Devenu grâce à la pandémie mondiale de Covid-19, une véritable pompe à profits, le groupe marseillais CMA-CGM, désormais troisième affréteur maritime mondial, avec plus de 121 000 employés répartis dans pas moins de 160 pays du monde, n’en finit pas de faire parler de lui. A la tête du groupe depuis 2017, son patron, Rodolphe Saadé, classé 19e fortune fortune française en 2021 par la magazine Challenge, ne peut donc totalement passer inaperçu. Il vient d’ailleurs de se faire méchamment habiller pour l’hiver par un article assassin du Canard enchaîné en date du 25 mai 2022, où il est traité de « vrai dur à fuir » et de « caractériel », essorant ses hauts cadres et « les consultants des grands cabinets américains, pourtant habitués à la pression », mais qui « détestent travailler pour lui »…
Champion du capitalisme mondialisé , né au Liban et formé au Canada, Rodolphe Saadé détient 70 % des parts du groupe CMA-CGM, partageant le reste avec sa sœur, Tanya Saadé Zeenny, directrice générale déléguée, et son frère Jacques junior, chargé de l’immobilier. Un groupe fondé par leur père, Jacques Saadé, décédé en juin 2018, qui était lui-même né à Beyrouth, au sein d’une famille syrienne de chrétiens orthodoxes. Diplômé de la London School of Economics, il s’était formé au fret maritime à l’occasion d’un stage à New York, découvrant alors tout l’intérêt des containers métalliques pour le transport par bateaux de marchandises en vrac.
Réfugié à Marseille en 1978, à l’occasion de la guerre civile libanaise, il y fonde la Compagnie maritime d’affrètement (CMA), avec 4 collaborateurs et un seul navire faisant la navette entre Marseille et Beyrouth, via Livourne et Lattaquié. Englué dans un conflit judiciaire avec son frère qui lui dispute la tête de l’affaire, Jacques finit par prendre le dessus et en 1983 commence à élargir ses affrètements au-delà de la seule Méditerranée vers le monde asiatique alors en plein frémissement, ouvrant en 1992 un bureau à Shanghaï.
En 1996, alors que la CMA est au bord du dépôt de bilan, Jacques Saadé fait l’affaire du siècle en rachetant pour 20 millions d’euros seulement la Compagnie générale maritime (CGM) qu’Alain Juppé souhaite privatiser, et ceci alors même que la CGM possède 800 millions d’euros en caisse et que sa valeur réelle est estimée à 2 milliards d’euros, après que l’État français y ait injecté près de 1,3 milliard de capital, cherchez l’erreur ! Le ministère des Finances avait d’ailleurs émis un avis défavorable sur cette transaction surréaliste. Mais il se trouve que la famille Saadé était très proche des Hariri à qui Jacques Chirac, alors Président de la République, ne pouvait rien refuser, et que par conséquent, on n’allait pas mégoter pour lui donner satisfaction…
Mis en examen pour abus de biens sociaux en février 1999, à cause de cette privatisation plus qu’avantageuse pour lui, Jacques Saadé s’en était tiré grâce à une série de coïncidences fâcheuses : des documents sont malencontreusement volés à l’occasion d’une perquisition de la police, des cambriolages à répétition font disparaître comme par enchantement toutes les pièces compromettantes en dehors d’une note du chef de cabinet d’Alain Juppé, confirmant que ce petit cadeau entre amis, sans aucune justification économique, obéit simplement aux instructions du Président de la République : tout est finalement très simple dans le monde des affaires…
En 2017, lorsque son fils, Rodolphe Saadé est devenu PDG du groupe CMA-CGM, ce dernier terminait l’exercice avec un chiffre d’affaire de 21 milliards de dollars, dégageant un bénéfice net plus que confortable de 701 millions de dollars. Quatre ans plus tard, le groupe finissait l’année 2021 avec un chiffre d’affaire plus que doublé, atteignant 56 milliards de dollars, pas très éloigné de celui de son concurrent direct, le géant danois Maersk, propriétaire de la plus grande flotte mondiale. Et CMA-CGM dégageait pour 2021 un bénéfice net colossal de 17,9 milliards d’euros, quasi identique à celui de Maersk, leader mondial du secteur devant le groupe chinois Cosco. Un bénéfice multiplié par 10 en un an et qui égalait alors celui du géant pétrolier Total Énergies, lui aussi boosté par la reprise économique après le coup d’arrêt du Covid…
Du coup, le groupe CMA-CGM ne sait plus quoi faire de son argent ! Après avoir acquis en 2019 le groupe suisse CEVA Logistics, Rodolphe Saadé s’est carrément lancé dans le fret aérien en créant, en mars 2021, une nouvelle compagnie aérienne française baptisée CMA-CGM Air Cargo, qui devrait comprendre déjà une dizaine d’avions d’ici 2026. Un investissement un peu à contre-courant de la transition écologique, laquelle ne semble guère préoccuper notre champion du transport mondialisé. Et en mai 2022, la CMA-CGM est tout simplement entré au capital d’Air France – KLM, acquérant en en claquement de doigt, 9 % des parts de la société, dans le cadre d’un « partenariat stratégique ».
Du coup, plus rien n’arrête le milliardaire Rodolphe Saadé qui, pour bien marquer son entrée dans la cour des grands de ce monde, n’hésite pas à faire la nique à Xavier Niel, propriétaire du Monde et de Nice-Matin, en essayant de lui ravir le journal régional La Provence que le fondateur de l’opérateur de télécommunication Free cherchait à racheter après le décès de Bernard Tapie. Alors que Xavier Niel détenait déjà 11 % des parts du groupe de presse et semblait sur le point de l’emporter, Rodolphe Saadé n’avait pas hésité à mettre 81 millions sur la table, soit quatre fois plus que son concurrent ! De quoi impressionner tout le Landerneau local, d’autant que le Marseillais promettait en parallèle le maintien du siège dans la capitale phocéenne, l’absence de licenciements, la création d’une nouvelle imprimerie et de gros investissements dans le numérique… Des arguments massue à même de faire réfléchir, surtout quant on est proche, comme l’est Rodolphe Saadé, de tout le gratin marseillais, dont le patron de la région, Renaud Muselier.
L. V.