Autriche : heureux comme un locataire à Vienne…

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A Vienne, la capitale autrichienne, qui compte environ 1,9 millions d’habitant, soit un peu moins que Paris (2,16 millions), 80 % des habitants sont locataires alors que dans la plus grande ville française, cette proportion est de 61 %. Un contraste saisissant, d’autant plus si l’on étend la comparaison à l’ensemble du pays, puisque le taux de locataires en France ne dépasse pas 36 %. D’un pays à l’autre, le rapport au logement diffère donc considérablement. Même au sein de l’espace européen, on constate des écarts très étonnants : la proportion de locataires ne dépasse pas 5 % en Roumanie et 24 % en Espagne, mais elle atteint 49 % en Allemagne et même 58 % en Suisse.

Le centre historique de Vienne, vu depuis la tour de la cathédrale Saint-Etienne (source © Jolis circuits)

Sur l’ensemble de l’Autriche, ce taux est de l’ordre de 55 % et la ville de Vienne, qui concentre un peu plus de 20 % de la population national, fait donc vraiment figure d’exception. Mais ce qui est encore plus étonnant c’est que 61 % des Viennois sont en fait locataire d’un logement social à loyer modéré. On est très loin du taux parisien qui ne dépasse pas 20,8 % aux dernières nouvelles, en dessous du seuil fatidique de 25 % imposé par la loi SRU dans les grandes agglomérations, sachant que ce taux est à peine supérieur à 15 % à l’échelle nationale comme sur la commune de Carnoux.

La ville de Vienne compte ainsi à elle seule pas moins de 440 000 logements sociaux dont 200 000 gérés directement par la municipalité via l’office local d’HLM, Wiener Wohnen, les autres étant gérés par des structures à but non lucratif, qui réinvestissent la totalité de leurs revenus dans l’entretien et l’agrandissement de leur parc. Par comparaison, il n’y a à Paris que 227 000 logements locatifs sociaux et même seulement 20 000 dans une ville comme Montréal qui compte pourtant un peu plus de 2 millions d’habitants également, de quoi attiser la curiosité de bien des urbanistes face à ce modèle viennois étonnant !

Karl-Wrba Hof, une résidence sociale achevée en 1982 à Vienne, avec ses 1038 logements, ses terrains de jeu, son épicerie intégrée et ses deux garderies d’enfants (photo © Thomas Ledl / CC BY-SA 3.0. / Wikimedia)

La principale conséquence de cette situation est que les habitants de la capitale autrichienne dépensent bien moins pour leur logement que leurs homologues parisiens. Le prix moyen des loyers y est inférieur à 10 € le m2, tandis qu’il atteint 27 à 28 € dans des villes comme Paris ou Londres. Même dans une petite commune comme Carnoux, ce coût moyen est de 16 € le m2, presque deux fois plus élevé que dans la capitale autrichienne ! La forte disponibilité en logements sociaux tire en effet vers le bas le prix des loyers du parc privé et explique qu’il n’y ait que 15 000 Viennois en attente d’un logement social alors qu’il y en a plus de 130 000 à Paris et de l’ordre de 60 000 dans une ville comme Marseille où le temps d’attente est de plus de 8 ans en moyenne.

Karl-Seitz Hof, une résidence sociale des années 1930 à Vienne, avec ses 1173 logements et son jardin central (photo © Heinrich Moser / Mein Bezirk)

Une situation qui relève directement de choix politiques initiés il y a bien longtemps et maintenus depuis avec une constance remarquable. Il faut pour cela remonter à 1919, au lendemain de l’effondrement de l’empire austro-hongrois, alors que les élections municipales portent au pouvoir à Vienne des socialistes, qui ambitionnent de réformer en profondeur la vie quotidienne tout en rejetant le bolchévisme. Le pays est alors en crise et les ouvriers comme la classe moyenne se heurtent à une forte pénurie de logements avec des loyers élevés pour des taudis insalubres. La nouvelle municipalité prend le taureau par les cornes, plafonne les loyers et rachète ou municipalise des logements pour lesquels elle lance un programme ambitieux de rénovation, maîtrisant ainsi dès 1923 plus de 66 000 logements sociaux.

En parallèle, elle instaure des taxes sur les biens de luxe, sur les loyers perçus par les propriétaires privés, sur les nouvelles constructions et sur les terrains nus constructibles, pour inciter leurs propriétaires à s’en défaire. Réquisitions, rachats et nouvelles constructions, à raison de 3000 nouveaux logements par an en moyenne, permettent ainsi à la capitale autrichienne de disposer, dès 1934, de plus de 500 000 logements sociaux ! Les propriétaires privés, s’estimant spoliés, menacent d’arrêter de payer leurs taxes et même de couper l’eau et l’électricité. Mais les locataires ripostent en s’organisant en comité d’immeuble, si bien que les propriétaires bailleurs échouent à imposer leur loi…

L’ensemble de logements sociaux du Karl-Marx-Hof, achevé en 1930 au nord de Vienne (photo © Joe Klamar / AFP / Le Figaro)

De cette époque date la construction de résidences emblématiques comme le Karl-Marx-Hof, achevé en 1930, vaste ensemble art déco aux façades de couleurs ocre, qui s’étend sur 1 km de long dans le quartier de Heiligenstadt, organisé autour de 3 cours intérieures et d’une vaste place, comprenant à sa construction 1382 logements pourvus de tout le confort moderne. 3500 personnes y vivent actuellement, payant des loyers très accessibles et offrant une véritable mixité sociale.

Car c’est une autre particularité des logements sociaux viennois : quasiment tout le monde y a accès, même en gagnant le double du revenu moyen, ce qui permet de mixer effectivement population modeste et classes moyennes, d’autant que lorsqu’on accède à un logement social, c’est pour la vie et même au-delà. Les personnes dont les revenus finissent par excéder les seuils éligibles peuvent s’y maintenir et le bail peut être aisément repris par les enfants en cas de décès, ce qui explique que l’on retrouve nombre de personnes à revenus intermédiaires dans ce logements sociaux viennois : un système garant d’une certaine paix sociale et d’un mode de vie plus apaisé. A Vienne, l’adresse d’un quidam ne donne aucune indication sur son niveau social : bien des habitants des quartiers nord de Marseille aimeraient pouvoir en dire autant !

Hundertwasserhaus, ensemble original de 50 logements sociaux achevé en 1986 par l’architecte Friedenreich Hundertwasser rue Kegelgasse, à Vienne (source © Pretend)

Cette politique de construction de logements à marche forcée a permis à la gauche de se maintenir au pouvoir à Vienne, dans une Autriche très conservatrice, jusqu’aux affrontements de février 1934 qui voient justement l’armée bombarder le Karl-Marx-Hof où s’étaient réfugiés les socialistes assiégés. Après l’épisode nazi qui s’ensuit, les sociaux-démocrates reviennent à la tête de la municipalité dès 1945 et les dernières élections d’octobre 2020 confirment leur forte implantation dans la Ville qu’ils dirigent sans discontinuer depuis cette date, poursuivant inlassablement cette politique de gestion d’un parc social exceptionnellement étendu et de grande qualité.

Contrairement à ce qui a été observé un peu partout, la ville de Vienne n’a pas bradé au privé son parc de logements sociaux et n’a eu de cesse de le compléter. Dans les années 1970 a ainsi été construit le grand ensemble dénommé Wohnpark Alterlaa, achevé en 1985, avec ses 3180 appartements répartis dans 9 tours à l’architecture futuriste. Des logements hauts de gamme, avec saunas et piscines sur les toits et en sous-sol, gymnase et courts de tennis, garderie et terrains de jeux pour les enfants, vastes loggias arborées, avec station de métro en pied d’immeuble et le tout pour des loyers défiant toute concurrence : 850 € pour un T4 avec double terrasse !

Piscine sur les toits dans le complexe de logements sociaux d’Alterlaa à Vienne (photo © Isabelle Ducas / La Presse)

Des résidences de ce type ont été édifiées par des sociétés à but non lucratif, sur des terrains cédés par la commune à bas prix, avec obligation de réinvestir tous les revenus dans l’entretien des bâtiments. Pour y accéder, les futurs locataires doivent verser une mise de fonds de l’ordre de 20 000 €, ce qui contribue à financer l’opération. Cette somme leur est reversée lorsqu’ils quittent la résidence (après déduction de 1 % par an), ce qui les aide à disposer un apport propre s’ils souhaitent devenir propriétaires. Un modèle qui permet à la municipalité viennoise d’envisager avec sérénité la poursuite de son programme de construction de logements sociaux, pour faire face à une augmentation démographique qui ne faiblit pas, preuve s’il en était besoin qu’une ville, pour rester attractive, se doit d’offrir à sa population des conditions de logement favorables et à des prix abordables…

L. V.

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