Ultracrepidarianiste toi-même !

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Bon, le terme n’est pas encore franchement entré dans la langue courante et fleure bon le pédantisme. Pas si facile de glisser dans la conversation courante ce mot à rallonge qu’est l’ultracrepidarianisme. Même les joueurs les plus avertis auront bien du mal à le caser sur une grille de scrabble avec leur sept malheureuses lettres. On entendra plus fréquemment une cagole marseillaise traiter son vis-à-vis de « bouffon », mais tout compte fait, l’esprit n’est pas si différent, et elle aura nettement plus de chance de se faire comprendre de son interlocuteur…

Portrait de l’essayiste britannique William Hazlitt (source © Wikipédia)

A en croire Wikipedia, la version anglaise du terme, ultracrepidarian, aurait été utilisée pour la première fois en 1819 par le critique littéraire britannique William Hazlitt, en référence à la locution latine quelque peu tombée en désuétude depuis : « Sutor, ne ultra crepidam », autrement dit : « Cordonnier, tiens-t’en à la sandale ». Une expression un peu énigmatique mais qui renvoie à une anecdote savoureuse rapportée par Pline l’Ancien dans son Histoire naturelle. Il y raconte comment le peintre grec Apelle de Cos s’est retrouvé interpellé par un cordonnier signalant qu’il avait fait une erreur dans la représentation d’une sandale, ce que le peintre corrigea aussitôt. Encouragé, le cordonnier se permit alors de critiquer d’autres éléments de la fresque, ce à quoi le peintre vexé répondit vertement « ne supra crepidam sutor judicaret », ce qu’on pourrait traduire par « un cordonnier ne devrait pas donner son avis au delà de la sandale », à l’origine de la locution latine que le bon sens paysan a transcrit de manière tout aussi imagé par : « chacun son métier et les vaches seront bien gardées ».

Alexandre le Grand et Campaspe dans l’atelier du peintre Apelle, tableau peint vers 1740 par Giambattista Tiepolo (source © Getty Center, Los Angeles)

Toujours est-il que l’actualité médiatique et le développement des réseaux sociaux n’arrêtent pas de remettre au goût du jour cette maxime antique. C’est ainsi que le physicien et philosophe des sciences Étienne Klein consacrait justement sa chronique, le 3 septembre dernier, sur le média en ligne Brut, à cette notion d’ultracrepidarianisme, qui, selon lui, se répand fortement grâce au développement des réseaux sociaux et encore plus à l’occasion des débats scientifiques comme ceux qui agitent la société depuis le début de la crise sanitaire du Covid-19.

« Alors que le confinement avait commencé depuis quelques jours », témoigne ainsi le philosophe, « je voyais des tweets écrits par des personnalités politiques, parfois de très haut rang, qui commençaient par : “Je ne suis pas médecin, mais je pense…” etc. Et, après cette déclaration honnête d’incompétence, s’ensuivaient des injonctions sur ce qu’il fallait faire ou penser à propos de tel ou tel traitement au tout début de l’épidémie. Et ça m’avait étonné qu’on puisse avoir autant d’assurance alors même qu’on vient de déclarer qu’on est incompétent »…

Le philosophe des sciences Étienne Klein (source © France Inter)

Affirmer une opinion sur un sujet auquel on ne connaît pas grand-chose relève de l’activité quotidienne et de l’art même de la conversation entre amis. Il n’en reste pas moins que quand cette affirmation provient de quelqu’un qui fait autorité et qui possède une grande notoriété du fait de ses engagements politiques, de ses exploits sportifs ou de ses succès artistiques ou littéraires, la parole n’a pas le même impact et ses répercussions peuvent même faire des ravages si la personne en question se permet de dire n’importe quoi. Les saillies d’un Jair Bolsonaro ou d’un Donald Trump à l’occasion de cette crise sanitaire en sont de bons exemple, mais de nombreuses personnalités françaises se sont aussi récemment illustrées dans cet exercice…

En poussant le raisonnement, Étienne Klein met justement en avant la prudence qui, par contraste, caractérise généralement la compétence véritable. Un expert scientifique qui connaît parfaitement son sujet mettra justement un point d’honneur à exprimer ses doutes et les lacunes de connaissances ou les points qui restent à établir, tout en sachant définir de manière très précise ce qui relève de la certitude et ce qui reste à démontrer ou à déterminer.

Et force est de constater que ce qui semble évident pour le commun des mortels n’est pas forcément aussi simple qu’il n’y paraît pour qui s’astreint à approfondir le sujet. On se heurte alors rapidement, surtout en matière de risque, qu’il soit sanitaire, naturel, technologique et de tout autre nature à la notion d’incertitude. Comment définir des politiques publiques adaptées, qui soient à la fois efficaces mais aussi acceptables par la société, lorsque l’on ne connaît pas avec certitude l’ampleur du risque et encore moins l’effet des mesures qui sont envisagées ?

Même les sommités scientifiques peuvent être tentées par un peu d’ultracrepidarianisme (dessin signé Antoine Chéreau / source © Urtikan)

Dans son dernier ouvrage publié en juillet 2020, Le goût du vrai, Étienne Klein cite l’exemple d’une vérité scientifique parfaitement contre-intuitive qui explique justement pourquoi le citoyen lambda mais aussi l’homme politique en vue se laisse parfois aller à des affirmations péremptoires qui lui paraissent être basées sur le bon sens même, alors qu’elles relèvent en réalité d’une erreur d’analyse.

Ainsi qu’il l’expose dans un texte accessible sur le site Les mardis de la philo, « Imaginons que dans une population donnée apparaisse une nouvelle maladie, qui affecte une personne sur mille. Les symptômes de cette pathologie n’étant ni visibles ni ressentis, nul ne sait dire qui est malade et qui ne l’est pas. Mais les chercheurs s’activent et finissent par mettre au point un test de dépistage dont l’efficacité est de 95 %. Cela signifie que sur cent personnes positives à ce test, en moyenne quatre-vingt-quinze sont effectivement malades et cinq sont ce qu’on appelle des «faux positifs» (c’est-à-dire sont positifs au test sans être malades). Soit maintenant une personne qui se révèle positive au test : quelle est la probabilité qu’elle soit malade? Si vous réalisez un sondage dans votre entourage, vous constaterez que la proportion de ceux qui répondent «95 %» à cette question est très élevée. Or, la bonne réponse est… seulement de 2 % ! 

Test de dépistage du Covi-19 à Provins : toute ressemblance avec la situation imaginée serait bien entendu purement fortuite… (photo © Arnaud Journois / Le Parisien)

Autrement dit, une personne positive au test a quatre-vingt-dix-huit chances sur cent de ne pas être malade ! Ce résultat violemment contre-intuitif s’obtient à l’issue d’un raisonnement qui est pourtant simple : si l’on applique le test de dépistage à mille personnes, en moyenne 5 % d’entre elles – c’est-à-dire cinquante – seront des faux positifs, alors qu’une seule parmi elles est vraiment malade. La proportion de malades parmi les personnes positives au test sera donc bien égale à un cinquantième, soit 2%. Conclusion : pour le cas de figure ici envisagé (qui ne correspond pas, je le précise, à la situation actuelle), il apparaît qu’un test efficace à 95 %, ce qui semble être un bon score, en réalité ne sert à rien, contrairement à ce que notre cerveau tend à croire spontanément. Preuve que ce dernier peut être victime, ici ou ailleurs, de biais cognitifs. Preuve également que la science ne se confond ni avec la déclinaison en roue libre de l’intuition, qu’elle prend souvent à contre-pied, ni avec le fameux « bon sens », qu’elle contredit presque toujours ».

Une réflexion à méditer et à garder en mémoire lorsque l’on assiste aux débats pseudo-scientifiques qui fleurissent de nos jours sur les médias de toutes sortes…

L. V.

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