Centrafrique : la guerre de la bière

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Appréciée depuis des millénaires, déjà chez les Sumériens puis dans l’Égypte antique, la bière est considérée dans beaucoup de pays comme un l’ingrédient indispensable d’une bonne qualité de vie, marqueur fort de l’identité locale. Au point que le compositeur américain un peu fantasque, Franck Zappa, avait coutume de dire : « Un pays n’existe pas s’il ne possède pas sa bière et une compagnie aérienne. Eventuellement, il est bien qu’il possède également une équipe de football et l’arme nucléaire mais ce qui compte surtout c’est la bière ». Ce qui permet de constater que la France, tout compte fait, avec ses 2300 brasseries artisanales, sans même compter son arsenal nucléaire et ses exploits au Mondial de foot, tient finalement bien son rang…

Et ceci d’autant plus que la bière française s’exporte, voire se brasse à l’extérieur, en Afrique tout particulièrement, sous la houlette d’un géant industriel du pinard, le groupe Castel, fondé en 1949 par les 9 frères et sœurs de la famille du même nom. Brassant un chiffre d’affaires annuel de 2,6 milliards d’euros, Castel a fait fortune dans la commercialisation du vin via ses marques telles Listel, Vieux Papes ou encore La Villageoise, ainsi que les cavistes Nicolas rachetés en 1980.

Pierre Castel, cofondateur et président du groupe industriel Castel, par ailleurs réfugié fiscal en Suisse (photo © C. Petit / MaxPPP / Challenges)

Mais la bière fait aussi partie de son fonds de commerce depuis que Castel a racheté en 1990 les Brasseries et glacières internationales, présent dans 27 pays africains et leader dans plusieurs d’entre eux dont l’Algérie avec sa marque Beaufort, ou l’Angola avec la Cuca brassée dans 7 usines nationales. En 1994, Castel engloutit également la SOLIBRA qui domine le marché de la bière en Côte d’Ivoire et dans une grande partie de l’Afrique de l’Ouest avec sa Flag, puis en 2003 les Brasseries du Maroc et en 2011 les brasseries Star à Madagascar.

En Centrafrique, ce pays d’Afrique centrale de 4,5 millions d’habitants, enclavé entre le Cameroun, le Tchad, le Soudan et le Congo, le groupe Castel détient le quasi-monopole de la bière grâce à sa filiale Mocaf, créée en 1951 et rachetée en 1993 pour fusionner avec la Société centrafricaine de boissons, fondée en 1982 par Pierre Castel. Sa brasserie emploie près de 300 personnes et produit 300 000 bouteilles de bière par an !

La gamme de bières Mocaf brassées en Centrafrique (photo © MOCAFRCA)

Mais voilà que le climat centrafricain n’est plus aussi serein pour le géant français des boissons alcoolisées. Les Russes sont en train de s’implanter en force sur ce territoire via le groupe Wagner du sulfureux Evgueni Prigojine, un ancien délinquant devenu homme d’affaire, très proche de Vladimir Poutine, et qui a fait fortune dans la restauration avant de créer en 2014 un groupe paramilitaire privé, très actif actuellement sur le front ukrainien mais aussi dans plusieurs pays africains.

Mercenaires russes du groupe Wagner en Centrafrique (source © Corbeau News Centrafrique)

Présents en Centrafrique depuis 2018, les mercenaires du groupe Wagner participent à l’instruction des forces armées nationales et assurent la garde rapprochée du Président de la République, Faustin-Archange Touadéra. Mais ils font aussi du business très juteux, en particulier dans les mines diamantifères et ils se sont lancés en 2021 dans la production locale de vodka, vendue en ville dans de petits sachets en plastique sous le nom de Wa na wa, et à qui la rumeur publique attribue toutes sortes de bienfaits sanitaires, remède souverain, paraît-il contre les problèmes digestif ou le Covid.

Africa Ti l’Or, la bière blonde russe produite par le groupe Wagner à Bangui et vendue dans des bouteilles en plastique (source © Centrafrica)

Le succès commercial de la vodka russe en Centrafrique n’est pas flagrant mais cela n’a pas empêché Wagner de poursuivre l’aventure en lançant, en janvier 2023, sa propre marque de bière, l’Africa Ti l’Or. Non sans avoir au préalable inondé les réseaux sociaux et les rues de Bangui avec une campagne de dénigrement au vitriol de la bière Castel. Il faut dire que le groupe industriel est déjà fragilisé par une enquête de la justice française pour complicité de crime de guerre suite aux accusations lancées en 2021 par l’ONG The Sentry, accusant une autre de ses filiale, la sucrerie Sucaf, d’avoir versé des pots de vins à l’Unité pour la paix en Centrafrique pour pouvoir continuer sa production dans la province de la Ouaka, alors sous contrôle de ce mouvement rebelle.

On a vu alors fleurir des campagnes de communications montrant des chargeurs de kalachnikov remplis de bouteilles de bière Mocaf avec des slogans du style : « À chaque achat de Castel, tu finances la guerre et tu te tues ». Une campagne de dénigrement soigneusement orchestrée visant à déconsidérer l’industriel français pour le forcer à quitter le pays et libérer la place pour les nouveaux investisseurs russes.

Le site de stockage de la brasserie Mocaf à Bangui après l’incendie provoqué par le jet de cocktails Molotov dans la nuit du 5 au 6 mars 2023 (source © Nouvelles +)

Et pour accélérer un peu la manœuvre, Wagner n’a pas hésité à joindre le geste à la parole. Le 30 janvier, trois Russes ont tenté de pénétrer sur le site de la brasserie Mocaf avec une échelle avant d’être mis en fuite par les services de sécurité. C’est ensuite un drone qui a survolé longuement le site puis, dans la nuit du 5 au 6 mars 2023, les caméras de surveillance de la brasserie ont filmé quatre individus masqués et armés de kalachnikov, lançant des cocktails Molotov qui ont provoqué un début d’incendie de l’usine. Nombre d’indices convergent pour incriminer les mercenaires du groupe Wagner dans cet incendie volontaire, aggravant encore la tension déjà très forte entre Français et Russes dans ce pays en proie à la guerre civile depuis 2004 et dont le pouvoir central ne contrôle plus qu’une partie du territoire. La France y a été pourtant durablement implantée depuis la fin du XIXe siècle, organisant administrativement le territoire à partir de 1905 sous le nom d’Oubangui-Chari. Devenu indépendant en 1960, le pays se confronte dès 1965 au coup d’État de Jean-Bedel Bokassa qui se fait couronner empereur en 1977 avant d’être renversé en 1979 par une opération militaire française.

Jean-Bedel Bokassa auto-proclamé empereur de Centrafrique  le 4 décembre 1977 (photo © Pierre Guillaud / AFP / RFI)

De nouveaux coups d’État militaires se succèdent en 1981 puis en 2003, permettant au général François Bozizé d’accéder au pouvoir mais l’élection de ce dernier à la Présidence de la République en 2005 déclenche une première guerre civile jusqu’en 2007, puis une seconde à partir de 2012 qui se termine par la prise de Bangui en mars 2013 par des groupes rebelles de la coalition Seleka. Face au chaos qui s’ensuit, l’ONU vote une résolution autorisant l’envoi de soldats français pour rétablir le calme, dans le cadre de l’opération Sangaris qui comptera jusqu’à 1600 hommes.

L’élection présidentielle de janvier 2016 permet au nouveau président élu, Faustin-Archange Touadéra, de lancer un ambitieux programme de réconciliation nationale qui débouche en février 2019 sur la signature d’un accord de paix avec les 14 principaux groupes armés rebelles. Mais la situation reste très chaotique et les exactions se poursuivent, la capitale étant directement menacée fin 2020 par les attaques de la Coalition des patriotes pour le changement, que l’armée finit par repousser avec l’aide des soldats russes, dont les mercenaires du groupe Wagner.

Manifestation de soutien au groupe Wagner à Bangui le 22 mars 2023 après l’assassinat de 9 mineurs chinois dans le pays (source © Afrique Média)

L’implantation durable de ces derniers pousse les derniers soldats français à quitter le pays en décembre 2022 et le régime actuel semble se rapprocher de plus en plus des nouveaux investisseurs russes et chinois, très présent dans ce pays riche en ressources minérales, au point que l’on a vu, le 22 mars 2023, quelques centaines de manifestants défiler dans les rues de Bangui avec des banderoles en soutien à la Russie et à la Chine, après l’assassinat de neuf Chinois du Gold Coast group sur le site minier de Chnigbolo, à 25 km de Bangui. Un climat de tension qui n’augure rien de bon pour les intérêts industriels du groupe Castel et, au-delà, pour l’avenir des liens entre la France et la Centrafrique…

L. V.

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2 Réponses to “Centrafrique : la guerre de la bière”

  1. Centrafrique : la guerre de la bière - Actualidad saharaui Says:

    […] Source […]

  2. La nouvelle guerre des mondes | Cercle Progressiste Carnussien Says:

    […] de confrontation voire de conflits, en Ukraine comme à Taïwan ou au Proche-Orient, mais aussi sur le continent africain ou dans la compétition pour l’accès aux ressources naturelles dont le lithium, voire pour la […]

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