Archive for 16 août 2015

Turquie : Erdogan jette de l’huile sur le feu…

16 août 2015

En Turquie, le gouvernement encore en place de Recep Tayyip Erdogan, élu en août 2014, dès le premier tour et au suffrage universel, à la présidence de la République mais dont le parti a subi une sévère déroute lors des récentes élections législatives du 7 juin 2015, est en train de se livrer à un double-jeu très dangereux dont le cynisme laisse rêveur…

Le président Recep Tayyip Erdogan avec sa nouvelle garde présidentielle d'opérette (photo AFP)

Le président Recep Tayyip Erdogan avec sa nouvelle garde présidentielle d’opérette (photo AFP)

Membre de l’OTAN depuis 1952 et deuxième armée (en effectifs) de cette organisation après les États-Unis, la Turquie s’était déjà fortement désolidarisée de l’intervention américaine en Irak, craignant que l’autonomie accordée aux Kurdes irakiens ne vienne renforcer les velléités d’indépendance de sa propre population kurde : depuis 1984 et jusqu’au cessez-le-feu obtenu en 2010, les affrontements armés contre le PKK d’Abdullah Öcalan ont fait en effet plus de 45 000 morts dans le pays et l’armée turque n’a eu de cesse de réprimer dans le sang cette volonté d’autonomie des Kurdes. Le leader historique du PKK a d’ailleurs été condamné à la prison à vie en 1999 et les négociations de paix entamées en 2012 restent timides.

Abdullah Öcalan, ex leader du PKK

Abdullah Öcalan, ex leader du PKK

Avec l’entrée en scène des mouvements djihadistes puis la proclamation, le 29 juin 2014, du califat par l’organisation de l’État islamique en Irak et au Levant, souvent désignée par son acronyme en lettres arabes DAESH, la situation se complique dans la région. Les armées de Daesh, réunies sous la bannière du nouveau calife Abou Bakr al-Baghdadi, s’emparent rapidement de secteurs importants dans le nord de l’Irak et dans le Kurdistan syrien, jusqu’aux frontières de la Turquie. En août 2014, les Américains sont contraints d’intervenir de nouveau en Irak pour bombarder les positions de Daesh dont l’expansion semble irrésistible. Une nouvelle coalition se forme, avec l’intervention armée de plusieurs pays européens dont la France, puis l’engagement, à partir de septembre 2014, de pays arabes, dont l’Arabie Saoudite (qui est pourtant largement à l’origine de ces mouvements jihadistes qu’elle n’a pas cessé de soutenir et de financer !), mais aussi les Émirats Arabes Unis, le Qatar ou la Jordanie, qui bombardent les positions de Daesh en Syrie.

Le monde entier a alors les yeux rivés sur la ville de Kobané, à la frontière turco-syrienne, défendue par des forces kurdes du mouvement YPG, branche armée du Parti de l’union démocratique (le PYD, proche du PKK mais côté syrien), qui comportent dans leurs rangs de nombreuses combattantes féminines et ont obtenu le renfort d’étrangers à l’image des fameuses brigades internationales de la guerre d’Espagne. Les Kurdes sont épaulés par des unités de l’armée syrienne libre qui s’était constituée pour tenter de renverser le régime de Bachar el-Assad et leur action est largement aidée par les bombardements alliés. Autour de Kobané, dont Daesh s’est emparé des quartiers sud, les combats font rage dans les premiers jours d’octobre 2014. Le siège de la ville s’enlise pendant l’hiver et, le 27 janvier 2015, les combattants kurdes reprennent enfin le contrôle de la ville.

Combattantes kurdes

Combattantes kurdes

Et la Turquie dans tout ça ? Force est de constater que sa position est parfaitement claire depuis le début. Son but est de renverser le pouvoir de Bachar el-Assad tout en cherchant à affaiblir autant que possible les forces armées kurdes : elle soutient donc sans états d’âme les djihadistes de Daesh, laissant passer (pour ne pas dire facilitant le passage) des volontaires étrangers venus d’Europe grossir les rangs de l’État islamique en Irak et au Levant, et permettant aux djihadistes blessés de venir se soigner dans ses hôpitaux, parfois avec l’aide discrète de l’armée turque. En revanche, le pays ne fait aucun cadeau aux peshmergas kurdes du PKK, bloquant hermétiquement sa frontière pour éviter tout renfort susceptible d’aider la ville de Kobané à résister aux assauts de Daesh…

Combattant kurde dans les ruines de Kobané le 30 janvier 2015 (photo B. Kilic, AFP)

Combattant kurde dans les ruines de Kobané le 30 janvier 2015 (photo B. Kilic, AFP)

Dans ce contexte, le revirement apparent de la Turquie qui s’est finalement rallié à la coalition internationale, autorisant enfin, le 23 juillet 2015, les Américains à utiliser les bases militaires d’Incirlik et Diyarbakir, et procédant à quelques incursions contre les positions djihadistes dans le nord de la Syrie. Officiellement, la Turquie serait prête à collaborer avec les Américains pour tenter de créer, au nord-est d’Alep, une zone tampon de 25 km de largeur, libérée des forces jihadistes et où pourraient venir se réfugier les civils syriens. Cela permettrait à la Turquie de faire meilleure figure vis-à-vis du camp occidental tout en lui permettant de se débarrasser des centaines de milliers de réfugiés syriens qui encombrent le sol turc.

Carte des territoires contrôles par DAESH en Syrie et en Irak (source : France 24, avril 2015)

Carte des territoires contrôles par DAESH en Syrie et en Irak (source : France 24, avril 2015)

Mais le véritable enjeu pour la Turquie semble surtout d’affaiblir durablement les mouvements kurdes de part et d’autre de sa frontière. Pour cela, et en même temps qu’elle lançait quelques offensives parcimonieuses contre les positions de Daesh, l’armée turque n’a pas hésité à bombarder copieusement les bases kurdes dans le nord de l’Irak mais aussi sur son propre territoire, au risque de porter un coup d’arrêt définitif aux négociations de paix avec le PKK et de relancer une véritable guerre civile.

L’événement qui semble avoir déclenché cette nouvelle escalade est un attentat-suicide qui s’est produit le 20 juillet dernier à Suruc, petite bourgade kurde où s’étaient rassemblés de nombreux jeunes turcs souhaitant apporter leur aide à la reconstruction de la ville de Kobané. 32 d’entre eux ont été tués dans cet attentat que le gouvernement turc attribue aux djihadistes mais dont il serait le véritable commanditaire selon le PKK. Cet événement a soulevé les passions, d’autant que 2 jours plus tard deux policiers turcs ont été assassinés par des activistes kurdes, tandis que des soldats turcs étaient tués lors d’un accrochage avec des combattants de Daesh.

Dès le 25 juillet, l’armée turque s’est donc lancée dans une vague d’intenses frappes aériennes contre des positions du PKK dans les montages situées de part et d’autre de la frontière irako-turque, faisant semble t-il de nombreuses victimes civiles. En même temps, plus de 1300 arrestations ont été opérées dans les milieux islamistes, kurdes et d’extrême-gauche. Le gouvernement turc fait ainsi passer le message qu’à ses yeux, djihadistes de Daesh et militants kurdes font peser la même menace contre la Turquie et doivent être combattus de la même manière. Cette attitude est facilitée par le fait que le PKK reste considéré comme une organisation terroriste, pas seulement en Turquie mais aussi en Europe et aux États-Unis.

Le premier ministre turc et leader de l’AKP, Ahmet Davutoglu le 13 août 2015 (photo A. Altan AFP)

Le premier ministre turc et leader de l’AKP, Ahmet Davutoglu le 13 août 2015 (photo A. Altan AFP)

Ce double-jeu est dangereux et incroyablement machiavélique car il risque forte de déboucher sur le chaos, mais tel semble bien être l’objectif d’Erdogan. Lors des récentes élections législatives en juin dernier, ce dernier, au pouvoir depuis 2002 et désigné en Turquie comme « le nouveau sultan », espérait bien obtenir une large majorité lui permettant de faire évoluer la constitution vers un pouvoir présidentiel. Mais l’AKP, son parti, d’obédience très conservatrice, n’a réuni qu’à peine plus de 40 % des voix, un désaveu cinglant pour cet habile politicien en pleine dérive autocratique. Pire, ces élections ont vu l’entrée au Parlement de la branche légale du mouvement kurde, le parti HDP qui a obtenu 13 % des suffrages grâce à son leader charismatique, l’avocat défenseur des minorités Salahatin Demirtas.

Salahatin Demirtas, un des leaders du HDP

Salahatin Demirtas, un des leaders du HDP

Depuis, la situation est bloquée. Le gouvernement démissionnaire dirigé par Ahmet Davutoglu est toujours en place faute d’arriver à réunir une coalition pour gouverner le pays. Les négociations avec les autres partis ayant échoué, tout indique que de nouvelles élections anticipées vont être prochainement organisées. Recep Erdogan compte bien évidemment sur son récent coup de force contre les kurdes du PKK pour mobiliser en sa faveur les nationalistes de tout poil afin de rafler cette fois la majorité absolue et réaliser son rêve de devenir le nouveau sultan de la Turquie, un cauchemar pour les démocrates turcs…

Quelques références (non exhaustives) d’articles parus dans Libération, Le Monde, La Croix, Marianne, le Huffington Post, l’excellent blog Opinion internationale, et un rapport du Sénat

L. V.