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Marseille : la mairie adopte une girafe…

7 janvier 2023

C’est le quotidien La Provence qui l’a annoncé triomphalement mercredi 4 janvier 2023 avec ce titre quelque peu exotique : « La girafe Zarafa adoptée hier par la mairie de secteur »… En l’occurrence, cette annonce tout à fait officielle de la Maire de secteur des 1er et 7e arrondissements de Marseille, Sophie Camard, ainsi relayée par la presse locale, fait référence au fait que la girafe en question, accompagnée de son petit girafon Marcel, sédentarisée depuis quelques années déjà sur le haut de la Canebière, va enfin recevoir des papiers officiels, sous forme d’une convention d’installation en bonne et due forme pour lui permettre d’occuper ainsi l’espace public.

La girafe Zafara sur la place Léon Blum enfin adoptée officiellement (photo © David Rossi / La Provence)

Une régularisation administrative en quelque sorte, un peu tardive certes quand on sait que la girafe Zarafa en question a débarqué sur le port de Marseille en 1826, non pas clandestinement comme nombre de ses compatriotes actuels, mais en grandes pompes, cadeau officiel du pacha d’Égypte, Méhémet-Ali, au roi de France de l’époque, Charles X.

En ce temps-là, le vice-roi d’Égypte, arrivé au pouvoir 2 ans plus tôt, s’échinait à moderniser son pays, développant la culture du coton, créant des écoles et une administration plus performante et envisageant même de créer une ligne de chemin de fer pour relier Le Caire à Suez où il entrevoyait déjà l’intérêt du percement d’un canal. Un visionnaire, mais qui restait sous le joug de l’empire ottoman encore tout puissant et dont il n’était qu’un vassal.

Portrait de Méhémet-Ali, vice-roi d’Egypte, par Auguste Couderc en 1841 (photo © Gérard Blot / Musée national du Château de Versailles / RNMN / Muzeo)

Cherchant à se rapprocher de la France, il prend conseil auprès du consul général de France en Égypte, un certain Bernardino Droverti, ancien soldat de Napoléon 1er ayant participé à la campagne d’Égypte. Lui-même versé dans le commerce d’animaux exotiques alors florissant à une époque où l’on ne se préoccupe guère de préserver la biodiversité, le consul suggère de faire présent au roi de France d‘un animal emblématique.

Des soldats égyptiens en poste à Khartoum, au Soudan, ayant abattu une girafe, se retrouvaient depuis avec deux petits girafons sur les bras, dont ils ne savaient trop que faire… On les transfère donc au Caire où ils sont pris en charge par Atir, un ancien esclave soudanais au service du sieur Droverti. Mais la situation attise immédiatement la convoitise du consul anglais qui fait des pieds et des mains auprès du pacha pour réclamer lui-aussi sa girafe. Pour éviter une nouvelle crise internationale, les 2 girafons sont tirés au sort et le hasard veut que le plus chétif des deux revienne aux Anglais mais il meurt quelques semaines plus tard à son arrivée à Londres…

Quant à la girafe française, elle embarque sur une mini arche de Noé, accompagnée de 3 vaches soudanaises destinées à lui fournir sa ration quotidienne de 20 à 25 litres de lait, de 2 antilopes et d’un général qui rentre lui-même de mission en Égypte avec ses 2 chevaux. On aménage le pont pour que le girafon puisse passer la tête et admirer le paysage grâce à son long cou autour duquel se balance un pendentif contenant des versets du Coran : on ne badine pas avec la tradition ! Ainsi paré, l’équipage débarque à Marseille le 23 octobre 1826.

Le girafon Zarafa embarquant pour Marseille dans le port d’Alexandrie en 1826 (source © Bibliothèque du Museum national d’histoire naturelle / Sud-Ouest)

Après une quarantaine obligatoire, la ménagerie est autorisée à entrer en ville le 18 novembre et le girafon rejoint ses nouveaux appartements, en l’occurrence une écurie douillettement chauffée, gracieusement mise à disposition par le Préfet des Bouches-du-Rhône de l’époque, le vicomte de Villeneuve-Bargemont, pour que l’animal puisse y passer l’hiver au chaud. On le sort néanmoins chaque jour pour une petite balade digestive, pour la plus grande joie des Marseillais, tout ébaubis de voir un tel animal, tandis que le jeune girafon assure le succès des banquets organisés par l’épouse du Préfet.

Jusque-là en effet seuls 3 autres spécimens de girafes avaient pu être aperçues en Europe depuis la chute de l’empire romain au cours duquel il est arrivé que l’on parvienne à ramener vivantes quelques girafes destinées à finir dans la gueule des lions devant des milliers de spectateurs surexcités, Jules César en personne étant réputé avoir rapporté la première en l’an 46 avant notre ère. Il fallu ensuite attendre un peu avant 1240 pour que l’empereur Frédéric II de Hohenstaufen reçoive une girafe en cadeau de la part du sultan égyptien Al-Kamil, tandis que vers 1261 le roi d’Espagne Alphonse X hérite à son tour d’une girafe pour agrémenter sa ménagerie de Séville. Mais c’est la girafe offerte en 1487 au Florentin Laurent le Magnifique qui est surtout restée dans les mémoires, bien qu’elle ait survécu à peine plus d’un an aux rigueurs du climat italien.

Le passage de la girafe près d’Anay-le-Duc, tableau de Jacques Raymond Brascassat en 1827 (source © Musée des beaux-arts de Beaune / Radio France)

Toujours est-il qu’en avril 1827 arrive à Marseille le naturaliste Geoffroy Saint-Hilaire, ancien de l’expédition d’Égypte devenu professeur au Muséum d’Histoire naturelle de Paris. Il prend le temps de faire confectionner un vêtement imperméable et un bonnet à la girafe avant de prendre la route avec elle le 10 mai 1827 pour parcourir à pied les 880 km jusqu’à Paris, accompagnés d’une escouade de gendarmes et des 2 vaches soudanaises qui ont survécu, ainsi que des 2 antilopes et d’un mouflon. Le convoi finit par arriver dans la capitale le 30 juin et la girafe est solennellement présentée au roi à Saint-Cloud le 9 juillet, s’offrant le luxe de venir brouter quelques pétales de rose dans la paume du souverain, avant de se voir parquée au Jardin des Plantes avec une troupe d’Amérindiens, pour la plus grande curiosité des badauds parisiens, déclenchant une véritable passion pour cet animal exotique aussi étrange dont les représentations se multiplient un peu partout. La girafe finit paisiblement sa vie en 1845 et sa dépouille, empaillée, est depuis exposée au Muséum d’Histoire naturelle de La Rochelle. Le nom de Zarafa qui lui est restée, lui fut cependant attribué bien après sa disparition…

Gravure représentant la fameuse girafe offerte au roi de France en 1827 (source © Histoires royales)

C’est portant ce nom qui a été retenu par l’association Art Book Collectif (ABC) pour édifier en février 2009, sur la place Léon Blum, en face des allées de Meilhan, à l’occasion du premier festival du livre de la Canebière une forme de girafe de 6 m de haut, constituée d’un empilement de 3000 livres, en hommage au girafon qui débarqua jadis à Marseille et dont l’histoire, quelque peu déformée, a inspiré depuis un dessin animé franco-belge diffusé en 2012.

Le 15 mai 2010, Zafara s’enflamme, dans le feu de la victoire de l’OM en championnat de France (source © Tourisme Marseille)

Malheureusement, l’amour des livres et du ballon rond font souvent mauvais ménage et le second l’emportant généralement dans la cité phocéenne, la sculpture en question est partie en fumée le 15 mai 2010, victime d’un autodafé allumé par une bande de hooligans avinés qui fêtaient bruyamment le championnat de France que venait de remporter l’OM. Dès l’été 2010, nullement découragé, le collectif ABC se remettait au travail et érigeait à la place une nouvelle sculpture, munie cette fois d’une structure métallique plus pérenne et accompagnée de son girafon surnommé Marcel, lequel sert de borne d’échange de livres d’occasion.

En 2015, Zafara III et son petit girafon Marcel (photo © Art Book Collectif / Destimed)

Une œuvre d’art inaugurée en grandes pompes le 11 octobre 2010 en présence de Michel Vauzelle, alors président de la Région PACA, restaurée en 2015 malgré l’opposition du maire de secteur de l’époque, Sabine Bernasconi qui ne voulait pas en entendre parler, et dont la mairie de Marseille demande le déménagement quelques années plus tard, en novembre 2018, pour laisser la place au chantier de construction du complexe cinématographique, l’Artplexe. La girafe restera finalement tanquée derrière une palissade de chantier le temps des travaux mais il est désormais question de refaire entièrement l’aménagement de la place Léon Blum dont les travaux ont débuté en octobre dernier. D’où la décision de la mairie de secteur de répertorier enfin officiellement cette œuvre d’art, initialement éphémère mais devenue emblématique, désormais adoptée par la commune qui se chargera donc de la restaurer et de l’installer durablement dans son nouvel écosystème…

L. V.