Panem et circenses : c’est le poète latin Juvénal qui a employé l’expression dans ses Satires, qui datent du début du IIe siècle de notre ère et qui dépeignent une société romaine décadente et individualiste où chacun se préoccupe uniquement de ses intérêts propres et de son plaisir personnel, se désintéressant ostensiblement de la conduite des affaires publiques. Une analyse que l’on pourrait traduire ainsi en Français : « le peuple qui faisait autrefois les empereurs, les consuls, les tribuns, est trop heureux aujourd’hui d’avoir du pain, et il ne désire tout au plus que des jeux du cirque ». Un constat désabusé que bien des analystes sont tentés d’appliquer à notre société actuelle où beaucoup se détournent de leurs devoirs civiques, se désintéressant ouvertement de la vie démocratique locale comme nationale, et n’aspirent rien d’autre qu’à s’amuser et consommer, le foot, la presse people et le shopping ayant néanmoins pris la place du pain et des combats de gladiateurs, un peu datés…
A l’approche des Jeux olympiques qui se dérouleront à Paris (et à Marseille pour les épreuves de voile et certains matchs de foot), tout semble fait pour concentrer l’attention du public sur cet événement sportif majeur et le détourner des problèmes de société, au risque même d’en oublier l’approvisionnement en pain, pourtant vital. C’est en effet le constat que font certains céréaliers du Bassin parisien qui tentent en vain d’alerter, depuis des mois, les pouvoirs publics via leur référent logistique au sein de l’interprofession céréalière. La parade nautique qui marquera la cérémonie d’ouverture de ces jeux mais aussi certaines épreuves olympiques telles que la nage en eaux libres ou le triathlon sont prévues directement dans la Seine à Paris, ce qui suppose une interruption de toute circulation des bateaux pendant de larges périodes.
Or la Seine représente 40 % du transport fluvial total en France. Véritable autoroute à péniches, navigable principalement à partir de Nogent-sur-Seine et jusqu’à son embouchure, la Seine dessert des ports fluviaux majeurs comme celui de Gennevilliers, de Rouen ou du Havre. Outre les 110 bateaux-mouches qui font visiter Paris à des centaines de milliers de visiteurs chaque année, ce sont pas moins de 21 millions de tonnes de marchandises qui transitent annuellement sur les eaux de la Seine, en légère croissance d’ailleurs, ce qui offre une alternative à la fois économique et écologique au transport ferroviaire et surtout routiers, largement saturés.
Une part importante, de l’ordre de 40 %, de ce trafic fluvial sur la Seine est lié au transport de matériaux de construction et notamment de granulats, mais les marchandises à haute valeur ajoutée y prennent une part grandissante, à l’exemple d’Ikéa qui réalise depuis fin 2022 une partie de ses livraisons parisiennes par bateau. A ceci s’ajoute de l’ordre de 3 millions de tonnes de céréales qui, chaque année, sont transportées par péniche depuis le bassin céréalier de la Brie jusqu’au port de Rouen pour y être exportées. En plein été, ce transit représente entre 600 et 700 000 tonnes qu’il convient d’évacuer rapidement, dès la moisson, faute de capacité de stockage, mobilisant une dizaine de péniches qui chaque jour transportent 12 à 15 000 tonnes de grains sous les ponts de Paris.
Un flux qui risque d’être fortement perturbé entre le 24 juillet et le 11 août 2024, date des JO de Paris et qui coïncide justement avec la date des moissons, ce que n’avaient manifestement pas anticipé les organisateurs. « Et on ne pourrait pas décaler la date des récoltes ? » a d’ailleurs suggéré candidement un énarque, dans le cadre de ces discussions, au bien nommé Jean-François Lépy, secrétaire général d’Intercéréales et directeur général de Soufflet Négoce. On sait déjà que des arrangements sont en passe d’être trouvés pour permettre aux péniches chargées de céréales de pouvoir faire transiter leur précieuse cargaison vers le port céréalier de Rouen où elles sont exportées dans le monde entier. En 2022, ce sont ainsi 8,6 millions de tonnes de céréales qui ont été exportées depuis Rouen, principalement vers le Maghreb, l’Afrique de l’Ouest, le Proche Orient et la Chine, et vers bien d’autres pays, surtout depuis le conflit en Ukraine qui fait les affaires ces céréaliers français, la Russie et l’Ukraine étant traditionnellement ces principaux concurrents sur le marché mondial.
On n’est donc pas trop inquiet pour l’avenir des gros céréaliers du Bassin parisien et de l’énorme machine de guerre que constitue Soufflet Négoce, qui vient d’ailleurs de fusionner, début 2023, avec son principal concurrent In Vivo Trading, pour former un géant du commerce de céréales mais aussi oléagineux et protéagineux, avec un chiffre d’affaires qui atteignait 2,4 milliards d’euros en 2016 et encore près d’un milliard en 2021. Cette céréaliculture industrielle est d’ailleurs fortement tournée vers l’exportation puisque France AgriMer estimait en 2023 le potentiel d’exportation de blé tendre français à 17 millions de tonnes, soit grosso modo la moitié de sa production annuelle. La France est en effet le premier producteur européen de blé tendre et le cinquième mondial, même s’il lui arrive aussi d’importer, comme cela a été le cas en 2014 où la France a été forcée d’importer 34 000 tonnes de blé de Grande-Bretagne et de Lituanie, souvent pour des raisons de qualité.
Curieusement, la filière céréalière française si performante à l’exportation est en effet toujours incapable de répondre aux propres besoins intérieurs du pays en matière de production biologique dont la demande ne cesse d’augmenter. La part des surfaces agricoles cultivées en agriculture biologique a atteint le chiffre de 10,7 % en 2022, alors qu’il était inférieur à 2 % en 2002, ce qui reflète une évolution très significative. Mais cette proportion place la France en 13e position des pays européens même si en 2022, pour la première fois, la France est devenue le pays d’Europe possédant la plus grande superficie agricole cultivée en bio, devant l’Espagne et l’Italie.
Actuellement, 70 % des produits bio consommés en France (et même 83 % si l’on exclut les produits tropicaux) sont produits sur le sol national, ce qui prouve que les agriculteurs français ont déjà fait de gros efforts en vue d’une reconversion de leurs pratiques. Il reste encore beaucoup à faire pour que les gros céréaliers des riches terres à blé du Bassin parisien se convertissent à leur tour et se préoccupent un peu moins de la demande mondiale à l’exportation et des problèmes de logistique qui en découlent, et s’intéressent davantage à la durabilité de leur activité et de son impact sur la planète…
L. V.