Roquefort : un château propriété de l’État algérien ?

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Contrairement à sa voisine, Carnoux-en-Provence, créée officiellement en 1966 seulement, la commune de Roquefort – La Bédoule, dont Carnoux est d’ailleurs largement issue, possède une riche histoire et de nombreux vestiges. On y connaît pas moins de trois oppida, ces anciens villages plus ou moins fortifiés, perchés sur des promontoires naturels et occupés au moins depuis l’époque de nos ancêtres celto-ligures, avant même la conquête romaine et peut-être même avant l’installation des colons phocéens sur le littoral. Celui de Rocca Fortis, qui correspond à l’ancienne implantation de Roquefort, aurait paraît-il été utilisé comme poste avancé par les armées romaines en 59 avant J.-C.

Plus à l’Est se situe l’ancien castrum de Juhlans, au-dessus de ce qui est actuellement le chemin des Bastides. L’oppidum de Fontblanche, qui s’étendait sur le plateau rocheux un peu plus au sud a largement disparu, ainsi que les ruines du château dont il ne subsiste plus qu’une partie du mur d’enceinte, mais on y observe désormais la belle chapelle de Saint-André, édifiée en 1240 et classée à l’Inventaire des Monuments historiques depuis 1987. Elle a d’ailleurs bénéficié d’une restauration remarquable, engagée par une association à partir de 1981 via des chantiers de jeunes, puis achevée par le Département des Bouches du Rhône, actuel propriétaire du site qui fait partie du domaine départemental de Fontblanche.

Chapelle Saint-André de Julhans, dans son état actuel, avec un fragment des vestiges du mur d’enceinte (photo © Thérèse Gaigé / Monumentum)

Vers la fin du Xe siècle, Guillaume II, comte de Provence, après avoir combattu victorieusement les Sarrasins, alors installés durablement dans le secteur de La Garde-Freinet, avait distribué à ses compagnons d’armes les territoires nouvellement libérés. Ce domaine de Julhans et Fontblanche avait alors échu au vicomte de Marseille, qui y édifie un premier château. On suit dès lors les différents propriétaires du domaine que Roncelin de Marseille cède en 1214 à l’abbaye Saint-Victor, puis qui échoit en 1223 à Hughes de Baux. Il reste dans la famille de Baux jusqu’en 1423, puis dans celle des Candole, avant d’échoir en 1583 à Hercule et Jean Granier. Ces derniers font alors restaurer la chapelle mais le château n’est déjà plus qu’une ruine et en 1639, les deux frères Granier, désormais seigneurs de Julhans, lancent l’édification d’un nouveau château dans la plaine, le long de la route reliant Roquefort à Cuges.

Carte postale montrant le château de Julhans dans les années 1950 (source © Grand Sud insolite)

A cette période, le péril des razzias barbaresques commence à s’estomper et la population peut dès lors abandonner les villages fortifiés perchés sur les hauteurs, pour s’installer plus près des terres cultivables, dans les hameaux de Roquefort et des Bastides. Une nouvelle chapelle Saint-André est édifiée à côté du château, mais celle perchée sur les hauteurs depuis le XIIIe siècle et alors connue sous le nom de Notre-Dame de la Sécheresse reste populaire pour les pèlerinages qui y sont organisés pour invoquer l’arrivée de la pluie.

A la Révolution, le château de Julhans, dont Pierre Garnier avait fait don à l’Église en 1690, est racheté par un riche armateur et négociant, François Clary, alors une des plus grosses fortunes marseillaises. Engagés dans l’armée d’Italie, les trois frères Bonaparte, l’ainé Joseph, nommé commissaire des guerres en 1793, et ses cadets Napoléon et Lucien, faisaient souvent halte au relais de poste de Cuges, mais passaient alors plutôt leurs soirées au château de Julhans, en compagnie des jeunes filles de la maison, dont la très belle Bernardine-Eugénie-Désirée, que Joseph envisage un temps d’épouser. Mais il jettera finalement son dévolu sur sa sœur ainée, Marie-Julie, alors âgée de 23 ans et qu’il épouse donc à Cuges en 1794. 

Marie-Julie Clary, ici en 1809 avec ses deux filles : tableau de François Gérard (source © Galerie Nationale d’Irlande / Wikipedia)

Nommé général de brigade en décembre 1793, après son rôle décisif dans la reprise de la ville de Toulon aux forces royalistes et anglaises, Napoléon Bonaparte fait alors une cour assidue à la sœur cadette, Désirée, qui devient officiellement sa fiancée en avril 1795. Mais le 15 octobre, le jeune Napoléon, tombe brusquement amoureux de la jeune veuve d’Alexandre de Beauharnais, un général de l’armée du Rhin guillotiné en 1794. Marie Josèphe de la Pagerie, née en Martinique, est plus âgée que le tout nouveau général en chef en partance pour l’Italie, mais ils se marient en mars 1796. Exit donc la belle Désirée Clary que Joseph Bonaparte présente peu après au général Bernadotte, avec qui elle se marie en 1798, ce qui lui vaudra de terminer sa vie à Stockholm où elle finit par rejoindre son mari, nommé prince héritier de Suède en 1810. 

Désirée Clary, ici en 1807, peinte par Robert Lefèvre (source © Plume d’histoire)

Toujours est-il qu’à partir de 1800, le vaste domaine de Julhans et le village des Bastides sont rattachés à la commune de Roquefort, laquelle englobe aussi, à partir de 1837 le village de La Bédoule, qui s’était développé au carrefour des 4 routes desservant Aubagne, Cassis, La Ciotat et Cuges-les-Pins pour y loger les nombreux ouvriers des carrières de chaux et de sable. En 1885, l’expansion de ce nouveau quartier est tel que la mairie et l’école y sont transférés et, en 1918, la commune prend le nom de Roquefort-La Bédoule. Mais dans les années 1940, l’activité industrielle liée aux carrières commence à péricliter et la commune compte moins de 1200 habitants en 1946. En 1944, le général allemand Hermann Schaeffer, affecté à Marseille pour contrer les velléités de débarquement des alliés qui aura lieu en aout à Fréjus, affectionne le château de Julhans où il vient faire du cheval avec le marquis de Villeneuve.

Dans les années 1950, des enfants juifs séjournent au château de Julhans en attendant leur départ pour Israël et, en 1959, c’est la CASOC, la Caisse d’assurance sociale de Constantine (CASOC), qui se porte acquéreur du domaine de 317 hectares pour en faire un site d’accueil pour les colonies de vacances des enfants pieds-noirs du Constantinois. En 1962, à l’issue de l’indépendance algérienne, le nouvel État algérien récupère logiquement la propriété du château de Julhans, au même titre que plusieurs centaines d’autres possessions sur le territoire de l’ancienne métropole. Mais le gouvernement algérien ne prend pas réellement possession des lieux et, dans les années 1970, EDF y organise un centre aéré pour les enfants de son personnel. En 1988 est créée, à l’initiative de mouvements pieds-noirs, l’Union syndicale de défense des intérêts des Français repliés d’Algérie, l’USDIFRA, pour tenter de récupérer, par la voie juridique, ces possessions de l’État algérien en France, dont le château de Julhans représente l’un des fleurons.

Vue aérienne du château de Julhans (source © Google maps / Châteaux de France)

Une sorte de collectivité pieds-noirs s’installe dès lors dans les lieux en attendant l’issue de la bataille juridique engagée. La chapelle est rebaptisée Notre-Dame des Pieds-noirs et des commémorations festives y sont organisées régulièrement tandis que le château lui-même fait l’objet d’une restauration hâtive qui lui fait perdre ses 4 tourelles pointues. En 2007, la valeur du domaine est évaluée à un peu plus de 18 millions d’euros, selon un rapport de la Cour des Comptes algérienne. Mais un jugement du Tribunal de grande instance de Marseille, en date du 29 septembre 2005, déboute l’association des ayants droits de la CASOC qui contestait le transfert de propriété à la Caisse nationale des assurances sociales des travailleurs salariés, l’équivalent algérien de la sécurité sociale. Un jugement confirmé le 15 septembre 2008 par la Cour d’appel d’Aix-en-Provence, et qui aurait dû mettre fin à cet imbroglio juridique.

Mais les pieds-noirs qui gèrent tant bien que mal et en toute illégalité ce domaine historique, entre deux commémorations festives, le mettent à disposition de personnes précaires qui peuvent s’y loger moyennant un loyer modique de 185 € par mois, perçu en liquide comme tout bon marchand de sommeil qui se respecte, ainsi que le détaille un article de la Marseillaise en 2009. Dans un tel contexte, le château de Julhans se dégrade rapidement et une partie du toit de la chapelle s’effondre, conduisant le maire de Roquefort à prendre, en décembre 2008, un arrêté de péril grave et imminent, sur la base d’un rapport alarmant d’un expert du Tribunal administratif. Un arrêté qui est aussitôt notifié à son propriétaire officiel, à savoir l’État algérien, par l’intermédiaire de son Consul à Marseille.

Vue aérienne de la chapelle Saint-André dans le domaine de Julhans (source © Google maps / Châteaux de France)

Bon prince, le consulat algérien exécute les travaux de mise en sécurité exigés par l’arrêté, mais sans pouvoir toujours prendre réellement possession des lieux qui restent largement squattés par des associations plus ou moins officielles. En mars 2021, le nouvel ambassadeur algérien à Paris, Mohamed-Antar Daoud, évoquait ce dossier en indiquant que le château de Julhans faisait partir des 46 propriétés de l’État algérien en France et qu’il était estimé entre 8 et 10 millions, ce qui signifie qu’il aurait perdu la moitié de sa valeur depuis 2007, du fait des nombreuses dégradations subies.

Si l’histoire du château de Julhans est relativement bien connue, son avenir est loin d’être tout tracé, personne, et surtout pas l’État algérien, ne semblant être très pressé d’engager les gros travaux de restauration et d’entretien exigés par une telle bâtisse…

L. V.

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