par Jean-Claude BREGLIANO
Charles Darwin est né le 12 février1809, après des études scolaires médiocres et un essai malheureux du coté de la médecine, il fait des études de théologie pour devenir pasteur tout en étudiant les sciences naturelles, qui correspondaient à sa véritable vocation. A 22 ans, il saisit l’occasion de s’embarquer comme naturaliste pour un voyage d’études autour du monde qui durera cinq ans, de 1831 à 1836.
Ce voyage lui a permis de faire de nombreuses découvertes en géologie et en biologie. Lui qui était au début créationniste et fixiste, conformément aux textes de la Bible, réalise assez vite que cette vision ne colle pas du tout avec les réalités qu’il a sous les yeux. Ses observations, notamment en Amérique du Sud et sur l’archipel des Galapagos l’interrogent fortement car elles montrent que les espèces vivantes se transforment au cours des âges.
Dès son retour, en octobre 1836, il se penche très sérieusement sur ce problème qu’il appelle « la transmutation des espèces » et après deux ans de réflexion, il estime qu’il dispose d’une ébauche de théorie sur laquelle il peut valablement travailler. Il y travaillera pendant 20 ans avant de publier quoi que ce soit, sachant que le sujet est particulièrement explosif. Il publie son livre « L’Origine des Espèces » en novembre 1859, après avoir accumulé une somme d’observations considérable.
Sa théorie pouvait se résumer ainsi : les êtres vivants subissent des variations héréditaires, spontanées et accidentelles. A chaque génération, par le jeu de la concurrence et de la lutte pour la vie, une majorité d’individus meurt sans laisser de descendance,. Donc toute variation qui permet une meilleure survie confèrera un avantage à celui qui la possède. C’est la sélection naturelle. Le milieu changeant en permanence, on aboutit très graduellement, avec le temps, à l’apparition d’espèces nouvelles.
La publication de son livre, fin 1859, déclenche une « véritable tempête scientifico-religieuse ». Darwin s’y attendait bien sûr ; dès 1844, il écrivait à un ami qu’il était maintenant convaincu que les espèces n’étaient pas immuables et il ajoutait : « c’est comme confesser un meurtre ». Il n’était pourtant pas le premier à affirmer que les espèces se transformaient. Son grand-père, Erasmus Darwin, l’avait fait avant lui très brièvement et surtout, en France, Jean-Baptiste Lamarck avait publié sa « Philosophie Zoologique », l’année même de la naissance de Darwin, où la transformation des espèces était fortement défendue. Mais les mécanismes proposés par Lamarck n’étaient pas du tout convaincants, la démarche manquait de rigueur scientifique et ses détracteurs, comme Georges Cuvier, ont eu beau jeu de caricaturer ses idées.
Dans « L’Origine des Espèces », Darwin se garde bien de parler explicitement de l’espèce humaine, ce n’est que 12 ans après, en 1871, qu’il publie « La Filiation de l’Homme » où il explique que notre espèce est apparue à partir d’ancêtres que nous partageons avec les grands singes et où il développe sa vision des sociétés humaines. Il y explique que l’homme est un animal social, très vulnérable dans la vie sauvage , et qu’il n’a pu réussir dans le jeu évolutif que parce que la sélection naturelle a favorisé les « instincts sociaux », « l’instinct de sympathie ». En d’autres termes : la coopération, la solidarité, l’aide aux plus faibles et aux malades, l’altruisme ; en bref, la civilisation. Pour lui, les humains ne pouvaient réussir que grâce à ces qualités.
Ces idées très humanistes étaient partagées par ses plus proches amis scientifiques, comme Alfred Wallace et Thomas Huxley. Charles et son épouse Emma, les pratiquaient en permanence dans leur village.
Malheureusement, pendant les 12 années qui se sont écoulées entre les publications de ses deux livres majeurs, le concept de sélection naturelle a été détourné par d’autres sur des bases idéologiques. Les responsables de ces détournements sont principalement Francis Galton, cousin de Darwin et Herbert Spencer, considéré à son époque comme un très grand philosophe.
Francis Galton, partant de l’idée que la sélection naturelle s’était affaiblie dans les pays développés, par suite des soins donnés aux malades et de l’aide aux « faibles de corps et d’esprit », en déduisait que cela était contre nature et devait être compensé par une sélection artificielle. Il prônait ce qu’il appelait un « eugénisme doux » (ou eugénisme positif) qui consistait à sélectionner les « mieux doués » et à les encourager à avoir de nombreux descendants.
Ces idées ont dérivé, au début du XXe siècle, vers des formes beaucoup moins douces (eugénisme négatif) consistant à stériliser les malades mentaux ou les handicapés physiques. Ces pratiques se sont répandues aux USA et dans certains pays européens. Les nazi les ont poussées à leur extrême limite en allant jusqu’à l’élimination physique.
Herbert Spencer, quant à lui, a bâti tout un système de philosophie dénommé « Évolutionnisme Philosophique » sensé rendre compte de tous les phénomènes existant dans l’univers, y compris les sociétés humaines. Bien que lamarckien, il s’est emparé de l’idée de sélection naturelle, qu’il a transformé en « survie du plus apte ». Selon lui les lois régissant les sociétés humaines devaient être dans le prolongement direct des lois de la nature. C’est ce qui a été appelé très improprement « darwinisme social ». Le rôle de l’Etat devait être réduit aux fonctions de police et de justice, il ne devait en aucun cas s’occuper de la santé, ni de l’éducation, ni du droit du travail. Tout cela devait relever de l’initiative privée.
C’est ainsi qu’il critiquait les lois interdisant le travail des enfants de moins de 12 ans dans les mines ainsi que celles réglementant les travaux dangereux pour les femmes et les enfants. Quant à l’aide aux pauvres, il l’estimait contre-productive même lorsqu’ elle relevait de la bienfaisance privée.
Si le nom de Spencer a été oublié, ses idées ultra-libérales sont toujours bien vivantes et même plus que jamais d’actualité. Elles ont été reprises par Friedrich Hayek, surnommé parfois « le pape de l’ultra-libéralisme » et par Milton Friedman, chef de file des économistes de « l’Ecole de Chicago » qui ont appliqué leurs théories dans le Chili de Pinochet et ont inspiré les politiques de Ronald Reagan, de Margaret Thatcher, puis de l’U.E. et de toutes les institutions internationales : Banque Mondiale, FMI et OMC. Cette idéologie irrigue actuellement toutes les politiques néolibérales pratiquées à l’échelle mondiale.
Il est assez plaisant de constater que ce néolibéralisme, que l’on nous présente comme le summum de la modernité, n’est rien d’autre que l’application aux sociétés humaines des lois les plus archaïques de la planète. Celles-là même qui régissent le monde animal depuis des centaines de millions d’années : la lutte pour la vie, l’écrasement des faibles par les forts (on dit même les « looser » et les « winner », pour faire encore plus moderne !). Il s’agit donc, en fait, d’une véritable entreprise de dé-civilisation.