire. Avec un réchauffement de 4 °C, nettement plus réaliste au vu des observations actuelles, ce sont 83 % des glaciers actuels qui auront disparu en 2100 ! Dans le massif alpin, seuls quelques plaques de glace résiduelles pourraient encore subsister à plus de 4000 m d’altitude…
Une bien triste perspective pour des villages comme La Grave, symbole du tourisme alpin. Cette petite commune du nord des Hautes-Alpes, située dans la haute vallée de la Romanche, sur un axe routier important, reliant Grenoble à Briançon, et au-delà vers l’Italie par le col de Montgenèvre, ne compte, malgré sa position stratégique juste en dessous du col du Lautaret, que 477 habitants, répartis entre le bourg et différents hameaux qui s’étagent tous entre 1300 et 1900 m d’altitude.
La Grave a surtout la chance de se trouver au pied même du massif de la Meije, le deuxième plus haut sommet du massif des Écrins, culminant à 3 983 m d’altitude et dont la face nord surplombe majestueusement le village. Dernier sommet majeur des Alpes à être gravi par l’homme, après au moins 17 tentatives avortées depuis 1870, il a fallu attendre le 16 août 1877 pour qu’un alpiniste français, Emmanuel Boileau de Castelnau, parvienne au sommet du Grand Pic de la Meije, guidé par le local de l’étape, Pierre Gaspard et son fils. Depuis lors, La Meije est devenue un haut-lieu du tourisme alpin, avec l’ouverture d’un premier hôtel dès 1857.
A la fin des années 1950 apparaît le besoin d’un déneigement hivernal du col du Lautaret pour répondre à la demande émergente des sports d’hiver et une première station de ski, celle du Chazelet, est aménagée à La Grave. La création du Parc national des Écrins, en 1958, freine le projet de construction du téléphérique de la Meije, déjà dans les cartons mais dont le projet devra nécessiter un ajustement des limites du Parc, après moult discussions… Déjà à l’époque, les polémiques sont vives entre le maire qui prône un développement touristique tous azimuts et une partie de la population qui insiste pour préserver le cadre naturel exceptionnel du site. Un premier tronçon finit quand même par être achevé en 1976 mais quelques mois plus tard, un plasticage à l’explosif retarde la poursuite des travaux, si bien que le second tronçon ne sera mis en service qu’en 1978.
Ces téléphériques qui fonctionnent avec des trains de 5 cabines chacun, comportent donc une gare intermédiaire située à 2424 m d’altitude, la gare d’arrivée du tronçon supérieur étant à 3 173 m. Exploités depuis 2017 par la Société d’aménagement touristique de la Grave, une filiale de la SATA, basée à l’Alpe d’Huez, ces téléphériques permettent de desservir l’hiver un téléski qui conduit les skieurs sur le glacier de la Girose jusqu’à 3 600 m d’altitude. Mais ce vieux téléski, fonctionnant encore au fuel, est mal placé par rapport à la configuration actuelle du glacier qui s’est fortement rabougri ces dernières années et les skieurs doivent se faire tracter sur 800 m par une dameuse pour le rejoindre depuis l’arrivée du téléphérique… D’où le projet de construire un troisième tronçon de téléphérique qui prendra la suite des deux précédents et conduira directement les passagers jusqu’à 3 600 m.
Mais voilà que, comme il y a 50 ans mais avec encore plus de vigueur, ce projet déchaîne les passions et suscite une forte opposition, de la part de ceux qui considèrent qu’aller faire du ski hors-piste sur les pentes de la Meije à plus de 3 500 m d’altitude est une activité obsolète qui ne peut plus être encouragée de nos jours alors que le réchauffement climatique fait fondre à grande vitesse les derniers glaciers alpins et que l’on a enfin pris conscience de la nécessité de préserver ce qu’il reste de notre environnement naturel. Des associations se sont mobilisés et ont engagé des actions en justice pour tenter de faire obstacle à ce projet d’un autre temps. Mais en vain ! Leurs référés successifs ont tous été rejetés par le Tribunal administratif…
Les travaux ont donc démarré comme prévu fin septembre pour construire ce troisième tronçon de téléphérique sur 1800 m de longueur avec le même flux de passagers que les deux tronçons inférieurs, soit 400 passagers par heure dans des cabines de 40 places de quoi embarquer 1000 à 1200 personnes par jour jusqu’à 3 600 m d’altitude. La station de La Grave accueillant des touristes été comme hiver, le téléphérique servira pour les skieurs comme pour les adeptes de l’alpinisme ou de la randonnée en altitude, mais aussi pour les simples flâneurs venus admirer le paysage et profiter du restaurant d’altitude situé à l’arrivée du deuxième tronçon ainsi que du glaciorium qu’il est prévu d’aménager, lieu de conférence et d’exposition sur les glaciers et la haute montagne.
Le chantier, dont le coût est estimé à 15 millions d’euros, est prévu sur 3 ans avec une ouverture programmée à l’hiver 2025, sachant que les entreprises ne peuvent travailler que 4 mois par an, entre la fin de la saison estivale et les premières grosses neiges, ainsi qu’au printemps. Cet automne, les travaux doivent porter sur la protection préalable des espèces végétales impactées ainsi que sur les fondations du pylône intermédiaire qui sera implanté sur un éperon rocheux émergeant du glacier. Mais les opposants au projet se sont invités dans le jeu : début octobre, une quinzaine de militants, issus principalement des Soulèvements de la Terre, sont venus interrompre les travaux, déployant leurs banderoles à 3 400 m d’altitude et bloquant les travaux pendant une petite semaine, au grand dam des entreprises engagées dans une course contre la montre pour tenter de respecter leur planning très serré.
Une autre marche était organisée en parallèle, le 7 octobre 2023, par deux autres associations opposées à ce projet : La Grave autrement et Mountain Wilderness, tandis que les commerçants et associations sportives locales organisaient de leur côté une contre-manifestation, le 14 octobre, pour exprimer leur soutien au projet, porteur d’emploi local et de retombées économiques positives, tout en soulignant le moindre impact environnemental du futur téléphérique par rapport au vieux téléski actuel.
De quoi aviver les tensions entre partisans d’une exploitation touristique à tout prix de la montagne, et militants d’une adaptation aux réalités du changement climatique, particulièrement sensible dans ces milieux alpins de haute altitude. Un dialogue de sourd qui risque bien de reprendre au printemps lorsque les travaux du chantier reprendront…
L. V.