Que se passerait-il si la Seine devait subir une nouvelle crue comparable à celle qui avait totalement paralysé la capitale en janvier 1910 ? A l’époque, Paris et sa banlieue étaient restées sous les eaux pendant plus de 2 mois et il avait fallu attendre le mois de juillet pour un quasi retour à la normale. Cette crue, bien qu’importante, qui avait vu le niveau de la Seine monter à 8,62 m au pont d’Austerlitz, n’avait pourtant rien d’exceptionnel, et était plus faible même que celle de février 1658, la plus forte crue historique documentée, et du même ordre de grandeur que celles de celles de janvier 1651 ou de décembre 1740. La période de retour d’environ 100 ans qui lui est statistiquement accordée n’est donc pas usurpée.
Pour autant, la région parisienne avait alors montré une extrême vulnérabilité face à un événement naturel de ce type. Dès le 20 janvier 1910, la navigation avait été mise en l’arrêt et tous les transports fluviaux sont restés paralysés pendant plus de 2 mois, tandis que l’on observait les premières infiltrations d’eau dans les tunnels de métro, notamment via le chantier de la ligne 12, jusqu’à former un immense lac devant la gare Saint-Lazare, à plus d’1 km des berges de la Seine !
Nombre des usines électriques alimentant la capitale ont rapidement été hors d’usage et il a fallu en revenir à la bougie et à la lampe à pétrole pendant plusieurs mois tandis que l’on ressortait les fiacres pour parcourir les rues inondées où l’armée dut construire en hâte des passerelles en bois et mettre des canots à disposition. Les réfugiés affluent de banlieue, où la situation est bien pire encore. Les usines de traitement des ordures ménagères n’étant plus opérationnelles, le préfet n’a d’autre solution que d’ordonner qu’on les jette directement dans la Seine depuis les ponts, au grand dam des riverains de l’aval… Même le nettoyage des rues et des caves nauséabondes, après la décrue, s’avère complexe faute d’anticipation !
Un siècle plus tard, quelques aménagements supplémentaires ont certes été entrepris. Des obstacles à l’écoulement des eaux ont été supprimés et 4 grands lacs réservoirs ont été construits en amont du bassin, sur la Seine et ses principaux affluents, non seulement pour limiter l’impact des crues, mais surtout pour soutenir les débits d’étiage de la Seine qui, en période de sécheresse, serait bien incapable sans cela d’assurer le refroidissement de la centrale nucléaire de Nogent-sur-Seine ou la dilution des rejets de la station d’épuration d’Achères. Ils sont d’ailleurs parfaitement joué leur rôle lors de la dernière crue en date, en janvier 2018 et ont permis, à quelques centimètres près, d’empêcher l’inondation total du RER C, ligne de métro particulièrement vulnérable. Mais ils seraient insuffisants face à une montée des eaux comparable à celle de 1910 et n’ont pas pu faire grand-chose face à un épisode pluvieux concentré en aval, comme celui qui s’est produit en juin 2016 avec des débordements des affluents franciliens dont le Loing.
D’où la question récurrente de savoir comment la région Ile-de-France se comporterait en cas de nouvel épisode comparable. On connait malheureusement la réponse et elle n’est pas très encourageante, comme vient de le rappeler tout récemment la Cour des Comptes dans un rapport très documenté, rendu public le 18 novembre 2022. Elle confirme notamment que le coût des dommages directs attendus dans ce cas atteindrait la somme colossale d’environ 30 milliards d’euros, dont 19 milliards pour les seuls biens assurés (ce qui n’est pas le cas d’une grande partie des infrastructures publiques, réseaux et voiries notamment). La somme n’est pas négligeable comparée aux 1,4 milliards d’euros causés par les inondations de 2016 et nécessiterait un appel en garantie de l’État pour permettre à la Caisse centrale de réassurance de faire face.
Les projections d’une telle crue montrent que plus de 830 000 habitants auraient les pieds dans l’eau, principalement d’ailleurs dans les Hauts-de-Seine et le Val-de-Marne, mais 2,7 millions seraient privés de distribution d’eau potable et près de 5 millions d’électricité… Du fait de l’urbanisation qui s’est développée de manière accélérée ces dernières décennies, ainsi d’ailleurs que les aménagements d’infrastructures en souterrain, l’Île-de-France s’avère en réalité bien plus vulnérable qu’elle ne l’était en 1910 ! On y compte ainsi désormais plus de 200 sites industriels à fort risque de pollution dont 30 classés Seveso, situés en zone inondable. D’où les inquiétudes de la Cour des Comptes qui constate que les mesures mises en œuvre pour se prémunir contre des événements naturels de cette ampleur ne sont pas à la hauteur des enjeux.
La ville de Paris elle-même est relativement bien protégée par les parapets qui ont été rehaussés en se calant sur la crue de 1910, mais c’est loin d’être la même chose en banlieue où les premiers débordements se produisent même pour des événements très modestes et donc plus fréquents. Alors que certains quartiers de Francfort sont protégés contre des crues de période de retour 200 ans et que Londres s’est prémunie contre des événements de période de retour 1000 ans, et bientôt 10.000 ans, le niveau de protection à Paris entre les ponts d’Iéna et d’Issy-les-Moulineaux ne dépasse pas une période de retour de 10 à 30 ans…
Des plans de prévention des risques ont bien été établis par les services de l’État pour tenter d’adapter l’urbanisation à ce risque naturel, mais la quasi-totalité d’entre eux ne prend pas en compte les risques d’inondation par remontée de nappe et surtout par ruissellement urbain, pourtant souvent prépondérant. Même la gestion de risque est en retard, faute de volonté politique des élus locaux, seuls 60 % d’entre eux ayant engagé la rédaction d’un plan communal de sauvegarde dans les communes ou il est pourtant obligatoire, et très peu se préoccupant de l’actualiser et de le tester via des exercices périodiques.
La Cour des Comptes pointe un effort financier très insuffisant de la part des collectivités territoriales pour mettre en œuvre des plans d’action de prévention des inondations et un frein de la part des élus locaux à rendre publiques les données existantes, pour ne pas affoler les populations et réduire l’attractivité de leur territoire. Le Conseil régional d’Île-de-France en particulier, dirigé par Valérie Pécresse, est pointé du doigt pour son refus de s’impliquer dans la prévention du risque inondation et de n’en tenir aucun compte dans sa politique d’aménagement du territoire ni dans ses actions d’accompagnement des acteurs économiques.
Certes, de nombreuses initiatives sont entreprises pour tenter de mieux prendre en compte ce risque, avec quelques projets emblématiques dont le réaménagement d’une partie des berges de l’Yerres à Villeneuve-Saint-Georges, qui avaient été ravagées en 2016 comme en 2018 et où la rivière a besoin de retrouver un peu d’espace, ou comme le projet d’aménagement de zones d’écrêtement des crues dans la vallée de la Bassée, en amont de la confluence avec l’Yonne, sur lequel travaille depuis des années l’établissement publique territorial de bassin, Seine Grands Lacs. Mais globalement, la Cour des Comptes se montre particulièrement sévère sur l’insuffisance des actions mises en œuvre collectivement pour se prémunir contre cette grande crue que chacun redoute mais qui peut se produire à tout moment : nous voilà au moins prévenus…
L. V.