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Aqua Domitia : bon sens ou non-sens ?

4 juin 2024

La Catalogne et l’Andalousie souffrent de la sécheresse, l’une des pires de leur histoire après trois années consécutives de déficit pluviométrique. Mais elles ne sont pas les seules et le pays catalan en France est également concerné. Alors que la majeure partie de notre pays a connu cet hiver des records de pluies avec des inondations désastreuses notamment dans le Nord et le Pas-de-Calais, mais aussi en Poitou-Charentes et dans les Alpes, les départements de l’Aude et des Pyrénées-Orientales sont restés largement à l’écart avec des cumuls de précipitation inférieurs à 300 mm depuis le 1er septembre 2023, ce qui n’a pas permis la recharge hivernale des nappes. A Perpignan, il est tombé moins de 100 mm d’eau entre septembre 2023 et mars 2024, alors qu’une ville comme Biarritz a enregistré 1370 mm sur la même période !

Une situation d’autant plus préoccupante que le pays catalan a connu, sur les 2 dernières années seulement 5 mois où la pluviométrie était supérieure ou égale à la normale saisonnière ! Le secteur s’inquiète donc, à juste titre, sur la capacité de ses ressources en eau à faire face à la saison estivale qui commence avec ses besoins croissants en irrigation des cultures et en alimentation en eau potable pour la saison touristique… Un contexte politique idéal pour inciter la région Nouvelle Aquitaine à lancer, à grands sons de trompettes, l’étude d’extension de son réseau de transfert d’eau brute puisée dans le Rhône, joliment dénommé Aqua Domitia.

Aqua Domitia pour les nuls… un dessin signé Gendrin pour Reporterre (source © X)

Une référence latine qui fait penser à la Via Domitia, l’ancienne voie romaine qui reliait le Rhône aux Pyrénées et dont on retrouve des vestiges le long de l’autoroute actuelle entre Nîmes et Montpellier, mais qui, en latin signifie aussi « l’eau maîtrisée ». Un projet ambitieux et qui remonte aux années 2005, lorsque la région Languedoc-Roussillon, alors présidée par Georges Frêche, a lancé une réflexion prospective intitulée Aqua 2020, pour réfléchir à la manière de concilier un développement démographique en pleine croissance avec des ressources en eau limitées, menacées par la pollution et par une pluviométrie de plus en plus aléatoire du fait du changement climatique global.

Cette réflexion a débouché sur l’engagement de programmes visant à réduire le gaspillage de l’eau en déployant des techniques d’irrigation moins gourmandes et en limitant les fuites sur les réseaux, mais surtout sur un projet ambitieux, dont le coût prévisionnel a alors été évalué à 140 millions d’euros, baptisé donc Aqua Domitia, et qui consiste pour l’essentiel à relier et mailler les réseaux alimentés d’une part par des prélèvements sur le Rhône, pour alimenter le Gard et le nord de l’Hérault, et d’autre part par le barrage des monts d’Orb, qui alimente Béziers et l’ouest de l’Hérault. L’idée générale est de sécuriser toute l’alimentation en eau de la région en pompant l’essentiel de l’eau nécessaire dans le Rhône, pour soulager les autres ressources locales jugées plus vulnérables et plus aléatoires.

Mise en place de tuyaux en fonte de 1 m de diamètre pour les besoins du réseau Aqua Domitia, ici fin 2019 sur la commune de Saint-Thibéry dans l’Hérault (photo © Damien Alquier / Le Moniteur des travaux publics)

En 2008, la Région a confié la maîtrise d’ouvrage de ce vaste projet à BRL après avoir demandé à l’État de lui transférer la concession de l’aménagement hydraulique mis en œuvre par cette société publique. Depuis cette date, c’est donc la Région, principal actionnaire de BRL qui est propriétaire d’un vaste réseau constitué de 100 km de canaux, environ 5000 km de canalisations, 80 stations de pompage, 6 stations de potabilisation de l’eau et 2 barrages, l’ensemble constituant un patrimoine dont la valeur à neuf est évaluée à près de 2 milliards d’euros, qui alimente plus de 700 000 personnes et irrigue plus de 35 000 hectares.

La station de pompage de Pichegru, sur la commune de Bellegarde, alimentant le réseau hydraulique régional concédé à BRL (source © BRL / Dis-Leur)

Un réseau qui ne s’est pas constitué en un seul jour puisque les premiers aménagements datent de 1946, lorsqu’a été créée la première Compagnie d’aménagement du Bas-Rhône, destinée à irriguer la Camargue et alors présidée par Philippe Lamour qui prendra la tête en 1955 de la toute nouvelle Compagnie nationale d’aménagement du Bas-Rhône Languedoc, désormais connue sous ce nom de BRL. En 1995, c’est ce même BRL qui planchait déjà sur un projet encore plus ambitieux de transfert de l’eau du Rhône pour alimenter la Catalogne, déjà en quête de ressources sécurisées en eau. Un projet pharaonique qui avait alors déclenché la colère des agriculteurs du cru, déjà confronté à la forte concurrence de leurs collègues espagnols et qui craignaient que ces derniers n’en profitent pour augmenter encore leur production à moindre coût.

Schéma global du maillage du projet Aqua Domitia (source © BRL)

Le projet Aqua Domitia a donc été conçu à l’encontre de cette ambition initiale an limitant les débits à 2,5 m3/s, ce qui ne permet pas d’envisager une extension à terme vers nos voisins espagnols. Cela reste néanmoins un projet gigantesque, dont la réalisation effective a débuté en 2012, après un vaste débat public,  et s’est déroulée sous forme de phases successives. La première qui s’est achevée en 2016 a permis de sécuriser les besoins en eau potable d’une grande partie du littoral, grâce aux maillons Sud Montpellier et Littoral Audois, et assure la desserte de plus de 2 000 ha supplémentaires irrigués, mis en eau grâce aux 1ères tranches des maillons Biterrois et Nord Gardiole. La jonction entre ces deux maillons centraux (Nord Gardiole et Biterrois) s’est faite en 2022, dans le cadre de la deuxième phase du programme. Elle a permis, avec la 1ère tranche du maillon Minervois alimentée grâce à la réserve de Jouarres, de favoriser l’irrigation de près de 4 000 ha supplémentaires.

Station de pompage de la Méjanelle, à Maugio dans l’Hérault, qui permet la jonction entre l’eau pompée dans le Rhône et celle provenant du barrage sur l’Orb (photo © Florence Guilhem / Pressagrimed)

Il est donc question désormais d’étendre encore ce réseau vers l’Aude et las Pyrénées Orientales, mais en examinant simultanément d’autres possibilités de contribuer à la sécurisation des ressources en eau dans ce secteur, via des projets hydrauliques locaux et notamment la liaison entre le barrage de Vinça et le lac de Villeneuve de la Raho, mais aussi la réutilisation des eaux usées traitées ou encore la construction de retenues collinaires. Une approche prudente car cette démarche de transferts d’eau massifs depuis le Rhône suscite de nombreuses controverses. Le coût colossal des investissements déjà réalisés, évalué en réalité à 220 millions d’euros, très au-delà donc des chiffrages prévisionnels initiaux, est déjà énorme mais on évoque désormais un coût supplémentaire de l’ordre de 500 millions pour une extension en vue de la desserte de Perpignan et de sa région, selon les premières évaluations de l’étude que vient de lancer la Région Nouvelle Aquitaine en vue d’examiner la faisabilité du projet.

Carole Delga, présidente de la Réion Nouvelle Aquitaine, actionnant les vannes aux côtés de Jean-François Blanchet, le directeur de BRL (à gauche), à l’occasion de l’inauguration d’un nouveau réseau d’irrigation sur les collines des Costières, le 23 mai 2023 (source © BRL)

En parallèle, le volume colossal d’ores et déjà prélevé dans le Rhône, qui se sont élevés pour l’année 2023 à 165 millions de m3 pour alimenter ce réseau hydraulique, interroge sur la durabilité d’une telle approche. Toutes les projections confirment en effet la tendance à la disparition des glaciers alpins à brève échéance, faisant peser une menace réelle sur le maintien à long terme de débits d’étiage suffisants dans le fleuve. L’eau du Rhône constitue une ressource majeure, même si, en période estivale, 30 % de cette ressource est d’ores et déjà exploitée pour les besoins des grandes métropoles que sont Lyon et Marseille, mais aussi, via le Canal de Provence, une bonne partie des Bouches-du-Rhône et du Var. Contrairement aux idées simplistes véhiculées par certains syndicats agricoles, toute l’eau qui va à la mer n’est pas perdue inutilement, car elle est indispensable au maintien des milieux naturels et des écosystèmes, y compris en Méditerranée…

Un véritable débat de société donc entre une approche techniciste visant à chercher des réponses purement techniques et économiques en pompant l’eau là où elle existe et en tirant des kilomètres de tuyaux pour la distribuer, et une approche plus globalisante qui prend aussi en compte le respect des milieux naturels et pousse à adapter les prélèvements pour les rendre compatibles avec les ressources effectives, ce qui peut conduire à faire évoluer certaines pratiques, agricoles ou touristiques notamment…

L. V.