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Ecotaxe poids lourds : comment en est-on arrivé là ?

18 novembre 2013

Adoptée à la quasi-unanimité en 2009, l’écotaxe poids lourds semble désormais cristalliser tous les mécontentements et sa mise en œuvre vient une nouvelle fois d’être reportée aux calendes grecques. Il s’agit pourtant d’une des mesures les plus consensuelles issues du Grenelle de l’Environnement, à savoir « la création d’une éco-redevance kilométrique pour les poids lourds sur le réseau routier non concédé », ceci afin de participer au financement de modes de transports alternatifs dont le fret ferroviaire, via l’Agence de financement des infrastructures de transport de France (AFITF).

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En réalité, cette mesure n’a au départ aucune vocation écologique puisqu’elle résulte de la directive européenne Eurovignette adoptée en 1999 et qui vise simplement à harmoniser la perception des taxes sur l’usage des réseaux routiers. En 2005, l’Allemagne est le premier pays à la mettre en œuvre en confiant sa perception à un consortium privé (dans lequel figure Vinci) mais en limitant son impact aux seuls camions de plus de 12 tonnes effectuant des trajets de longue distance. C’est la France qui a poussé pour que cette directive européenne soit révisée en 2011 (avec obligation de mise en application avant le 16 octobre 2013) pour intégrer aussi l’objectif de promotion de déplacements durables. Conçue initialement pour permettre que les poids lourds participent effectivement au financement de l’entretien des routes, elle vise désormais à faciliter le financement des infrastructures ferroviaires en espérant un report sur ce mode de transport.

Mais la mise en œuvre de ce dispositif s’est révélée plus complexe que prévu ! Dès le départ, la France a décidé de ne l’appliquer que sur une partie du réseau routier, en excluant les 9000 km d’autoroute concédées au privé par le gouvernement de Villepin en 2005. Du coup, l’assiette pour prélever la taxe se rétrécit comme peau de chagrin. Certaines régions mettent en avant leur spécificité : l’Alsace réclame ardemment la taxe car sa mise en application en Allemagne s’est traduite par une forte augmentation du trafic de poids lourds de ce côté-ci du Rhin et elle souhaite rétablir l’équilibre ; en revanche, la Bretagne fait valoir sa position périphérique et obtient dès 2009 une exonération de 50 % de la taxe, ainsi que d’autres aménagements favorables.

A l’exemple de l’Allemagne, tous les autres pays européens ont délégué au privé la mission de collecte des taxes, selon un système de boîtiers embarqués à bord des camions, avec des portiques de contrôle munis de récepteurs et de caméras pour filmer les plaques d’immatriculation.

Un système de contrôle sophistiqué... et vulnérable

Un système de contrôle sophistiqué… et vulnérable

Le coût de ce dispositif est très élevé et quasi indépendant du volume d’argent effectivement collecté : en Allemagne, le coût de la collecte est de 600 millions d’euros par an mais ne représente que 13,5 % des 4,4 milliards d’euros recueillis annuellement, alors qu’en Slovaquie l’opérateur privé garde pour lui 80 % des recettes ! En comparaison, le coût de la collecte des impôts en France est en moyenne de 1%…

En France, c’est Jean-Louis Borloo, alors ministre de l’environnement de Nicolas Sarkozy, qui a défini le cahier des charges en vue de recruter l’opérateur privé chargé de cette collecte. Puisque la taxe ne pouvait s’appliquer sur le réseau autoroutier, il a fallu étendre sa perception à tous les camions de plus de 3,5 t, ce qui du coup touche directement le transport de proximité et éloigne fortement des objectifs fixés initialement ! Le montant de la taxe a été fixé à 13 centimes du km et certains ont calculé que son application se traduirait automatiquement par un report de la circulation sur les autoroutes (puisqu’elles en sont exonérées), avec pour conséquence un gain annuel de 400 millions d’euros pour les concessionnaires (privés) de ces autoroutes : beau cadeau en perspective !

Par ailleurs, dans le dispositif retenu, la perception de la taxe sera confiée à une société privée mais c’est le service public de la douane qui sera requis pour poursuivre les contrevenants : au privé les bénéfices juteux et au public les charges induites pour lui assurer la meilleure rémunération possible. Cette notion «  d’externalisation de la collecte de l’impôt  » est une grande première en France depuis la révolution et la disparition des fermiers généraux : elle traduit surtout un véritable désastre financier pour l’Etat…

Manifestation devant un portique (photo Fred Tanneau AFP)

Manifestation devant un portique (photo Fred Tanneau AFP)

Le consortium privé Ecomouv qui a remporté l’appel d’offre français pour la mise en place de ce partenariat public-privé est mené par l’italien Autostrade mais a intégré d’autres sociétés minoritaires comme Thalès et la SNCF. Son contrat prévoit une rémunération annuelle de 240 millions d’euros, soit 20 % de la recette annuelle évaluée à 1,2 milliards d’euros. Un contentieux est en cours, porté par la SANEF, candidat malheureux qui met en doute les conditions d’attribution du marché. On apprend ainsi que, en cas de dénonciation du marché, l’Etat devra verser une indemnité de 800 millions d’euros. Pour équiper les 15 000 km de routes sur lequel s’appliquera la taxe, Ecomouv aurait dépensé à ce jour environ 550 millions d’euros : en cas de dénonciation du contrat, la société ferait donc un bénéfice de 50 %, ce qui ne serait pas pour lui déplaire…

Comme le contrat ne prévoit aucune pénalités de retard, Ecomouv a traîné les pieds pour réaliser les équipements nécessaires et le dispositif n’est toujours pas opérationnel. Sa mise en application, initialement prévue dès avril 2013 en Alsace et en juillet 2013 ailleurs, a déjà été retardée pour cette raison. Le dernier moratoire décidé par le gouvernement pour calmer la colère bretonne n’est donc pas une mauvaise nouvelle non plus pour l’opérateur qui de toute façon n’était pas prêt…

Un portique part en fumée...

Un portique part en fumée…

Au-delà de ces péripéties, ce dossier est parfaitement emblématique du déséquilibre qui se développe entre l’Etat et ces grandes sociétés privées, ce qui rend le montage des partenariats public-privé désastreux pour la Nation, comme la Cour des Comptes ne cesse de le dénoncer. Si l’Etat avait décidé de mettre en œuvre le recouvrement de cette taxe comme tous les autres impôts, il pouvait emprunter à un taux d’environ 2,5 % pour réaliser les investissements nécessaires. En recourant à une société privée, il rémunère les services de cette dernière qui, elle, emprunte à un taux situé autour de 7 %. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : le contrat d’Ecomouv est conclu pour une durée de 13 ans et sa rémunération permet un retour sur investissement en 3 ans seulement ! D’ailleurs, l’Etat s’est engagé par contrat à lui verser un loyer mensuel de 20 millions d’euros à compter du 1er janvier 2014, même si le dispositif n’est toujours pas opérationnel à cette date…

Or, la société Ecomouv, qui a été créée le 21 octobre 2011 (au lendemain de la signature du contrat…) a constitué un capital de 30 millions d’euros seulement ! C’est évidemment ridicule vu le montant des investissements envisagés (de l’ordre de 800 millions en tout) et surtout en regard de la rémunération promise (3,2 milliards d’euros au total). Tout le montage repose en réalité sur un emprunt souscrit auprès d’un consortium bancaire, avec un effet de levier colossal. De surcroît, le système est conçu de telle manière que la société n’affiche jamais de bénéfice, donc ne paye aucun impôt malgré une rentabilité exceptionnelle ! Les perspectives offertes par un tel montage sont proprement effarantes, d’autant qu’un alinea prévoit que le principal actionnaire (Autostrade) pourra revendre la totalité de ses parts dans un délai de 2 ans. On imagine sans peine (c’est du moins l’hypothèse avancée par Médiapart dans un article très documenté sur le sujet) un rachat de la société (avec de fortes plus-values à la clé) par un Goldman Sachs qui mettrait ainsi un pied dans la perception de nos impôts… Un véritable cauchemar !

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