A Gardanne, l’usine de production d’alumine existe depuis 1894 et c’est là qu’a été utilisé pour la première fois au monde le procédé industriel mis au point en 1887 par le chimiste autrichien Bayer, lequel permet d’extraire de l’oxyde d’aluminium de la bauxite, alors produite localement dans le sud-est de la France. Ce procédé industriel qui utilise de grosses quantités de soude concentrée à haute température, n’est cependant pas sans impact sur l’environnement dans lequel sont rejetées les énormes quantités de résidus solides produits, les fameuses « boues rouges », riches en produits toxiques de toutes sortes.
Stockés initialement à terre dans de vastes bassins de décantation que la pluie continue de lessiver régulièrement tandis que le vent en disperse les particules fines et toxiques dans tout le voisinage, ces boues rouges ont été ensuite déversées directement en mer grâce à une immense conduite qui traverse tout Carnoux et s’écoule au large des calanques de Cassis.
Rachetée à Péchiney par le groupe minier anglo-australien Rio Tinto, l’usine est depuis 2012 aux mains d’un fonds d’investissement américain HIG Capital et a été depuis lors rebaptisée Alteo. Cette usine, plus que centenaire, reste un des fleurons mondiaux de la production d’alumines de spécialité, même si les raisons de son implantation initiale à Gardanne, au plus près des sites de production de lignite et de bauxite a perdu tout son sens, maintenant que toutes les activités minières locales ne sont plus qu’un vieux souvenir et que la totalité du minerai de bauxite arrive par bateau après avoir parcouru la moitié de la planète.
La production locale de ces alumines spéciales sert de réfractaire dans la sidérurgie et l’industrie automobile, mais entre aussi dans la fabrication de céramiques et de nombreux produits high tech comme des prothèses médicales, des écrans de smartphone et d’ordinateurs ou encore des batteries lithium-ions. Un marché florissant donc, avec plus de 630 clients répartis dans le monde entier, et une activité très rentable qui permet de faire vivre 480 salariés et de nombreux sous-traitants.
Mais voilà que l’usine se trouve prise entre deux contraintes qui la fragilisent. D’un côté, les exigences environnementales s’accroissent. Après avoir fermé les yeux pendant plus d’un demi-siècle sur les rejets en mer de produits hautement toxiques, l’État a fini par admettre que cela faisait un peu tâche dans le tout nouveau Parc national des Calanques. Depuis début 2016, il a donc fallu qu’Alteo retraite un minimum ses effluents pour les débarrasser au moins de ses métaux lourds, tout en continuant à déverser au large de Cassis et à raison de 270 m³/heure, un liquide encore bien peu ragoûtant et qui dépasse allégrement les normes environnementales.
Alteo, qui revendique un chiffre d’affaire de 242 millions d’euros, affirme avoir investi 8 millions d’euros en 2018 pour tenter d’assainir quelque peu la nature de ses rejets dans le milieu naturel, un investissement d’ailleurs très largement subventionné notamment par l’Agence de l’Eau. Mais qui reste encore insuffisant puisque la date de mise en service de la station d’épuration destinée à traiter les effluents avant rejet en mer, fixée au 31 décembre 2019 par le Tribunal administratif n’a pas été respectée. Il avait donc fallu que le Préfet reporte une première fois jusqu’au 8 juin la date limite autorisée pour la mise en conformité de l’installation. Un report qui s’est avéré insuffisant et qu’il a fallu allonger encore jusqu’au 30 juin et désormais probablement jusqu’au 31 août..
Car dans le même temps, le site de Gardanne est soumis aux aléas économiques de la mondialisation. En l’occurrence, cette pression n’a pas de rapport avec la crise sanitaire que le monde vient de connaître et avec le ralentissement économique qui s’en est ensuivi. Pour Alteo, les ennuis sont antérieurs et dateraient selon ses dirigeants, de l’année 2019. L’opacité qui règne traditionnellement dans le monde des affaires ne permet pas d’en savoir davantage, sinon qu’Alteo est en cessation de paiement depuis le 15 novembre 2019 et que la société a été mise en liquidation judiciaire fin 2019.
Une décision que beaucoup ont jugé très opportuniste puisque les dirigeants d’Alteo étaient alors engagés dans un bras de fer contre les services de l’État pour négocier des délais supplémentaires afin de respecter les exigences environnementales. Ceci, alors même que l’usine fait l’objet d’une information judiciaire pour mise en danger de la vie d’autrui, du fait des émanations toxiques de ses sites de stockage qui empoisonnent tout le voisinage.
On le voit, dans ce dossier, concilier respect de l’environnement (mais aussi de la santé des populations) et compétitivité économique n’est pas des plus simples dans un système mondialisé où chacun joue sa partition selon ses propres intérêts à court terme. Curieusement pourtant, depuis qu’Alteo a réussi à obtenir les reports de délais qu’elle souhaitait pour différer ses investissements, les repreneurs se pressent pour racheter ce fleuron industriel dans un marché qui semble d’un seul coup être redevenu particulièrement fleurissant. Selon Le Monde, ce sont pas moins de 5 repreneurs potentiels qui sont en train de peaufiner leur offre qu’ils ont jusqu’au 24 juillet 2020 pour déposer.
Il n’en reste pas moins que même si l’avenir économique du site de production d’alumine de Gardanne semble plutôt serein malgré ce jeu de poker menteur auquel se livrent ses dirigeants pour faire monter les enchères, l’impact environnemental, lui, reste bien incertain. En supposant même que la fameuse station d’épuration, promise depuis des années, finisse par voir le jour cet été comme finalement annoncé, il restera à gérer la question du stockage des déchets solides actuellement entreposés à l’air libre sur le site de Mange-Garri dont l’autorisation d’exploiter prend fin le 8 juin 2021. L’industriel prévoit d’agrandir considérablement l’emprise de ces bassins de stockage mais devra pour cela déposer un dossier de demande d’autorisation et bien entendu s’assurer que ces dépôts ne provoquent pas des dégâts environnementaux inacceptables.
Une opération à haut risque d’autant que l’extension envisagée nécessite ni plus ni moins qu’une modification du Plan local d’urbanisme intercommunal (PLUI) de la Métropole Aix-Marseille-Provence : un sujet sensible, qu’Alteo ne veut surtout pas se risquer à porter dans le contexte actuel et qui annonce bien des débats en perspective au sein du prochain conseil métropolitain qui devrait se mettre en place début juillet, après le second tour des élections municipales. Il reviendra aux responsables politiques nouvellement élus de trouver à quel niveau placer le curseur entre protection de l’environnement local et compétitivité économique dans un système mondialisé : un beau cas d’école en perspective !
L. V.