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Marseille : plus vieille la ville ?

4 décembre 2023

Chacun, ou presque, sait que la ville de Marseille a été créée il y a exactement 26 centenaires, comme le rappelle le parc du même nom, aménagé sur un peu plus de 10 hectares, près de la place Castellane, à l’emplacement de l’ancienne gare du Prado et inauguré en 1999. A cet endroit avaient été installés en 1875 les ateliers de la société PLM qui exploitait alors la liaison Paris-Lyon-Marseille et, en 1878, le site avait pris une importance accrue pour le transport de marchandises avec le percement du nouveau tunnel Prado-Carénage permettant le transport de fret sous la ville directement vers les bassins du port. Mais en 1993, cet ancien tunnel ferroviaire, surcreusé et allongé, a été transformé en tunnel routier à péage et la gare du Prado a été définitivement abandonnée après avoir servi longtemps pour charger les trains d’ordures à destination de l’ancienne décharge d’Entressen avant la mise en service de l’incinérateur de Fos-sur-mer.

Vestiges encore visibles de l’ancienne gare de marchandise du Prado, dans le parc actuel du 26e centenaire (source © Made in Marseille)

Toujours est-il que si ce nom étrange a été choisi pour désigner un des rares grands parcs urbains que compte la ville de Marseille, quelque peu défiguré par les travaux récents du tunnel Schloesing, c’est parce que chacun s’accorde à penser que la cité phocéenne a été fondée, comme son surnom l’indique, par une poignée de navigateur grecs débarqués vers 600 avant J.-C. sur les rivages du Lacydon, cette calanque naturelle qui a donné le Vieux-Port actuel.

Reconstitution de la calanque du Lacydon à l’époque des Phocéens (source © Le journal de joli rêve)

A l’époque, des populations d’origine celto-ligures, désignées souvent sous le terme de Salyens et dont la confédération s’étendait du Rhône jusqu’au fleuve Var, avec pour capitale la ville d’Entremont, située sur les hauteurs d’Aix-en-Provence, étaient déjà établies avec de nombreux oppidums installés sur toutes les parties hautes de la zone. Les Gaulois Salyens sont alors de fait les principaux habitants de la région jusqu’à l’occupation de la Narbonnaise par les troupes romaines à partir de 125 avant J.-C. puis la prise de Massalia par les armées de Jules César en 49 avant J.-C qui romanisent le nom de la cité en Massilia.

A l’époque, ceux qui sont installés sur les hauteurs de Marseille, dans l’oppidum de Saint-Marcel, au-dessus de la vallée de l’Huveaune, mais aussi dans celui de Saint-Blaise, sur la commune actuelle de Saint-Mitre-les-Remparts, près de l’étang de Berre, sont des Ségrobriges, l’une des tribus réunies dans la confédération salyenne. C’est à un historien romain nettement plus tardif, Marcus Junianus Justinus, ayant probablement vécu vers l’an 250 voire 400 après J.-C., que l’on doit le récit, sous doute largement imaginaire, de la création de la colonie grecque de Massilia par un groupe de colons ioniens, dirigés par Simos et Protis, venus de la cité antique de Phocée, en Asie Mineure.

Les noces de Protis et Gyptis, tableau du peintre marseillais Joanny Rave, de 1874 (source © Landkaart)

Selon Justin, les commandants grecs de la flotte rendent visite au roi des Ségobriges, dans son oppidum du Baou de Saint-Marcel, un certain Nanus, justement occupé à régler le mariage de sa fille Gyptis. Selon la coutume locale, un banquet est organisé, au cours duquel la future mariée doit verser de l’eau à celui destiné à être son époux. Par courtoisie, les visiteurs étrangers sont invités au banquet et, contre toute attente, la jeune Gyptis choisit de remplir la coupe du séduisant Protis, au grand dam des autres prétendants locaux.

Le roi des Ségobriges attribue du coup aux colons grecs un emplacement près du Lacydon où les Grecs fondent donc leur première colonie, sur les hauteurs du Panier actuel. La suite de la cohabitation avec les Ségobriges locaux fut vraisemblablement moins idyllique, ce qui n’empêcha pas la colonie grecque de prendre de l’ampleur et de fonder bien d’autres colonies aux alentours, à l’emplacement actuel de Cassis, d’Avignon, d’Agde, d’Antibes, de Nice, de Monaco et d’Aléria notamment, certaines d’entre elles, dont celle de Béziers étant même d’ailleurs antérieures comme le montrent les fouilles les plus récentes.

Le jardin des vestiges à côté du Centre-Bourse de Marseille avec les restes des quais de l’ancien port grec du Lacydon, mis à jour en 1967 (source © Tourisme Marseille)

Mais voilà que certains remettent en cause ce mythe de la fondation de Marseille par les Grecs et l’attribuent aux Phéniciens, estimant que cette création aurait peut-être eu lieu deux siècles plus tôt, après la fondation de Cartage, qui date d’environ 800 avant J.-C., mais avant celle de Rome daté de l’an 753 avant notre ère. Une théorie que soutient mordicus l’ancien journaliste du Méridional, Gabriel Chakra, qui a publié en août 2022 aux éditions Maïa, un livre intitulé Marseille phénicienne – Chronique d’une histoire occulte, dans lequel il tente de démontrer qu’avant même l’arrivée des Grecs de Phocée, le site de Marseille abritait un comptoir phénicien et que le mot Marsa, qui signifie « port » en Phénicien et que l’on retrouve dans l’appellation des villes anciennes de Mers-el-kébir (en Algérie), de Marsala (en Sicile) ou de Marsaxlokk (ancienne Malte) serait aussi à l’origine du nom de Marseille.

En réalité, l’essentiel de son argumentation repose sur la découverte en 1845, dans le quartier de la Major, avant même le début du chantier de Notre-Dame de la Major, débuté en 1852, d’un bloc de pierre recouverte d’inscriptions. Etudiée alors par l’abbé Bargès, professeur d’hébreu, la petite tablette retrouvée brisée en deux, révèle 21 lignes écrites en caractères phéniciens, qui détaillent le prix de différents sacrifices (vache, porc, poule) destinées au dieu Baal. Connu sous le nom de « tarif de Marseille », cette tablette d’origine indubitablement phénicienne a été examiné peu après sa découverte par l’archéologue Charles Texier qui y reconnait sans le moindre doute des caractères phéniciens et conclut d’un simple coup d’œil que le bloc de calcaire sur lequel a été gravé ce message antique est indubitablement issue des carrières de pierre de Cassis, alors exploitées de longue date.

Une analyse partagée par l’abbé Bargès, qui avait publié dès 1847, sous le nom de Temple de Baal à Marseille, une notice décrivant cette découverte historique majeure et qui récidive donc en publiant une autre note historique en 1868, dans laquelle il reconnait néanmoins que, après étude géologique plus approfondie, la pierre en question ne provient absolument pas des carrières de Cassis mais des environs de Carthage, ce qui confirme le caractère importé de l’objet.

Mais à cette période, les Phéniciens sont à la mode ! Gustave Flaubert, parti se faire oublier en Afrique du Nord après le scandale déclenché par la sortie de Madame Bovary, publie en 1862 son roman historique Salammbô qui relate la guerre des mercenaires, opposant au IIIe siècle avant J.-C. les Carthaginois aux mercenaires barbares employés durant la première guerre punique. Il y évoque une action qui se situé « à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar », et la France entière se passionne alors pour cette civilisation phénicienne dont la reine Didon, celle-là même qui « dina, dit-on, du dos dodu d’un dodu dindon » comme chacun l’a appris en cours de diction, fonda en 814 avant notre ère la ville de Carthage, dont la puissance ébranla, bien des années plus tard, celle de Rome elle-même.

Salammbô, huile sur toile peinte par Jean-Paul Sinibaldi en 1885 (source © Wikipedia)

Toujours est-il qu’en 1885, dans son Histoire de l’art dans l’Antiquité, qui fera référence pendant toute la fin du XIXe siècle, Georges Perrot reprend à son compte l’histoire du tarif phénicien de Baal qui aurait été gravé sur un bloc de pierre de Cassis, accréditant l’idée d’une colonie phénicienne alors bien implantée sur les rives du Lacydon. On sait désormais que cette pierre, en réalité extraite près de Carthage et probablement gravée au IVe siècle seulement avant J.-C., a sans aucun doute été importée par bateau et que sa présence à Marseille traduit simplement la réalité des échanges nombreux à cette époque entre Grecs et Phéniciens.

Quant à la fondation de Massalia par des colons phocéens, elle ne fait guère de doute aux yeux des historiens qui ont largement documenté les vestiges de l’implantation grecque au VIe siècle avant notre ère, même si la vérité oblige à dire que la présence humaine autour de Marseille est en réalité nettement plus ancienne comme en attestent les datations effectuées sur les peintures rupestres de la grotte Cosquer dont les plus anciennes remontent à 33 000 ans, à une époque où, comme le rappelle 20 minutes, il n’y avait ni Grec ni Phénicien dans les calanques de Marseille, mais surtout des phoques et des pingouins

L. V.